Dossier Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau
En quoi nous sommes encore romantiques
par François Regnault (en ligne le 4 mars 2006)
article paru dans la revue L'Ane, le magazine freudien, n° 47 (juillet-octobre 1991)
Voir dans le même dossier l'article de Pierre Macherey
A l'occasion de la seconde édition de mon livre Poétique de l'opéra français de Corneille à Rousseau (Paris : Minerve, 2006) je remercie l'auteur et Jacques-Alain Miller de me permettre de mettre en ligne cet article paru lors de la première édition du livre en 1991. La pagination a été actualisée pour renvoyer à la seconde édition.
Sommaire de l'article
La thèse - c'en est une - soutenue par Catherine Kintzler dans sa Poétique de l'opéra français de Corneille à Rousseau est la suivante : la musique de l'opéra français s'y donne comme moyen poétique à part entière, elle est donc un objet littéraire. A solidement étayer sa démonstration, Catherine Kintzler fait un travail de bonne philosophe, qui suffirait à justifier la passion avec laquelle son livre se lit. Mais, François Regnault l'explicite ici, cette condition nécessaire n'est pas suffisante : la portée de ladite thèse concerne l'opéra dans son ensemble, son histoire et la perception actuelle que nous en avons. Elle indique de quelles options relèvent aujourd'hui les avenirs possibles de l'opéra. [Présentation de l'article par L'Ane]
Le quidam qui fait la queue à la porte de l'Opéra a en lui l'opinion vraie suivante : l'opéra que je vais entendre est une oeuvre essentiellement musicale, écrite sur un livret facultativement bon, prélude à la musique ; le théâtre est un ingrédient de l'opéra ; la mise en scène est un ornement plutôt intéressant ; la direction musicale est assez importante, mais surtout compte la voix des chanteurs.
Je dis opinion vraie, comme Platon, à cause de l'évidence naturelle où elle se tient à l'endroit de l'opéra. Et pourtant cette position n'est que romantique, néo-romantique. En quoi nous sommes encore romantiques. Et donc aussi pieux. Si ce quidam ne le croit, le traité magistral de Catherine Kintzler Poétique de l'opéra français de Corneille à Rousseau l'en convaincra, et changera, je le souhaite, son opinion vraie.
Ce livre n'est pas un livre d'Histoire, comme il s'en écrit tant sur la musique et sur l'opéra, aujourd'hui : biographies débiles, évocations emphatiques de périodes révolues, descriptions empiriques indéfinies, la pâtée ordinaire du sinistre mélomane. Ce livre n'est pas une généalogie de l'opéra français, et pas même une genèse car rien ne nous y est dit de ses origines, mais tout de son commencement.
Définition
Ce livre procède par principes, et n'a d'histoire que l'historicité intrinsèque à ces principes. Ces principes sont ceux, hérités d'Aristote, d'une Poétique générale, qui est celle du théâtre à ce que Foucault appela l'âge classique, et la thèse de ce livre est que cette poétique s'applique aussi à l'opéra français, et entraîne ipso facto la thèse que la musique d'un tel opéra est un objet littéraire : «Il faut dire que la musique s'y donne comme moyen poétique à part entière et se présente sur le modèle d'un travail littéraire ; elle est alors un objet littéraire.» (p. 16).
C'est dire le caractère non schopenhauerien, non nietzschéen de ce livre, en ce que la musique n'y exprime aucune essence cachée du monde, aucun triomphe de la volonté, mais la matière musicale y est considérée comme élément dominant de l'opéra, tandis que la matière poétique en est l'élément directeur ou régulateur.
D'où la définition donnée : l'opéra «est la conjonction de la matière poétique littéraire et de la matière poétique musicale, support de la matière poétique chorégraphique.» (p. 15).
On dira que cela définit précisément l'opéra classique français, lequel est, à cause de cette subordination de la musique, tombé en désuétude avec le romantisme, et que, sauf à y revenir par une conversion néo-classique, ce n'est que justice. Il y a du vrai en cela qui nous renvoie à ce «romantisme ordinaire» au nom duquel nous considérons l'opéra en général de Monteverdi à Berg, comme essentiellement musical. Et pourtant, lorsqu'on y regarde de près, ni Monteverdi, ni Mozart, ni Berg, ni même Wagner n'ont raisonné ainsi. La position que j'appelle romantique, et qu'on pourrait dire aussi mélomaniaque (voire discophile) est une idéologie répandue qui n'aura correspondu sans doute qu'à une petite période de l'opéra italien, celle du livret facultatif et du bel canto prépondérant. L'érotique de Stendhal conjoint au dionysisme de Nietzsche, et le tour est joué.
Il en résulte que le livre de Catherine Kintzler, qui ne se veut qu'une poétique de l'opéra français entre 1659 et 1765 (1), va plus loin que ses propres frontières, comme tout livre de philosophie, comme en témoigne l'heureuse équivoque de certaines de ses formulations, et peut s'appliquer - subrepticement - à d'autres périodes de l'opéra. Dans cette critique implicite, mais radicale, du romantisme dominant, je verrais volontiers une sorte de répondant, dans le champ de la poétique théâtrale, de l'entreprise actuelle d'Alain Badiou révélant lentement à nos yeux en quoi, dans la philosophie, ayant préféré le poème au mathème, nous sommes aussi encore romantiques. Heidegger en philosophie, Nietzsche en esthétique, sont encore, quoi qu'on en dise, notre horizon, mais grâce à des livres tels que ceux dont je parle, cet horizon s'éloigne. Alors apparaît la figure d'un nouveau monde possible, dans lequel la pensée sur la musique renouerait, elle aussi, avec la raison mathématique (2).
Bien sûr une tentation du lecteur de Catherine Kintzler serait de donner dans le néo-classicisme ; au nom du retour à Descartes qu'elle effectue en poétique. Mais regardons-y de plus près. [haut de la page]
L'esthémè du théâtre et de l'opéra
La revendication même d'une poétique suppose pour Catherine Kintzler que l'on rompe à la fois avec le platonisme dépréciatif de la fiction et avec le formalisme artistique séparé de toute ontologie. La perspective est donc inauguralement aristotélicienne en ce que, philosophe, tu peux et tu dois savoir ce qu'il en est de l'art. Une esthétique est donc possible, ou plutôt ce que Catherine Kintzler veut appeler une esthémè, à savoir «la pensée philosophique dont une théorie de l'objet esthétique (oeuvre d'art) ne peut pas faire l'économie» (p. 25). L'esthémè «dégage le socle archéologique de nature philosophique qui soutient et rend possibles une production et une pensée esthétiques» (p. 26). «C'est ici, plus particulièrement, une poétique de l'opéra français à l'âge classique et de son socle philosophique.» (p. 25).
En bon philosophe à la grecque, Catherine Kintzler suppose qu'un tel lien de l'oeuvre d'art à la philosophie induit non seulement une ontologie, mais aussi une physique, une logique et une éthique. Mais il ne s'agit pas, selon une analyse d'inspiration heideggerienne de montrer que l'onto-théologie d'Aristote commande encore notre perception de l'oeuvre d'art - après tout, dans le théâtre, Aristote est toujours le maestro di color che sanno - il s'agit de mettre en évidence, selon une démarche qui s'inspire et se réclame profondément de Foucault, que la pensée véhiculée par le théâtre et l'opéra classique français s'appuie, explicitement et implicitement, sur la Poétique d'Aristote, constamment invoquée ; mais si l'Aristote de l'auteur est revendiqué contre le formalisme séparateur (dont le structuralisme sémiologique, son dernier avatar, ferait d'ailleurs bon ménage avec son adversaire le romantisme subjectiviste), il l'est moins contre le platonisme dépréciateur, en ce que le concept de fiction, ou de fictif, l'un des «points de capiton» du traité, est repris dans une perspective rationaliste : «Faire du poétique un objet théorique à part entière, c'est prendre la fiction dans son être, ou plutôt c'est décider qu'il y a un être de la fiction» (p. 56).
Et là encore, il ne s’agit ni d’une théorie subreptice de l’imaginaire, ni d’une validation des apparences, mais d’une problématique positive de l’art, et de lui seul, voire même du seul théâtre. Cela va jusqu’à la catégorie de « fiction feinte », invoquée pour classer la poésie lyrique dans le système d’Aristote, problème que posèrent et que résolurent les classiques. On ne demande donc pas au platonicien de réintégrer le poète dans la cité, on le convainc que le poète classique est un philosophe sans le savoir, qu’il y a de la pensée authentique dans son œuvre, et même de la géométrie (Platon d’ailleurs en doutait-il ?)
La Poétique d’Aristote doit donc être réexaminée dans la perspective classique qui va de Corneille et d’Aubignac jusqu’à Dubos, Batteux, Cahusac, etc. et enfin Rousseau. Le parcours est effectué de façon complète et méthodique.
D’abord les axiomes essentiels, que je reproduis, car ils sont éloquents : il y a de la poésie. Il y a un monde de la fiction. Il y a du plaisir esthétique. Il y a des espèces et des genres poétiques.
Ensuite la théorie de la mimésis [soit de la représentation, selon la bonne traduction de la Poétique d’Aristote par R. Dupont-Roc et J. Lallot, éd. du Seuil, 1980 (3)], qui trouve son concept classique par excellence dans l’idée de la « belle nature » de Batteux, suppose une construction de l’objet de l’art de façon rigoureusement analogue à celle de l’objet ou de la nature dans la science du XVIIe siècle. En ce sens s’avère l’idée d’unepoétique de l’âge de la science , la poétique de la science classique, et s’établit un lien de droit entre Descartes et Galilée d’une part, et Corneille, Racine, Molière, Rameau de l’autre, alors qu’un tel lien fait d’ordinaire énigme aux historiens.
Puis se déduit la référence à la nature en tant qu’elle est celle de l’homme, par le recours à la mécanique cartésienne des passions et grâce à l’articulation de deux triplicités essentielles à la poétique classique : la première, qui fait cause, et qui est la théorie de la vraisemblance, de la nécessité et de la propriété, et celle qui en est l’effet, la règle des trois unités. Reconsidérés au-delà de leur querelle historique, inscrits dans leur esthémè, Corneille et d’Aubignac en fournissent le système complet. L’un des moindres mérites du livre n’est pas de faire de Corneille un bien plus grand théoricien de la poétique que le Boileau de L’Art poétique cher à l’enseignement secondaire. Ce qui entraîne donc la revalorisation d’un autre Boileau, celui du Sublime par exemple. [haut de la page]
La construction de l’opéra
Alors advient le paradoxe de l’ouvrage, qui est un paradoxe historique apparent : l’opéra français fut décidé, décrété, construit, et non pas inventé, trouvé, rencontré. Non surgi « de la croupe et du bond », mais plutôt issu du cerveau de Jupiter, ou du moins de son ministre ; l’opéra comme toujours une affaire de l’Etat [et souvent aussi une affaire d’Etat (4)]. C’est Mazarin qui d’abord traumatise les Français en 1647 en leur donnant un Orfeo italien commandé par lui afin d’instituer l’opéra en France, un peu comme Richelieu l’avait fait pour la tragédie française. Les Français découvrent alors une œuvre dont la musique n’est ni ornement, ni accompagnement, ni ingrédient, mais bel et bien un « texte » (p. 152). C’est en 1661 Perrin qui accompagne ses Œuvres de poésie d’un avant-propos théorique soutenant que l’opéra français, dit Catherine Kintzler, « existe à côté de l’opéra italien, non pas comme sa réplique française, ni comme une sorte d’homologue, mais comme sa négation » (p. 148).
Il est donc notable que le problème de l’opéra apparut en même temps que la chose même, et que la chose-opéra fut désormais à construire avec son idée par tous ceux qui voulurent innover en poésie. L’opéra français naît de façon volontariste. Reste à se demander si ce ne fut pas toujours le cas de l’opéra que de naître de quelque réforme voulue par le Prince et pensée par ses poéticiens, que ce soit le retour aux Grecs programmé par les Italiens de la Renaissance ou la réformation wagnérienne secondée par Louis II de Bavière, puis par Guillaume Ier. Ce qui expliquerait aussi que lorsque l’Etat ne veut plus d’opéra nouveau (j’entends d’œuvre nouvelle, non de lieu) comme aujourd’hui, eh bien ! le peuple n’en a plus !
En même temps surgissent les problèmes qui vont hanter l’opéra français jusqu’à la fin de la période considérée, parmi lesquels essentiellement celui du récitatif, comme la relation de la musique à la langue, et celui du merveilleux visible, comme « âme de l’opéra français » (l’expression est de Grimm), comme enchantement réglé. Catherine Kintzler analyse donc avec une précision conceptuelle remarquable des dialectiques internes qu’on altérerait à les simplifier ici, car, souverain dans ses principes, ce livre est aussi admirable dans son détail : le problème du récitatif se révèle évidemment dans la tension qui exista entre ce qu’elle appelle le modèle lullyste, selon lequel la musique, devant se plier à la langue, se modèle sur ses procédés et produit d’elle-même une déclamation qui peut aller jusqu’à son « hystérisation », et le paradoxe ramiste, né avec le scandale d’Hippolyte et Aricie en 1733, dans lequel une musique littéralement insensée vint donner aux contemporains l’exemple d’une musique substantielle, autonome, indépendante de la langue, en bref d’un monde en soi.
Comme toujours en pareil cas, on reprocha à Rameau à la fois son sensualisme et son intellectualisme, comme on le fera à Wagner (orchestre tonitruant, abstraction des leitmotive), à l’Ecole de Vienne (Klangfarbenmelodie et série), etc. Mais la sagacité du philosophe qu’est Catherine Kintzler sait relever l’ambivalence du modèle lullyste (est-ce une parole ou un geste musical ?) et faire une double lecture de la réforme ou plutôt de la surprise opérée par Rameau : il fait de la musique pour la musique, et, en même temps, il fait du théâtre avec sa musique. Il réussit l’impossible propre à tout grand auteur d’opéra.
Elle a l’occasion de rappeler là les principes qu’elle a déjà développés dans ses ouvrages sur Rameau (ainsi Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Minerve, 1983 et 1988), et notamment sur la musique comme nature, fondée sur l’idée que le corps sonore est à la musique ce que le cogito cartésien est à la métaphysique : la musique est de nature physique, elle parle naturellement à l’âme de ce corps sonore qu’est l’homme, en utilisant entre autres un parallélisme avec le son linguistique, et pour finir elle donne lieu à un cosmos.
En traversant la question du merveilleux, Catherine Kintzler aura aussi traité en détail du problème de la pastorale, de son absorption par la tragédie lyrique, du « parallélisme inversé » opéré du même coup par la tragédie lyrique sur la tragédie dramatique. De nombreux tableaux et schémas font apparaître les déplacements et condensations des genres et espèces d’œuvres au long des querelles de cette période passionnante (5).
Elle traite aussi du problème de la danse, que nous ne savons toujours pas résoudre, ni théoriquement ni pratiquement, lorsque nous montons ou voyons de tels opéras. A la différence de l’opéra, qui est nouveau, la danse est, dans les œuvres musicales qui le précèdent, une tradition française. Il ne s’agit pas d’y renoncer. Elle reçoit donc un nouveau statut, elle doit devenir mimétique elle aussi. Comme le dit Cahusac « la Danse théâtrale, ainsi que la poésie dramatique, doit toujours peindre, retracer, être elle-même une action. Tout ce qui se passe au théâtre est sujet à cette loi immuable » (p. 245). Le ballet, dès lors, cessant d’être ballet de Cour, doit faire avancer l’action. On retiendra l’acuité de telles réflexions chez les classiques si l’on songe que ce problème s’est reposé sans cesse dans l’histoire postérieure de l’opéra, entre l’horreur théorisée de Wagner pour le ballet à l’opéra et la danse du veau d’or dans le Moïse et Aaron de Schönberg.
On retrouve la thèse du début : qu’il y a aussi une mimésis de la musique, que la musique d’opéra est mimétique. Que la musique représente une action, qu’elle se distribue dans l’opéra classique en épisodes, nœuds, dénouements. Et on touche là aux questions que se sont aussi posées Mozart, Wagner, Berg, et que Charles Rosen, dans son livre sur le Style classique, notamment à partir d’une lettre de Mozart à son père (12 novembre 1778) à propos d’un drame avec musique vu par lui à Mannheim : « Savez-vous ce que j’en pense ? Que dans les opéras, les récitatifs devraient pour la plupart être traités ainsi (en déclamation), et chantés à l’occasion seulement, quand les paroles peuvent être parfaitement exprimées par la musique. » [haut de la page]
La musique existe-t-elle ?
L’excès du génie de Rameau trouve son répondant théorique dans les questions posées par Rousseau à la musique et à la langue, où il ne s’agit de rien de moins que d’une esthétique de la musique et de ses fondements philosophiques, et qui constitue la dernière partie de l’ouvrage « esthémique » et critique : « Rousseau en voulant penser la musique, montre comment le classicisme est philosophiquement construit. Par là, il se propose de le détruire, et il le fait ; mais pour cela il le décompose et révèle sous nos yeux qu’il s’agit d’une philosophie complète : l’esthétique classique repose sur un sol fondamental dont Rousseau est à la fois l’archéologue et le fossoyeur » (p. 349).
Telle est l’étrange entreprise finale de l’ouvrage : la mise en évidence des limites de l’esthétique ou plutôt de la poétique classique à partir de leur dénonciation par un génie malveillant. Certes, les critiques de Rousseau à l’endroit de la musique, du théâtre et de l’opéra français sont connues, mais la présentation dialectique qu’en donne Catherine Kintzler permet de leur faire jouer ce rôle de révélateur d’un système. Elle montre comment Rousseau, grâce à la « technique de l’emprunt perverti », utilise les lullystes contre les ramistes pour s’en prendre de fait à des principes qui leur sont communs, et les rigoristes, tels que Nicole et Bossuet, contre le théâtre, sans partager pour autant leur christianisme foncier. Il prône une intériorisation de la musique, une immatérialisation de cet art contre le système physique classique – on parlera à la nature humaine seule, invitée à se retrouver en elle-même -, et une purification du théâtre contre sa dégénérescence classique – on se réunirait dehors en assemblées sympathiques et populaires. Deux fantasmes sont donc corrélativement pointés comme tels chez Rousseau : celui de l’assemblée spartiate comme idéal perdu du théâtre, et celui de la musique comme absolu de l’art : la Musique existe, comme La Femme.
Nature et imitation, homonymement repris à l’esthétique classique dénoncée, sont, de ce fait, reconstruites et retournées, puisqu’on est passé du mécanique au moral : « Certains organes se trouvent investis d’une valeur signifiante et arrachés de ce fait à la pesanteur physique réglant le reste de la machine anatomique » (p. 370). Quoique Catherine Kintzler, en bon philosophe, s’interdise tout recours à la psychanalyse, elle semble néanmoins nous introduire chez Rousseau à une théorie explicite du sujet de désir comme opposé au sujet du besoin, à la musique comme fantasme et à la voix comme objet réel et impossible. Ce point essentiel a le mérite de révéler selon elle la foncière incapacité des classiques à saisir l’effet de sens, de l’ordre signifiant produits par la musique et le théâtre, à cause de leur rationalisme, c’est-à-dire de la combinaison esthétique d’un sensualisme (sonore) et d’un intellectualisme (mimétique). Quelque chose du psychisme, ou du sens, serait par là barré, et c’est ce que dévoilerait Rousseau. Pourtant, Freud ne s’est pas préoccupé de Rousseau, et le freudien Lacan a plutôt opéré un retour à Descartes qu’à Rousseau, identifiant le sujet de la psychanalyse avec celui de la science, et non avec celui de l’intimité.
Est-ce même, sinon la thèse, du moins la conviction de Catherine Kintzler, quand la dénonciation, par elle cette fois-ci, de ce à quoi le rousseauisme unanimiste peut donner lieu dans sa postérité – « la philosophie du « walkman » et des radios libres » (p. 390) dernier avatar de ce que nous appelions au début le romantisme ordinaire du quidam – vient plutôt discréditer la critique rousseauiste et confirmer la passion secrète et la ferveur visible avec lesquelles elle nous a convaincus, pendant cinq cents pages (6), de la grandeur éternelle de la Poétique de l’Opéra français de Corneille à Rousseau ? [haut de la page]
Notes
(1) Dates respectives d’une œuvre de Perrin (voir plus loin) et d’une coupure dans les thèses de l’Encyclopédie sur la musique due à Rousseau.
(2) Il va de soi qu’une entreprise comme celle de Boulez, avec l’IRCAM, incarne depuis longtemps ce rapport avec la mathématique, ou avec la science, mais on sait qu’il ne représente pas l’idéologie dominante, comme le journal Le Monde le lui fait régulièrement savoir (traitement analogue à celui infligé en psychanalyse à Lacan). Les sarcasmes dont la 4X fait récurremment l’objet sont d’ailleurs un symptôme de la haine que les Français portent à leur propre musique, dès lors qu’elle quitte ses deux modèles incurables, la pompe grand-bourgeoise et la bluette petite-bourgeoise : la sortie de la grand-messe à Saint-François-Xavier et la mélodie de l’entre-deux guerres.
(3) Voir notre article dans L’Ane n° 1 : « Hommage à Aristote ».
(4) En termes pastoraux, on dira que c’est toujours l’Elysée qui envoie son Berger garder ses bastilles d’opéra.
(5) De même se réorganisent dans l’opéra, selon des opérations analogues, les triplicités analysées plus haut : adaptation des règles de vraisemblance, de nécessité et de propriété ; transformations de la règle des trois unités.
(6) [La seconde édition n’en compte plus que 487… CK]
© F. Regnault et L’Ane, le magazine freudien.
Voir dans le même dossier l'article de Pierre Macherey "Présentation du livre de C. Kintzler".
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Voir l'article de CK sur le livre de F. Regnault La Doctrine inouïe
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