Enseignement de la musique,
égalitarisme et élitisme
par Jean-Michel Muglioni
Dania Tchalik (1) dénonce avec raison l’idéologie qui, après avoir submergé l’enseignement primaire et secondaire, tente depuis quelques années déjà de régner sur les conservatoires de musique. J’ai toutefois une expérience de la pratique effective de l’enseignement de la musique qui m'a montré que directeurs et professeurs font bien leur métier, et, comme il arrive dans les collèges et les lycées, malgré le ministère.
Or je me sens visé par l’article de Sylvie Pébrier (2) qui réfute celui de Dania Tchalik, puisque, si je le comprends bien, soutenir comme je le fais avec Dania Tchalik, que cette idéologie rend impossible toute forme d’enseignement, ce serait être catastrophiste et colporteur de rumeurs sur des mesures imaginaires, etc. Aussi faut-il que je m’explique une nouvelle fois. Il se peut que Sylvie Pébrier n’ait jamais songé à répondre à mes analyses et que je sois « parano », comme cela m’a souvent été reproché. Je ne m’adresse donc pas à elle, mais je reviens sur des arguments qui me sont toujours opposés. Ils reposent sur cette idéologie, qui, si elle est généralement partagée, finira par détruire tout enseignement et toute culture (3).
J’ai vu et vois encore la réussite des conservatoires et des écoles de musique
De nombreux directeurs et professeurs de conservatoires ou d’écoles de musique font un travail remarquable, sans se laisser influencer par l’idéologie que dénonce à juste titre Dania Tchalik. Ils le font avec des élèves qui ne sont pas préparés par leur milieu social, comme on dit, à apprendre la musique. Ils ont heureusement le souci de s’adresser à des amateurs, exigence qui à mes yeux est essentielle et qui ne contredit pas la volonté de former des professionnels de haut niveau. Ainsi les cours collectifs d’initiation musicale sont parfois remarquables, comme j’ai pu le voir au conservatoire de Rueil-Malmaison, il y a 25 ans : on avait cessé de dégoûter les enfants du solfège. Je peux même dire qu’ils découvraient ce que sont de vraies études au conservatoire, et non au collège ou au lycée. C’est aujourd’hui encore le cas. Je regrettais alors seulement que trop de professeurs d’instrument ne s’intéressaient pas à la pratique orchestrale ou même faisaient tout pour éloigner leurs élèves de l’orchestre : il semble qu’une certaine tradition française ne prenait alors en compte que la formation des solistes.
Enseigner la musique aux amateurs
La nécessité d’enseigner la musique à des amateurs (le futur public des concerts) qui pour la plupart ne pourront atteindre le niveau technique des « professionnels » est un problème réel dans un pays dominé par une représentation sociale de la musique si malheureusement dite « classique » : cette représentation, (française et non pas russe ou allemande, par exemple) en interdit l’accès au plus grand nombre. Est-ce une affaire de domination de classe ? Aujourd’hui, la classe dominante se moque complètement de la musique. Quand un maire préfère donner de l’argent à l’équipe de foot plutôt qu’à son opéra, quand on met sur le même plan toutes les sortes de « musiques », est-ce l’expression d’une domination des bourgeois successeurs des aristocrates, ou bien obéit-on au marché ? L’école ne doit pas seulement produire des spécialistes de musique ou de mathématiques, mais des hommes cultivés et des esprits libres : il faut enseigner la musique aux amateurs et amener à la musique des élèves au départ complètement étrangers non seulement à la musique mais à l’idée même qu’on peut travailler un instrument. Les élèves arrivent aujourd’hui dans les conservatoires sans avoir l’habitude ou même seulement l’idée d’un travail régulier ; pratiquer un instrument leur est devenu impossible, parce que l’école et le collège ne leur ont pas appris à travailler seuls et chez eux (sous prétexte de ne pas favoriser ceux d’entre eux que leur milieu social pourrait aider) et parce que cela dérange les parents : jamais l’apprentissage de l’autonomie ne leur a été si systématiquement interdit. Mais certains professeurs des conservatoires ou des écoles de musique savent prendre appui avec leurs élèves sur ce ce qu’on appelle les « musiques actuelles » pour leur faire découvrir qu’il faut se donner la peine d’acquérir une technique instrumentale, laquelle leur révèle ce que c’est que travailler et apprendre, et par là même transforme leur oreille et les ouvre à ce dont leur milieu les privait, et parfois leur permet devenir de grands professionnels. La vraie pédagogie se moque des doctrines pédagogiques : elle élève au plus haut niveau possible dans une situation donnée.
La notion d’autonomie utilisée par le ministère est d’une grande confusion et n’a aucun rapport avec l’idée d’autonomie telle qu’elle a pu être utilisée par Kant (c’est lui, en effet, lecteur de Rousseau (4), qui en est l’origine) pour donner à penser la liberté. La rhétorique de l’autonomie des établissements n’a rien à voir avec la liberté de pensée ou de création. Et si depuis au moins le début du siècle dernier, dans l’éducation nationale, la liberté pédagogique était un principe fondamental, l’idéologie dont je parle mettrait fin à cette liberté, comme le dit Dania Tchalik, mais j’ajoute : s’il n’y avait la résistance des maîtres. Dania Tchalik diagnostique mal la pratique réelle de nombreux directeurs qui continuent d’assurer la bonne marche de leur établissement (et qu’ils soient des agents territoriaux et non nationaux ne me paraît pas d’une importance considérable), mais il n’en demeure pas moins vrai que l’idéologie de l’autonomie du ministère de la culture comme celle du ministère de l’éducation nationale est l’expression du libéralisme du marché.
Plût au ciel que nous soyons fauteurs de trouble !
Depuis un demi-siècle quiconque combat contre le socio-pédagogisme, est tenu - et j’en ai l’expérience - même par ses amis, pour une Cassandre. On nous oppose toujours les mêmes arguments. Ainsi l’argument statistique : l’université enfin s’est ouverte à un plus grand nombre d’étudiants, preuve que « le niveau monte », air connu soutenu par des thèses sociologiques. N’est-il pas permis d’interpréter autrement ce nombre et de dire qu’on retarde le plus tard possible l’entrée d’une classe d’âge dans les statistiques du chômage ? Autre argument récurrent : nous mettrions de l’huile sur le feu au lieu de donner à chacun les moyens de réfléchir paisiblement aux changements qui s’imposent. J’avoue qu’il y a là du vrai ! Ah, si par bonheur je pouvais soulever la colère du peuple ! Quand les instituteurs et les professeurs se révolteront-ils devant le sort qui leur est imposé ? Pour l’instant, il est seulement difficile de recruter pour cette profession sinistrée. Je vois régulièrement de jeunes professeurs de philosophie heureux, mais à des amis qui veulent entrer dans la carrière je dis seulement : qu’allez-vous faire dans cette galère ? Sans doute un tel problème ne se pose-t-il pas encore dans les conservatoires. [ Haut de la page ]
Autre argument récurrent : nous prétendrions n’être ni de droite, ni de gauche et même nous serions plus sévères pour la gauche que pour la droite. Or je ne suis pas le seul à prétendre appartenir à une gauche qui considère que les socialistes sont des réactionnaires en matière d’enseignement (et pas seulement en cette matière !) : une gauche vraiment républicaine (5), souvent, il est vrai, plus sévère pour la gauche « officielle » que pour la droite. Car celle-ci n’a pas vocation à défendre et instituer l’enseignement public général ou musical : elle a su par la loi Debré faire payer par l’État les salaires des professeurs de l’enseignement privé sous couvert de contrat, ce qui permet certes à un certain nombre d’établissements remarquables d’accueillir parfois des élèves en difficulté, ce qui permet aussi à d’autres, bons ou mauvais, de faire du prosélytisme, quelle que soit leur religion. La gauche a trahi sa mission, séduite par l’idéologie pédagogiste, parce qu’elle passe pour moderniste.
Révéler au grand jour une idéologie n’est pas soutenir une théorie du complot
Autre argument, ou plutôt autre accusation récurrente : nous serions des adeptes ou presque de la théorie du complot. Or quand bien même nous nous méprendrions sur la situation de la France et des pays comparables, dénoncer une idéologie « mondialisée » qui détermine les choix politiques dans les institutions scolaires ou universitaires et dans les conservatoires, ce n’est pas être adepte d’une théorie du complot. Lorsque Marx dénonce l’idéologie capitaliste, il ne fait pas une théorie du complot (quoique par ailleurs on puisse penser de cette théorie de l’idéologie). Il est certain que le pédagogisme continue de s’imposer dans les esprits sur une grande partie de la planète, celle justement où le capitalisme est roi, et qu’elle s’accorde pour le moins avec les nécessités du marché. Elle est idéologique au sens précis que Marx donne à ce terme.
La violence de la rhétorique égalitaire
La politique a pour arme la rhétorique, et dans ce qui nous préoccupe ici, l’arme de destruction massive est la rhétorique égalitaire. Catherine Kintzler, dans son texte de présentation, peut donc parler à bon droit de la « férocité des bons sentiments ». Est-ce en effet la première fois dans l’histoire qu’on impose des mesures absurdes au nom de l’égalité ? Est-ce la première fois qu’une rhétorique veut donner mauvaise conscience, selon la méthode classique du harcèlement moral que Nietzsche a décrite ? N’est-il pas fréquemment et longtemps arrivé que par charité et pitié une institution procède aux pires crimes ? L’inquisition brûlait les hérétiques pour leur bien. La destruction de la culture, c’est-à-dire la barbarie, peut fort bien avoir l’égalité pour drapeau.
Égalitarisme et élitisme
Combattons l’égalitarisme, pour lequel l’idée qu’il puisse y avoir une élite dans les domaines artistiques ou intellectuels est une sorte d’obscénité, comme je le vois chez des amis proches pour qui « élitiste » est une injure (je l’ai déjà dit sur Mezetulle (6)). Cette peur de l’excellence est une réaction à la peur inverse de ceux qui s’imaginent que prendre soin des moins doués par la nature ou des moins chanceux socialement revient à renoncer à toute exigence et qui sont eux aussi « réactionnaires ». Que Dania Tchalik oublie les amateurs et les moins doués, qu’il ait un côté « élitiste » au mauvais sens, cela n’empêche pas qu’il voie très clairement les conséquences nécessaires de l’idéologie socio-pédagogique égalitaire qui domine aujourd’hui les esprits.
Les raisons d’espérer
Par bonheur les vrais musiciens sont tenus par les lois physiques de la pratique instrumentale, comme les pratiquants d’un sport. On peut faire croire qu’avec un pinceau et des tubes de couleur on est peintre. Mais avec les quatre cordes d’un violon, on ne peut du jour au lendemain interpréter un concerto de Mozart ou jouer quoi que ce soit. Parmi ceux de nos collègues de toutes disciplines qui continuent d’élever leurs élèves au plus haut, beaucoup n’ont pas conscience de la signification idéologique des discours ministériels parce qu’ils les traduisent pour ainsi dire spontanément en fonction de leur propre pratique. Belle inconscience, qui jusqu’à présent a sauvé les conservatoires et les écoles de musique.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2013
Voir les autres articles du dossier publiés par Mezetulle (6 mars 2013):
- L'enseignement de la musique et la subversion de l'école, par Dania Tchalik
- Musique et enseignement : ne nous trompons pas d'engagement !, par Sylvie Pébrier
- Enseignement de la musique : Dania Tchalik répond à Sylvie Pébrier
- Égalitarisme et élitisme : deux faces d'une même médaille, réponse de D. Tchalik à J.M. Muglioni
Voir les autres articles de Jean-Michel Muglioni en ligne sur Mezetulle.
Notes (cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note dans le texte)
1 - Dania Tchalik, L'enseignement de la musique et la subversion de l'école.
2 - Sylvie Pébrier, Musique et enseignement : ne nous trompons pas d'engagement !
3 - Dans une perspective philosophique dont je suis pourtant éloigné, le recueil d’articles de Hannah Arendt, publié sous le titre La crise de la culture, tirait le signal d’alarme dès 1961 : l’affaire était déjà entendue aux Etats Unis d’Amérique depuis longtemps.
4 - Les pédagogues qui se réclament de Rousseau oublient généralement qu’il s’est donné avec son Emile un élève orphelin et qu’il a commencé par le couper du monde. Car l’isolement pédagogique radical peut seul garantir la liberté de l’enfant et faire qu’il se développe selon lui et non selon les préjugés ambiants : serait-ce conforme aux vœux de nos pédagogues officiels ? L’utopie (on sait que Thomas More a inventé ce nom pour dire que ce pays n’existe nulle part) est un monde où l’on peut faire qu’un enfant devienne homme précisément parce qu’il y échappe à la société sur laquelle aujourd’hui l’école a été ouverte. Rousseau n’est pas un optimiste : il sait que jamais nous ne pourrons ainsi élever un enfant en marge de la corruption des sociétés telles qu’elles sont devenues.
5 - Qu’on me pardonne de renvoyer à l’article écrit en 1991 par Jacques Muglioni, La gauche et l’école, la situation n’a pas changé.
6 - « Vu à la télé » ou la loi du nombre ; les bonnes intentions sociales font de l’école un enfer.
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