« Vu à la télé » ou la loi du nombre
par Jean-Michel Muglioni
En réfléchissant sur l'effet « vu à la télé », Jean-Michel Muglioni ne se contente pas d'une dénonciation qu'on pourrait croire convenue. Il rappelle avec force pourquoi l'opération de collection sur laquelle repose le mécanisme moutonnier est aux antipodes d'une rationalité véritablement libre et démocratique, pourquoi le sondage - concept marchand - ne coïncide pas avec le suffrage - concept politique. Mais il montre aussi que le comble de l'aliénation est de s'en croire exempt alors qu'on est la proie de l'extériorité, et que le pouvoir le plus habile est celui qui se fait le moins sentir: la tyrannie la plus insidieuse sera peut-être celle qui, au nom de notre liberté, remplacera le suffrage par le sondage, la politique par le marché.
« L'opinion commune […] suit toujours ceux qui vont devant, comme les grues » disait Montaigne. Le même ressort fait courir les moutons de Panurge et sert de principe à la mode ou à la publicité. Ce vieux mécanisme change d’échelle avec l’extension du marché et s’étend à la politique sous le nom de communication. Rien n'est plus difficile que de lui résister, et la difficulté tient peut-être d’abord à ce que rien n’est plus banal ni mieux connu que lui. Ou bien en effet, parce qu’on le connaît trop bien, on refuse d’y prêter attention. Ou l’on prétend montrer sa complexité et son étude est réservée à quelques spécialistes. Il faut que, sans peur de passer pour simpliste, chacun sans cesse et en toute occasion se le remémore afin de ne pas se laisser surprendre. Le pire ne survient généralement pas parce que, comme on dit après coup, « nous ne savions pas », mais parce que nous n’avons pas tenu compte de ce que nous savions pertinemment.
La mode agit sur toutes nos pensées
Ainsi la mode s’impose même si on ne lui accorde ni intérêt ni attention. Un vêtement paraît démodé sans qu’on sache dire pourquoi. Une coiffure fait sourire ou rire lorsqu’on la retrouve sur un film tourné il y a trente ans. Notre perception est déterminée à notre insu par ce que nous voyons aujourd’hui autour de nous. Changer d’habitude nous rend étrangers à ce que nous étions. Ce dont le futurisme nous étonnait paraît vieillot. Or ce qui est vrai de notre apparence ou des objets techniques l’est aussi de nos goûts, de nos croyances et de toutes nos pensées. Sans même nous en rendre compte, nous pensons et sentons comme on pense et sent autour de nous, selon l’air que nous respirons. Et longtemps après les hommes se demandent comment eux-mêmes ou leurs parents ont bien pu avoir tel goût ou telle croyance.
Nous sommes envahis par des slogans et transformés en slogans
Si donc toutes sortes de slogans et d’images constituent notre atmosphère ordinaire, nous ne pouvons pas ne pas en être imprégnés dans tout notre être. Ce mécanisme est bien connu et bien employé. Dès sa plus tendre enfance, chacun est sollicité chez lui, par la télévision, installée au cœur de chaque famille, et sur lui : ses premiers vêtements sont déjà des supports publicitaires. Naguère pour vivre, l’homme sandwich sillonnait la ville, coincé entre deux planches publicitaires. Aujourd’hui des vêtements sur lesquels la marque est inscrite de façon à pouvoir être lue par tous s'achètent à prix d’or. Il faudrait une attention de tous les instants pour ne pas laisser ces représentations nous investir totalement. Mais on sait que celui-là même qui n’a pas été attentif à l’image d’une marque, qui l’a oubliée, ou en a reçu le message subliminal, l’achète de préférence aux autres.
Marché mondial et loi du nombre : ce qui plaît au plus grand nombre doit être approuvé
Ainsi une mode de masse s’impose de San Francisco à Londres. Le phénomène ne touche plus seulement une cour royale ou princière que les plus éloignés du pouvoir imitaient parfois, par snobisme, mais le monde entier. Après l’âge du camelot de marché, vient la « comm’ » mondialisée. Les impératifs économiques, je veux dire le désir d’accroître sans cesse sa richesse, sont le fondement de la royauté du nombre, et toutes les techniques de publicité ou de communication sont d’abord des instruments du marché de masse. Car n’est finalement rentable, c’est-à-dire ne rapporte assez, qu’une production de masse : sa propre extension est devenue vitale au marché. Il faut accroître les ventes de ce qui se vend le plus et bannir ce qui se vend le moins. Un livre au tirage confidentiel doit disparaître. Et le même effet de masse qui fait la rentabilité accroît l’efficacité de la pression publicitaire : l’effet « vu à la télé » multiplie la demande, et il emporte les hommes comme des moutons ou des grues : effet grégaire planétaire ! A la fin l’humanité n’est qu’un troupeau gardé non par des rois mais par des statisticiens.
Insistons ! L’effet de masse est constitutif de la puissance du matraquage : plus nous sommes nombreux à subir la même image, plus elle influe sur chacun. Alors ce qui plaît au plus grand nombre devient la norme du plaisir – plaisir « démocratique » et non plus « aristocratique » ou « élitiste ». L’usage qu’on fait aujourd’hui de ces termes, souvent même de bonne foi, montre la victoire de l’idéologie de masse. Bientôt les moyens de communication dont nous disposons unifieront les croyances et les goûts des hommes et il faudrait un Swift pour peindre ce monde d’esclaves heureux. Il est arrivé déjà que le goût du vin soit délibérément dénaturé pour toucher une grande masse de consommateurs. « Vu à la télé » est un argument de vente. Quel bonheur d’acheter ce que tout le monde achète ! Radios et télévisions ne cessent d’interviewer acteurs, actrices, producteurs, etc. avant même la sortie de leurs films ; à peine les premiers spectateurs sortis de la salle, on les interroge, et la fréquentation des salles est claironnée partout. Même pratique pour les disques de variétés. Pour les livres on compte sur l’effet « best-seller ». Si le plus grand nombre a acheté un produit, il est bon ! Chaque matin la radio nous apprend combien de spectateurs ont regardé la veille telle ou telle émission de télévision. Comment oser ignorer ce que tout le monde a vu ! Il faut être de son temps.
Décérébrer
Décérébrer est un impératif économique. Un système d’investissement des esprits, dont l’origine n’est ni religieuse ni politique, s’impose en douceur, par mille offres toujours plus alléchantes, sans qu’on puisse jamais avoir le sentiment d’être dominé par quelque puissance. Il a fallu des trésors d’intelligence pour que le despotisme théologique ou politique, moins insidieux, car visible, soit révélé et des siècles de lutte pour qu’il soit limité. La nouvelle oppression, universelle cette fois, est plus difficile à percevoir et à combattre. Il est plus difficile aujourd’hui d’échapper au marché et à la publicité qu’au XV° siècle d’être athée. Les plus jeunes, noyés dès le berceau dans un flot continu d’images et de sons, désirent bientôt tous les mêmes chaussures, les mêmes cartables, les mêmes vêtements, les mêmes disques, etc. Avant d’être capables du moindre jugement, ils sont entièrement instrumentalisés par le marché. Rien ne peut mieux les rendre conformistes. Ils s’imaginent faire ce qui leur plaît et croient sincèrement exprimer leur liberté ou leur révolte quand ils achètent et exhibent ce que le marché et la publicité leur imposent. Ils prennent pour personnel ce que la pression du nombre leur a inculqué et ils y tiennent comme à leur propre chair. La dénomination « ado » est peut-être moins le fait des psychologues que des publicitaires qui font revendiquer aux jeunes gens l’appartenance à une prétendue classe où l’on parvient même à les maintenir jusqu’à trente ans. Les plus pauvres ne résistent pas à ces pressions et consomment jusqu’à l’obésité et au surendettement. Désormais les églises s’adressent à leurs fidèles comme un commercial à sa clientèle et la psychologie remplace la méditation religieuse.
Le snobisme du nombre
Une pluie d’objections s’abattra sur de tels propos On les jugera « élitistes », et méprisants pour le peuple, c’est-à-dire « le plus grand nombre ». Or le mécanisme par lequel le goût des autres ou leurs pensées s’imposent à chacun est le même, qu’il s’agisse du snobisme d’une classe dominante ou de cette prétendue démocratie. L’adorateur du grand nombre, au lieu de jouer comme le snob à priser ce qu’il croit digne d’une élite sociale, parce que « cela fait bien », applaudit à ce qui plaît à son nouveau maître. Il désire paraître à la télévision dans les jeux qu’il sait pourtant les plus stupides : son rêve d’être soi-même « vu à la télé » et non plus à la cour, est plus remarquable encore que le désir de posséder ce qu’il a « vu à la télé ». Le désir de se montrer à des millions de spectateurs dans les situations les plus ridicules, les plus vulgaires ou les plus dramatiques, montre la puissance de cet esprit grégaire qui fait de la liberté de la presse un élément de plus dans l’enfermement général. Qu’on comprenne bien ! Chacun peut parfois s’amuser assez bêtement. S’ériger en censeur des divertissements des hommes est peine perdue. Le droit à la bêtise est essentiel. Mais désirer que nos plus stupides délassements soient contemplés par des millions d’yeux est une monstruosité. Comme si au lieu de se contenter de boire un coup de trop entre amis, il fallait le faire au milieu du Colisée pour amuser la foule, gratuitement ou même à grands frais ! Comme si d’être exhibée notre bêtise était anoblie. La télévision est un miroir où les égoïsmes de la masse se renforcent les uns les autres.
Le désir se distingue du besoin parce que la conscience désirante désire être désirée. Le maître veut être servi non par des machines, mais par des esclaves : par des consciences qui le reconnaissent et l’honorent. La domination est donc contradictoire puisqu’elle exige de l’esclave qu’il soit libre et qu’il renonce à sa liberté. L’homme démocratique, devenu incapable de vouloir l’emporter sur les autres, se contente de vouloir que tous le voient sur un écran de télévision. Cette façon de désirer être objet de désir est plus servile encore que le désir du maître hégélien et plus dérisoire. Elle ne contient même plus en elle-même la contradiction qui pourrait éclater et permettre à la conscience de s’élever à une liberté plus vraie.
Une idéologie démocratique
Une certaine forme de démocratie est l’idéologie d’un système économique qui a besoin d’une consommation de masse : ce qui plaît au plus grand nombre est par nature meilleur que ce qui ne plairait qu’à quelques uns. Je me souviens avoir subi les foudres d’amis et de pédagogues parce que je méprisais l’étrange lucarne. J’ai entendu un inspecteur de l’éducation nationale et des professeurs d’université prétendre que les élèves noyés dans les images médiatiques, mais ignorants de l’élémentaire (des jeunes gens de quinze ans situant par exemple l’invention de l’écriture à la Renaissance), avaient une autre culture que leur professeur. Ainsi il ne suffit pas que la pression du nombre s’exerce à notre insu sur tous, il faut encore qu’on justifie la défaite de la pensée : selon un mécanisme fort bien élucidé par Nietzsche, il faut donner mauvaise conscience à quiconque tenterait de résister. Dire que le nombre n’est pas un critère de qualité, quelle prétention ! Ajouter qu’une telle référence au nombre est d’une autre nature que le suffrage universel, c’est être sûr de ne pas pouvoir être compris. Comme si un tyran ne pouvait pas avoir été élu à la majorité ! Beaucoup manient l’accusation d’élitisme, sans se douter un instant qu’ils sont prisonniers d’un marché.
La peur de la solitude
Rabelais a symbolisé la croyance moutonnière par un troupeau dont il suffit à Panurge de jeter un mouton à la mer pour que tous le suivent. Et les hommes sont d’autant plus grégaires qu’ils sont plus individualistes : on est égoïste à plusieurs dans un mouvement de foule. L’image des grues ou des moutons, celle des loups qui hurlent avec les loups, rendent compte d’un des maux les plus profondément inscrits dans la nature humaine, l’esprit grégaire, c’est-à-dire la peur d’avoir à se tenir seul avec soi-même : « Tout le malheur de l'homme vient d'une seule chose qui est de ne pas savoir rester seul dans sa chambre ». De jeunes élèves à qui, au début de l’année scolaire, un professeur de philosophie tâchait d’apprendre l’indépendance d’esprit ne purent retenir ce cri de terreur : « si l’on fait ce que vous dites, Monsieur, on deviendra marginal ! » Cet âge, où l’on se révolte pour des raisons qui ne sont pas toujours pures, est pourtant l’âge où admettre la nécessité de juger au lieu de suivre n’est pas encore totalement exclu. Mais ils étaient déjà dévorés par le marché.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2008
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