Dialogue-débat avec Jean-Pierre Weisselberg,
Conseiller de l'Ordre du Grand Orient de France
En ligne le 6 mai 2010
A la suite de la publication de l'article Le GODF et les femmes, suite : trois pas en arrière sur Mezetulle, dont une version plus développée a été mise en ligne sur Rue89, Jean-Pierre Weisselberg, Conseiller de l’Ordre du Grand Orient de France, Grand Officier chargé de la laïcité, de la citoyenneté et de l’immigration, m'a fait l'honneur et l'amitié d'engager un débat.
C'est d'un commun accord que le texte ci-dessous a été mis au point. Jean-Pierre l'a posté le 6 mai sous forme de commentaire à mon article de Mezetulle. Jugeant que ce texte ne serait pas traité à sa juste dimension et à sa juste portée par le statut de simple commentaire, Mezetulle s'honore de le publier ici sous forme d'article autonome.
On trouvera à la fin du texte dans l'annexe la liste des abréviations employées.
Jean-Pierre Weisselberg - Je pense que l'article que tu as mis en ligne sur ton blog est une grande erreur politique.
Catherine Kintzler - Il me semble que l'analyse politique de la situation donne effectivement à réfléchir. En effet, selon moi, la donne s'est totalement renversée. Jusqu'au 8 avril (date de l'arrêté de la CSJM), les LL du GO ayant osé initier des femmes pouvaient être présentées comme des trublions, des têtes brûlées, etc. Mais l'arrêt de la CSJM leur confère au contraire la légitimité. Le CO avait avec cet arrêt une occasion facile de sortir par le haut en laissant liberté aux LL dans leurs choix d'examen des candidatures à l'initiation, ce qui ne lèse en rien les LL qui souhaitent continuer à pratiquer l'homosexuation.
Je ne sais pourquoi (en fait je pense que certaines LL hostiles à la liberté d'initiation sont intervenues), mais le CO, avec cette décision d'appel, choisit de mettre de l'huile sur le feu. Et c'est là que s'opère le retournement. Ce sont désormais ceux qui refusent la liberté des LL qui apparaissent comme semant le trouble. Et voici ce qui devient évident : ils sont obligés pour cela, non seulement d'en appeler à une tradition que l'ensemble du monde profane et une très grande partie du monde maçonnique jugent désuète, non seulement ils sont obligés de s'en prendre à la liberté que les LL exercent en conformité avec le Règlement général, mais par-dessus le marché ils sont obligés de traîner dans la boue leur propre institution judiciaire...! En termes plus brutaux, ceux qui refusent la liberté des LL non seulement cautionnent la misogynie, mais de plus ils sont liberticides (c'est le sujet de mon article : on refuse aux autres l'exercice d'une liberté réglementaire) et peu soucieux de la distinction des pouvoirs - et il faudrait se taire !
JPW - En tant que philosophe reconnue par la France entière, tu as le droit, sinon le devoir, de dire ce que tu penses. En tant que franc-maçonne, tu as l'obligation du devoir de réserve sur ce qui se passe dans une autre obédience, en plus obédience amie.
CK - J'ai beaucoup réfléchi à ce point. Et c'est aussi en tant que FM, toujours accueillie chaleureusement et fraternellement par le GO, que j'ai jugé nécessaire et urgent d'intervenir. S'agissant de la pure forme, je n'ai enfreint aucun devoir maçonnique puisque je n'ai fait état que d'informations déjà connues du public : c'est uniquement sur ce point qu'on peut parler ou non d'un « devoir de réserve ».
Mais la question, je te l'accorde, n'est pas là. Comme je le dis dans mon article, il s'agit bien d'une question de liberté, et pas simplement de mixité. Lorsque je vois des FF repousser une décision de justice, décision qui rappelle simplement un silence du règlement, décision qui d'autre part reconnaît et consacre un principe fondamental maçonnique qui est la liberté d'examen des candidatures dans le cadre du règlement général, je ressens le devoir d'intervenir. On ne peut pas, à mon avis, proclamer la toute-puissance d'une majorité en dépit des règles fondamentales qui lui accordent le pouvoir législatif. Les majorités, dans une institution républicaine et en FM, n'ont pas tous les droits...! elles ne peuvent pas en particulier elles-mêmes enfreindre la loi qui les institue et qui les encadre. Il faut pour cela qu'elles la changent, et selon des procédures expresses.
Surtout j'ai voulu attirer l'attention sur la question de la liberté. C'est là que mon article gêne le plus car il montre que l'enjeu de cette affaire n'est pas la mixité, mais plus gravement le contrôle absolu d'une liberté qui pourtant est inscrite dans le silence du règlement général (et qui du reste, en l'occurrence, ne gêne personne), règlement général qui s'impose à toute majorité, y compris au Convent qui pour le modifier doit suivre une procédure spécifique. Une majorité, et même une unanimité, n'a pas le droit en république et en FM d'être liberticide en piétinant sa propre règle fondamentale. Et si elle le décidait régulièrement en bafouant des principes aussi fondamentaux que la liberté, alors la résistance serait un devoir.
Je me mêle donc de ce qui me regarde, comme philosophe, comme citoyenne et comme FM. J'ai le sentiment de défendre ici les principes maçonniques. Et mon intervention, si faible soit-elle, a également l'avantage de défendre la FM en général et le GO en particulier aux yeux du monde profane en soulignant le fait que de très nombreux FF du GO sont en désaccord avec ce déni de liberté: je reçois de chaleureux témoignages en ce sens. Le monde profane peut ainsi juger de la manière dont les FM mènent les débats. Il est bon de souligner les divisions en pareil cas, il n'est jamais bon de faire l'union sacrée autour d'une mauvaise cause - ce serait une espèce d'omerta et je ne me supporterais pas si je n'intervenais pas. La FM n'est pas un club, ni une simple camaraderie: elle travaille à l'amélioration de l'humanité. Alors bien sûr je me trompe peut-être sur l'idée que je me fais de cette amélioration, mais je ne saurais me tromper en publiant cette idée : il appartient au débat de s'en saisir.
JPW - Ton argumentaire se base sur un article de L'Express avec un journaliste dont le seul but n'est pas d'informer mais de vendre du papier.
CK - Si je prenais pour base des informations autres que publiques (que du reste je n'ai pas), effectivement dans ce cas mes FF et SS seraient fondés à me le reprocher. J'ai eu largement assez de matière avec ce que la presse a rendu public - notamment l'arrêt de la CSJM du 8 avril et la Lettre du GM aux VM du 21 avril. Je ne connais pas ce journaliste, et jusqu'à nouvel ordre aucune des informations qu'il a publiées n'a été convaincue de fausseté.
JPW – En tant que membre du Conseil de l'Ordre, je ne peux supporter la phrase : « les attendus de l'appel, comme toujours, sont d'ordre formel et procédurier ».
CK - Mais tous les appels, aussi bien en justice profane, sont toujours formels et procéduriers! je pense que c'est le mot procédurier qui te gêne, je l'ai employé en son sens strict, et il ne figure pas dans l'article de Rue89. Mais un appel se fonde toujours sur un ou des points de procédure. C'est tout !
JPW - Le Conseil de l'Ordre du GODF réfléchit, se concerte, débat et agit pour le bien de l'Obédience, c'est-à-dire pour le bien de 50 000 frères.
CK - Je n'en ai jamais douté. Je pense simplement que cette décision de faire appel est une erreur en ce sens qu'elle révèle une conception restrictive et à sens unique de la liberté qui me semble avoir des conséquences sur la conception même de la FM. Et je le dis. Je m'expose en le faisant à la contradiction, mais sûrement pas à l'opprobre maçonnique. Que le débat se poursuive donc.
JPW - C'est au législatif (le Convent) de dire ce qui est souhaitable. La Chambre de Justice n'est là que pour dire le règlement à l'instant T.
CK - A ma connaissance, c'est exactement ce qu'a fait la CSJM par l'arrêt du 8 avril. Et cela demeurera : les LL qui ont initié des femmes l'ont fait sans contrevenir au règlement général (qui s'impose à tous) au moment où elles l'ont fait. Et à supposer qu'un Convent modifie à l'avenir ce règlement en introduisant la masculinité dans les conditions d'intitiation, cela ne pourra pas être rétroactif : il y a des femmes régulièrement initiées au GO! Nullum delictum sine lege : il n'y a pas de délit sans une loi préalable et explicite. Vous resterez toujours avec ce fer dans la plaie. Je ne suis pas sûre que vous réussirez à le transformer en kyste et à cicatriser autour.
Le Convent a certes le pouvoir de changer la loi, mais il ne peut faire en sorte qu'une loi qui était en vigueur pendant la période P ne soit plus applicable aux faits qui ont eu lieu durant la même période. Et il n'a pas non plus le pouvoir de dire que le pouvoir judiciaire n'a aucun pouvoir - sinon, on n'a pas de constitution et là c'est vraiment grave.
JPW - Que dirais tu si un quidam quelconque se permettait de parler de ce qui se passe à la GLMF en général ou dans ton Atelier en particulier ?
CK - Si j'apprenais que certains dignitaires d'une obédience a-dogmatique, y compris la mienne, se rendaient ridicules en prêtant l'oreille à ceux qui soutiennent une tradition désuète et surtout qui s'écartent de l'idéal maçonnique au point de dénier une liberté qui pourtant est inscrite dans leur loi fondamentale, je serais honteuse qu'un quidam quelconque leur en fasse le reproche. Je serais honteuse qu'aucun FM n'ose élever la voix et conforte par son silence certaines idées reçues que le monde profane véhicule sur « la FM des copains ».
Aussi je considère comme un devoir maçonnique d'anticiper sur ce que pourrait dire un quidam et de donner à ce reproche toute l'ampleur philosophique qu'il mérite. Je considère que ce débat est à l'honneur de la FM. Tu pourras constater en lisant les commentaires qui suivent les deux articles que j'ai publiés que toute velléité d'antimaçonnisme a été de ce fait étouffée dans l'œuf. Si aucun FM n'intervenait, ce serait un déchaînement d'antimaçonnisme sans contrefeu.
© Jean-Pierre Weisselberg et Catherine Kintzler, Mezetulle, 2010 [ Haut de la page ]
Lire l'article relatif à ce débat: Le GODF et les femmes, suite: trois pas en arrière
Annexe. Abréviations et termes employés [ Haut de la page ]
- GODF (ou GO) : Grand Orient de France.
- FM : franc-maçon / franc-maçonne / franc-maçonerie
- LL : loges (au pluriel)
- FF, SS : frères, soeurs (au pluriel)
- CO : Conseil de l'Ordre
- CSJM : Chambre suprême de justice maçonnique (en l'occurrence celle du GODF).
- GM : Grand Maître (= président d'une obédience, fédération de loges)
- VM : Vénérable Maître (= président d'une loge, association maçonnique de base)
- Convent : Assemblée générale annuelle (et organe législatif) d'une obédience.
- GLMF : Grande Loge Mixte de France
NB. Voir les règles de publication des commentaires.