7 juillet 1970 2 07 /07 /juillet /1970 11:00
La et les laïcités :
Catherine Kintzler, Jean Baubérot
par Nicole Delattre (1)


En ligne le 21 sept  2008

Ecrit à la suite de deux émissions sur Radio-Libertaire en 2008, ce texte est une version de l'article publié sous le même titre dans le numéro 595 des Cahiers rationalistes. Mezetulle remercie l'auteur et les Cahiers rationalistes de l'autoriser à le reprendre.

Sommaire de l'article:
1 - Qu'est-ce que la laïcité?
2 - Religions et laïcité
Notes

L’émission Union Rationaliste de Radio-Libertaire (11 février et 14 mars) a donné l’occasion d’entendre deux spécialistes français de la question laïque : une philosophe rationaliste et, autant qu’on puisse le savoir, sans religion ; un historien et sociologue rationaliste  dans ses travaux mais qui est aussi un croyant dans la religion réformée. Cette double appartenance pleinement revendiquée fait toute la richesse concrète  de ses positions et surtout, de sa défense sans faille de la laïcité dans notre pays (à paraître, La laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours.).

Catherine Kintzler, en bonne philosophe, s’est surtout consacrée à l’analyse du concept de laïcité et de sa construction en Europe depuis le 17° siècle. Le champ historique qu'elle considère est donc strictement délimité à l’Europe depuis le 17° siècle ; champ évidemment étroit quand on le compare à celui qu’explore Jean Baubérot, cette différence de focale pouvant à elle seule expliquer la différence de leurs deux derniers titres : Qu’est-ce que la laïcité ?, Les laïcités dans le monde
L’autre différence entre les deux chercheurs, est que C. Kintzler ne s’occupe pas des religions : ni de leurs contenus doctrinaux quand elles en possèdent, ni de leurs récits fondateurs, de leurs rituels, de leur rôle dans telle ou telle société, civilisation ou époque. En revanche, la première partie de l’émission avec J.Baubérot a été consacrée aux religions, à ce que certains appellent «le fait religieux» (R.Debray), mais que J. Baubérot préfère appeler en bon scientifique, «les phénomènes religieux».


1 - Qu'est-ce que la laïcité ?

Bien que conceptuelle, l’analyse de Kintzler ne se déploie pas dans le ciel des idées pures mais dans un contexte historique extrêmement cadré ; d’abord par la période et les pays considérés, ensuite par les situations et les enjeux impliqués dans la construction progressive du concept.
Son livre, très remarqué et salué également par Jean Baubérot comme une contribution de premier plan, comporte en plus de sa propre analyse et de ses conclusions sur l’actualité, la publication de deux textes fondamentaux et fondateurs : de larges extraits de la Lettre sur la tolérance du philosophe anglais John Locke (1689), et du Rapport et Projet de décrets relatifs à l’organisation générale de l’Instruction Publique, présenté par Condorcet devant l’Assemblée Conventionnelle en avril 1792. On s’étonnera peut-être que les lois de séparation de l’Etat et des Eglises votées par l’Assemblée Nationale en 1905 ne figurent pas dans ce corpus de textes : ce n’est pas parce que tout le monde les connaît (nul n’étant censé ignorer la loi), mais parce que, (thèse principale de Kintzler), elles sont l’expression législative définitive d’un long travail collectif de philosophes, penseurs politiques et juristes pendant un siècle (1689-1792), précédant lui-même d’un siècle l’acte législatif. La présence de ces deux textes dans le livre de Catherine Kintzler mérite d’être saluée, étant donné que de nos jours, il est volontiers dit à peu près n’importe quoi sur des moments décisifs de l’histoire des idées surtout en matière d’idées politiques (2).
 
La situation historique de départ pour Kintzler est celle du régime de  tolérance en matière de pluralité religieuse institué dans plusieurs pays européens à la fin des guerres de religion, principalement dans ceux où la Réforme a triomphé. Le royaume de France n’en faisait pas partie depuis la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV, mais l’Angleterre en était le modèle «universel», défendu par les philosophes des Lumières dont Voltaire en France. Il n’en est pas moins faux de considérer Voltaire comme un précurseur de la laïcité : nos deux spécialistes sont d’accord sur ce point.

Le régime de tolérance : deux moments 

Le premier est constitué par la Lettre sur la tolérance où Locke énonce ses deux principes :

"Nul ne naît membre d’une église quelconque, sinon la religion du père et des grands-parents passerait aux enfants par droit héréditaire en même temps que les terres, et chacun devrait sa foi à sa naissance : on ne peut penser rien de plus absurde. Voici donc comment il faut concevoir les choses. L’homme n’est pas par nature astreint à faire partie d’une église, à être lié à une secte ; il se joint spontanément à la société au sein de laquelle il croit que l’on pratique la vraie religion et un culte agréable à Dieu. "

Une fois compris que, le texte ayant été écrit en latin, spontanément signifie volontairement et justement pas naturellement, tout est là :
L’appartenance à une religion n’est pas naturelle mais elle se fait par choix. Le choix appartient à chacun individuellement. Avec trois conséquences pratiques :
1, Même si on ne naît pas membre d’une église mais la choisit, l’homme dans une société ne saurait vivre sans appartenir à l’une ou à l’autre.
2, Chacun a le droit de changer de religion. (cf Voltaire et l’affaire Calas)
3, Le choix se fait par chacun sur ce qu’il croit être la vraie religion et le culte le plus agréable à Dieu.

Dans le dispositif de pensée que constitue la tolérance, aucune religion n’est la vraie religion mais chacun croit que celle qu’il embrasse est la vraie. Nul ne peut lui refuser ce droit de choisir. La tolérance implique donc ce qu’on appellera plus tard la liberté de conscience ; mais cette liberté ne saurait consister que dans le choix d’une religion, elle exclut le choix d’une absence de religion (on pourrait dire d’une indifférence) et plus explicitement le choix de l’athéisme : 

"Enfin, ceux qui nient l’existence de Dieu ne peuvent en aucune façon être tolérés. En effet, de la part d’un athée, ni la promesse, ni le contrat, ni le serment -qui forment les liens de la société humaine- ne peuvent être quelque chose de stable et de sacré ; à tel point que, l’idée de Dieu supprimée, tous ces liens sont ruinés."

Extraordinaire actualité de ce morceau de texte quand on voit le président Sarkozy tenir à peu près le même discours (l'emphase en plus), en faveur du fondement religieux du lien social. Pour Locke (3), le principe de la tolérance ne s’étend ni aux athées ni aux agnostiques, pour une raison à peu près identique à celle que Henri Guaino a soufflée au Président Sarkozy : en un mot, comment leur faire confiance pour faire partie de la société humaine alors que la promesse, le contrat et le serment en sont le fondement universel ? Car pour les philosophes des Lumières, la société humaine n’est pas naturelle comme celle des animaux, elle relève de la convention et du choix, d’un  contrat social. Il en va de même des religions : elles aussi sont contingentes et ne sont en rien liées à la nature de l’homme.     
C’est ce moment que Kintzler identifie comme le premier de la construction du concept de laïcité : les religions ne sont pas nécessaires par nature (on dirait aujourd’hui qu’elles n’ont pas de fondement biologique) mais elles le sont pour garantir le lien social. Compte tenu de la richesse des débats entre philosophes et juristes sur le contrat social et parfois, bien que plus rarement, sur la religion civile, la question du sort des athées fera de plus en plus problème (4).

Le second moment est français : on le trouve chez le philosophe Pierre Bayle (1647-1706). De la contingence des religions, on passe à la contingence de la religion, du fait qu’il existe des religions. Et parallèlement, on passe de la tolérance de la pluralité des religions à la tolérance des sans religion mais surtout des athées. Bayle va jusqu’à former l’hypothèse d’une « société d’athées » dont il examine si oui ou non ils seraient capables de respecter les « promesses, contrats, et serments » qui sont la base de toute société civilisée. 

Ce deuxième moment est donc décisif dans  l’histoire  du  modèle  de laïcité «à la française» : il n’y a aucune raison de ne pas tolérer aussi les athées comme faisant de droit partie de la société civile. Autrement dit : le lien social n’est pas nécessairement fondé sur le lien religieux. Il pourrait même être fondé sur l’athéisme (ce qui fut le cas en Union Soviétique). Pour répondre à Sarkozy comme certains l’ont fait récemment (dont nos deux invités) : il n’est nul besoin du « sens de l’Infini et de la transcendance » pour faire preuve de moralité fiable ; et encore moins pour respecter la légitimité du lien social. La question de l’instituteur et du curé sera pour la prochaine étape, au début du 20e siècle. [ Retour en haut de la page ]

La  laïcité

D’abord, les mots laïcité et laïque sont eux-mêmes nouveaux surtout le premier. Si  laïc est un vieux mot désignant l’état non clérical  au Moyen Age, laïque et laïcité sont des inventions verbales modernes destinées à signifier l’invention conceptuelle. Car il s’agit d’après C.Kintzler d’un dispositif de pensée radicalement nouveau par rapport aux deux précédents, sur plusieurs points.

1° Il assure la condition de possibilité a priori de la liberté de conscience, indépendamment des religions réellement existantes dans une société. Ce point est particulièrement important car non seulement quelqu’un pourrait être l’unique représentant d’une religion, mais le dispositif vaut également pour une religion qui n’existe pas dans une société (l’islam dans la France de 1900), ou pour une nouvelle religion.

2° Il est aveugle, dans la mesure où il ignore délibérément les faits sociologiques tels que : la présence de telle ou telle religion dans telle ou telle société, leur importance statistique respective, le degré de crédit sur les consciences et les moeurs qu’elles possèdent, acquièrent ou perdent, les rapports de concurrence ou de collaboration qu’elles peuvent entretenir, etc.. Autrement dit : la laïcité ne s’occupe pas des religions; une seule peut être dominante (c’était le cas du catholicisme en France au moment des lois de 1905), il pourrait n’en exister aucune ou plusieurs avec un seul fidèle, le principe vaudrait dans tous les cas : a priori  et aveuglément.

3° « La laïcité engage un modèle politique fondé sur un paradoxe ». La thèse est importante dans la comparaison laïcité-tolérance, car cette dernière n’implique pas de modèle politique particulier. Au contraire, le modèle politique engagé pas la laïcité se distingue par une singularité tout à fait inédite par rapport aux régimes de tolérance. Il est fondé sur une opposition et même un clivage (la séparation) entre le lien religieux et le lien politique : le second s’émancipe complètement du premier. Par exemple, je peux appartenir à une communauté religieuse, je peux en changer, je peux me soustraire à toute appartenance  : mes droits restent les mêmes. La laïcité engage donc un modèle politique anti-communautaire, ce qui n’est ni le fait de circonstances historiques ni d'une décision supplémentaire mais par définition. C’est ce qui fait l’actualité concrète de la «déduction de concept » de C.Kintzler et la clarté de ses prises de position en faveur de la laïcité : les causes qu’elle a soutenues et celles qu’elle n’a pas soutenues. Par exemple, dans l’affaire judiciaire du Gîte de Vosges, on ne peut pas invoquer les lois de la laïcité pour interdire l’accès d’un commerce à une dame voilée, parce qu‘un commerce n’est pas un service de l’Etat à la différence d’une école et d’un hôpital publics.
Pourquoi parler ici de paradoxe ? Pour la raison simple que les communautés existent dans nos sociétés complexes et que chacun appartient de fait à une et plus souvent à plusieurs ; or le régime de laïcité s’adresse à des individus vierges de toute appartenance alors que de tels individus n’existent pas ou sont très rares. D’où le paradoxe : la laïcité engage à un modèle de vie sociale qui n’existe pas et pourtant elle le réclame comme condition d’exercice des libertés individuelles. Mais ce paradoxe théorique connaît une solution pratique pour chacun : dans la vie publique,  faire comme si nous n'étions pas  croyants et pratiquants de telle ou telle religion, agnostiques ou athées ; bref, nous montrer neutre en la matière.
Le livre de C. Kintzler développe longuement l’intérêt philosophique et même épistémologique d’un tel  dispositif de pensée.

4° La laïcité implique donc de distinguer et de séparer l'espace public, l'espace civil et l'espace privé. L'espace public n'est justement pas celui des lieux publics comme la rue, les commerces et les lieux touristiques qui constituent l'espace civil. Celui-ci est un espace géographique, le seul à constituer un espace au sens propre : celui de la circulalation des personnes dans les divers lieux de leurs activités. En revanche, espaces privé et public sont des abstractions (ou des métaphores) pour désigner ce qui concerne la vie privée pour le premier, la vie de citoyen pour le second. Chacun navigue entre les trois "espaces" : il a une existence qui ne regarde que lui-même et les proches qu'il se choisit, une existence civile dans la mesure où il rencontre d'autres personnes dans sa vie quotidienne, une existence publique en tant qu'il est aussi un citoyen. Hannah  Arendt, dans la lutte qu'elle a menée pour les droits civiques des noirs américains dans la année 1960, avait déjà fait exactement la même distinction (dans un  système politique fondé sur la tolérance et non sur la laïcité). ll est certain qu'une telle opération mentale de séparation de nos diverses "personnalités" est loin d'être spontanée et réclame un éducation dès l'enfance. Non pas "l'éducation à la différence et au respect de l'autre" mais l'éducation à la séparation de nos rôles sociaux et privés. Dans nos sociétés multiculturelles l'opération s'avère de plus en plus difficile, d'où la nécessité d’une éducation continue.

5° Ce n’est pas par hasard que la question scolaire est au centre du dispositif de laïcité «à la française». Les lois antérieures à 1905 arrachant l’instruction aux congrégations religieuses pour en faire un service dû par l’Etat à tous les enfants, prennent leur complète légitimité juridique en 1905. D’où l’intérêt du Rapport et Propositions de Décret de Condorcet à la Convention plus d’un siècle avant. Ces propositions n’ont jamais été décrétées étant donné la faible durée de vie de l’Assemblée conventionnelle ; mais déjà, elles posaient que :

"L’instruction doit être universelle c’est-à-dire s’étendre à tous les citoyens. Elle doit être répartie avec toute l’égalité que permettent les limites nécessaires à leur dépense. Elle doit, dans ses divers degrés, embrasser le système tout entier des connaissances humaines, et assurer aux hommes dans tous les âges de la vie, la facilité de conserver leurs connaissances et d’en acquérir de nouvelles."

Il s’agit bel et bien d’une révolution culturelle qui implique l’Etat dans l'obligation de permettre à tous et à tous les âges de la vie, l’acquisition, la conservation et l’augmentation des connaissances humaines. Le sujet laïque doit être un sujet connaissant en connaissance humaines : s'il souhaite conserver ou acquérir d'autres types de connaissance comme celle d'une religion, il en a le droit mais ce droit doit rester strictement privé. Ce nouveau statut du citoyen comme sujet connaissant est historiquement inséparable du progrès des connaissances caractérisant le XIX° siècle européen, mais la nouveauté juridique est que nul ne doit en être privé. En définissant l’école comme le lieu de la transmission des connaissances humaines, il va de soi que toute manifestation d’appartenance à une communauté religieuse, par les enseignants et les élèves, doit y être interdite. [ Retour en haut de la page ]


2 - Religions et laïcités

La première partie de notre émission avec Jean Baubérot a été consacrée à la religion, plus exactement au «fait religieux». J. Baubérot préfère parler de phénomènes religieux au pluriel, cette différence grammaticale étant de la plus haute importance (5).

La question anthropologique

L’expression  «fait religieux» a été lancée par Régis Debray au cours des travaux de la commission Stasi, avec parmi ses conclusions, la proposition de l’enseigner dans les cycles primaire et secondaire des établissements publics.. Outre la question de savoir quels spécialistes seraient chargés d’un tel enseignement et s’il en faut d’autres que les enseignants d’histoire, de philosophie et de littérature, l’expression « fait religieux» au singulier est des plus problématique sur le plan épistémologique. D’abord l’expression implique qu’il y ait un seul fait, un noyau dur ou une essence de la religiosité, ensuite qu’il s’agirait d’un fait, d’une donnée aussi naturelle chez l’homme que la station verticale ou la marche bipède ; hypothèse contradictoire avec celles qui alimentent  les travaux issus de la tradition des Lumières, pour qui les religions n’appartiennent pas à l’ordre de la nature mais à celui de la culture. « Partout où règne l’universel on est à l’étage de la nature, a jadis  écrit  C. Lévi-Strauss, partout où règne la règle, on est à l’étage de la culture ». S’il est un domaine où règne la règle c’est indiscutablement celui des religions..

Or devant l’extrême robustesse des religions dans le monde contemporain, on est tenté de se  poser la question anthropologique : l’homme ne serait-il pas dans sa nature a-historique, un animal religieux ?
La réponse de J .Baubérot vaut qu’on s’y arrête : récusant la possibilité de définir l’homme par un caractère unique  il propose, après de nombreux anthropologues, sociologues et psychologues, le concept du symbolique comme englobant sans s’y réduire celui du religieux ; et plus précisément d’une fonction symbolique caractérisant non seulement certains aspects de la vie sociale mais de l’activité mentale normale de l’animal humain.

Après de nombreux chercheurs du XX° siècle, le sociologue J.L. Hatzfeld (Naissance des dieux, devenir de l’homme, 2000) rappelle que l’enfant humain (dans les conditions normales de l’élevage humain ) «voit le jour» en percevant, entre autres objets de son environnement, des objets symboliques : des objets au sens propre, des gestes, des postures qui n’ont pas de finalité directement liée à l'élevage ; il entend des phrases, parlées ou chantées qui ne constituent pas des messages porteurs de sens adressés à quelqu’un en particulier. Dit plus concrètement : il voit  des dessins, des statues, des cérémonies, il entend des litanies, des chants, des récits bien avant d'en apprendre et d'en comprendre le sens. Cette  masse "d'objets" plus ou moins nombreux et variés selon les sociétés constituent un univers particulier : l’univers symbolique. Or si l’homme est un animal symbolique, c’est  d’abord dans la mesure ou il est un être parlant avec des mots et des phrases dans une langue donnée, qui lui permet un autre moyen de communication avec ses congénères que celui des postures, des gestes ou des cris. Le stade humain, c’est « le geste et la parole » (Leroi Gourhan). S’il fallait un terme pour distinguer l’espèce humaine de celles qui lui sont les plus apparentées sur le plan génétique, au classique  sapiens ou au plus récent loquens, il conviendrait d’ajouter « reconteur d’histoires » (au sens propre : mythologue ) Insister sur la fonction parlante des humains permet aussi de réduire la vieille opposition du 18° siècle entre nature et culture : la fonction parlante est universelle et manifestement inscrite dans les capacités du cerveau humain, mais elle permet infiniment plus qu’une communication étendue et plus précise ; la fonction symbolique est aussi créatrice d’un univers propre dans le champ des cultures, celui des récits collectifs répétés et transmis de générations en générations.

Que ces récits soient véridiques ou remplis d’inventions et d’omissions voire de mensonges, qu’ils comportent des éléments surnaturels ou non, qu'ils fassent place à plus ou moins d'imagination (et parfois, à plus de raison qu'on ne croît ) importe peu pour le sociologue. Son objet  d’étude est le fait que l'humain «nait et vit environné de récits qui le précèdent». Leur fonction première est de fonder et d'assurer, en principe jusqu'à sa mort, l’identité sociale de l’individu dans l'identité du groupe, et parfois dans une société complexe voire dans l'humanité entière. C'est ce type de récits très particuliers que les ethnologues et les sociologues appellent les mythes de fondation ; l’usage généralisé aujourd’hui du terme  «mythe» dans un sens exclusivement dépréciatif, ne saurait satisfaire le sociologue. J. Baubérot a évidemment cité comme une source de ses propres travaux les incontournables de J.P. Vernant  sur les mythes de la Grèce antique. (Mythes et pensée chez les Grecs, 1965) L'homme serait donc un animal mythologue et, c'est le second point, fabricateur de rites. Certes, il existe des espèces animales dans lesquelles les comportements sociaux sont ritualisés ; mais la différence reste que les rites (de cour, de choix d’un dominant ou d’un partenaire, de partage de territoire ou de nourriture, etc…) ne sont pas reliés à des récits sur l’origine du rite. La fonction la plus universellement observable d’une fonction symbolique dans les sociétés humaines est, dit Jean Baubérot, « l’articulation des mythes et des rites» : les mythes justifient ou expliquent les rites, les rites ré-actualisent le sens des mythes à des moments précis et réguliers de la vie collective.
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Les phénomènes religieux : définir « la » religion ?

Ils s’inscrivent donc dans l’ensemble des phénomènes sociaux relevant de la fonction symbolique ; pour autant, ils ne la remplissent pas : il existe des mythes de fondation et des rituels strictement civils, présentant exactement le même croisement récit-rituel que leurs homologues religieux. Ainsi en est-il des fêtes civiles régulières au cours desquelles des actes symboliques répètent les épisodes du passé jugés importants par un groupe ou par toute une société. Nos sociétés modernes abondant en phénomènes de cette sorte, on se contentera de l’exemple, quasi universel aujourd’hui, du lever du drapeau national par une personne ou plusieurs choisies à l’avance, à certains moments de la vie sociale  également choisis à l’avance. C’est du reste à cause de la prolifération de phénomène de cette sorte dans les sociétés économiquement développées que certains veulent y voir une preuve de la religiosité naturelle de l’animal humain (R.Debray).

Comment distinguer alors les phénomènes proprement religieux dans l’ensemble des phénomènes symboliques ? Répondre à cette question suppose évidemment, pour l’historien acquis à des méthodes scientifiques, de prendre en compte au préalable la quantité de religions extrêmement différentes les unes des autres ayant existé et existant aujourd’hui. Pour celles qui ont existé et disparu, la science se doit d’être très prudente lorsque il y a absence ou pauvreté d’indices. Exemple : les peintures rupestres du paléolithique étaient-elles, comme le pensent certains préhistoriens,  le résidu pictural de récits accompagnant des rituels religieux ? Etaient-elles plutôt une activité de création artistique comme le pensent d’autres chercheurs? Vraisemblablement, on ne  saura jamais avec certitude si les hommes étaient déjà des animaux religieux il y a 30 000 ans, alors que de nombreux indices dans tous les continents explorés montrent qu'ils étaient déjà des animaux symboliques.

En ce qui concerne les religions historiques, qu’elles existent toujours ou aient disparu en laissant des traces (dans d’autres religions ou dans des archives conservées), on est évidemment confronté au phénomène des croyances religieuses. L’émission de Radio-Libertaire a d’ailleurs donné l’occasion d’aborder cette question, philosophique par excellence, avec Jacques Bouveresse en juin 2007. (Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi.) Mais pour l’historien, les croyances religieuses sont profondément différentes les unes des autres selon les religions et les époques ; de plus, elles échangent leurs contenus, se modifient par emprunts, se divisent en courants voire en schismes, comme ce fut le cas plusieurs fois dans le christianisme lui-même schismatique  de la religion hébraïque. Le seul contenu de croyance commun à toutes les religions connues anciennes ou nouvelles semble être l’existence d’un autre monde que le monde ordinaire ; cet autre monde est lui-même pensé de façons différentes plus ou moins concrète, et organisé de manière très inventives selon que les religions sont : animistes, poly- ou monothéistes, ou encore sans dieux ni esprits comme c'est le cas dans le taoïsme ; ce qui pose la question de savoir si certains grandes "visions du monde" millénaires, en particulier en Asie, sont des religions ou ce que nous appellerions plutôt des philosophies. C’est ce monde autre que le monde ordinaire que l’ethnologue Marcel Mauss a défini par le terme  de sacré. Le monde sacré se distingue du profane essentiellement par le fait qu’il est intouchable (tabou dans la culture et la langue polynésiennes étudiées par Mauss), non modifiable par les hommes et donc inaccessible à leurs entreprises de tous ordres. Indépendamment des recherches ethnologiques, la référence de toutes les religions à un autre monde, un "arrière-monde" ou un "au-delà du monde", avait déjà été clairement identifiée par Nietzsche et lui seul parmi les philosophes.
Néanmoins, la référence à du sacré religieux dans une société est loin d'impliquer des églises, des communautés de croyants organisées en pouvoir spirituel rivalisant ou collaborant avec les autorités politiques. C'est pourquoi J.Baubérot distingue les religions et les pouvoirs temporels des églises ou de leurs équivalents dans les religions sans église comme l'Islam ou le judaisme aujourd'hui. 


Croyant et laïque

N’ayant jamais caché qu'il est croyant dans la religion réformée, et laïque, nous avons demandé à J.Baubérot, avec son autorisation, comment il tenait ces deux positions à titre personnel. Car l'histoire et la sociologie sont claires à cet égard : la double appartenance, à une religion et au principe de laïcité, existe chez de nombreux croyants de toutes les religions ; et si, pendant les siècles de domination du christianisme en Europe il était infiniment plus difficile et plus dangereux d'être croyant d'une religion tout en refusant les règles d'une église ou d'une communauté, de tels individus, exceptionnels pour leurs temps, ont toujours existé.
Notre invité a reconnu que la religion réformée, du moins en Europe, n'a guère de problèmes avec la laïcité ; issue d'un vaste mouvement collectif de contestation de l'Eglise romaine et revendiquant une religion plus intériorisée et presque sans rites, cette religion a, de fait, très tôt et très facilement accepté les lois laïques de 1905. Il en a été de même, pour d'autres raisons, du Consistoire juif et de la majorité des "israélites" français. Nous sommes donc tombés d'accord sur le fait que, aujourd'hui, en tout cas en Europe, les religions qui opposent le plus de résistances à la sécularisation de la société (6) et à la laïcité de l'Etat sont le catholicisme et l' islam. Il en va différemment aux USA où les nombreux courants du protestantisme constituent la religion dominante, alors que les catholiques américains seraient plus progressistes en matière de dogmes et de moeurs, voire favorables su système de laïcité à la française.

Sur l'avenir des relations entre Etats et Eglises ou communautés religieuses, la conclusion de Jean Baubérot est optimiste ; est-ce le fait du point de vue en longue durée propre à l'historien ?  De l' attention aux détails de la vie sociale propre au sociologue ?  D'après notre invité, les sociétés modernes sont engagées dans un processus de sécularisation de l'existence et de laïcisation de la vie publique ; il entraîne des résistances parfois spectaculaires, mais il est solidement implanté dans les esprits d'une quantité croissante d'hommes et de femmes de toutes cultures.
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© Nicole Delattre et les Cahiers rationalistes,  2008

Notes [si vous avez cliqué sur un appel de note, cliquer ici pour y revenir]
1 - Nicole Delattre est  professeur de philosophie dans le secondaire et docteur en Sciences Humaines cliniques, Université Paris 7. Auteur de plusieurs articles dans les Cahiers Rationalistes, elle a cosigné avec Daniel Widlöcher La psychanalyse en dialogue, Paris : Odile Jacob, 2003.
2 - Qu’est-ce que la laïcité ? Paris : Vrin, 2007.
3 - Comme pour Voltaire qui était, en France, son plus prestigieux et courageux défenseur.
4 - Dans le fameux (à l'époque) chapitre 8 du livre IV de Du contrat social, Rousseau exclut l'idée d'une religion civile, contre Locke et dans la logique du Traité Théologico-politique de Spinoza. Avec une simplicité qui lui vaudra beaucoup d'ennuis, il écrit : "La religion est une affaire entre Dieu et moi qui ne concerne en rien l'Etat." Et pire encore : « On tolèrera toutes les religions, sauf celles qui sont intolérantes ».
5 - Les laïcités dans le monde, Paris : PUF- Que sais-je ?, 2007.
6 - « La sécularisation implique une perte de la pertinence sociale des univers religieux par rapport à la culture commune. La laïcisation concerne la place et le rôle de la religion comme institution sociale et met en jeu ses rapports avec l’Etat-nation ».

Lire le commentaire de Laurent Fedi et la réponse de Nicole Delattre 


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