8 septembre 1970 2 08 /09 /septembre /1970 21:40
Les horaires d‘histoire et la sempiternelle « réforme » des Lycées
par Jean-Michel Muglioni

En ligne le 10 décembre 2009

Cet article fait suite au Bloc-notes Mort programmée de l'histoire-géo en Terminale scientifique publié le 4 décembre 09

« L’horaire global d’enseignement de l’histoire ne change pas parce qu’à sa suppression en terminale correspond en première son renforcement et le passage d’une épreuve anticipée comparable à celle de français » : cet argument est un sophisme et inscrit symptomatiquement la « réforme » du Lycée en cours dans une série négatrice de la notion même d'institution scolaire. Voilà ce que nous voudrions montrer.


1 - La destruction des institutions scolaires
Il y a longtemps que les ministres de l’Education nationale se mêlent de « réformer », comme ils disent, les écoles, les collèges, les lycées et les universités. A force de retoucher chacun l’édifice, ils l’ont complètement défiguré et c’est un miracle qu’il tienne encore debout ou du moins qu’il paraisse avoir une certaine stabilité. Au lieu que l’institution remplisse sa fonction, qui est de soutenir les hommes, il se trouve aujourd’hui que ce sont les hommes qui la font tenir. Je trouve là une raison d’espérer en l’humanité, puisque toutes les conditions étant réunies depuis longtemps pour qu’enseigner soit impossible, le courage de quelques-uns fait que élèves et étudiants peuvent parfois encore s’instruire.


1 - Pourquoi Nietzsche se disait incapable de réformer ces institutions : ou de la difficulté de la question
Nietzsche, dans la deuxième de ses Conférences sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, nous avertissait : Notre philosophie doit ici commencer non pas par l’étonnement, mais par l’effroi : celui qui n’est pas capable d’éprouver cet effroi est prié de ne plus se mêler de pédagogie. C’était en 1872.
Il rédigea une préface à ces conférences où il commençait par prévenir qu’il ne pourrait être compris que par un lecteur calme, capable de réfléchir sans se presser de proposer de nouveaux horaires d’enseignement : il est en effet très difficile de savoir comment organiser les divers enseignements, et Nietzsche s’en dit lui-même incapable. Il ne se précipite pas comme nos ministres et ne propose pas une nouvelle organisation pour les écoles et les universités.
En quoi consiste la difficulté ? En ceci que seul peut oser entreprendre une telle tâche celui qui possède une nature surpuissante qui le rende capable de parcourir et de prendre la mesure du chemin qui va des profondeurs de l’empirique jusqu’aux hauteurs qu’il faut atteindre pour traiter des problèmes de la culture (1), et [qui le rende capable] une fois parvenu à ces sommets, de redescendre dans les bas-fonds des règlements les plus arides et des tableaux les plus élégants. Nietzsche avoue qu’il se contenterait de pouvoir s’élever péniblement à une hauteur suffisante pour avoir une vue dégagée.
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3 - Même pour comprendre l’enjeu d’un changement d’horaire dans une discipline, il faut s’instruire
L’enjeu d’une réforme qui se contente de déplacer l’enseignement de l’histoire d’une classe terminale à la classe qui précède et qui, en termes de gestion, peut sembler maintenir l’horaire total consacré à l’histoire, ne peut donc apparaître à tout le monde. Je veux même croire en la bonne foi de ceux, ministres, militants UMP ou citoyens ordinaires, qui reprennent l’argumentaire ministériel selon lequel il n’y a pas moins d’histoire dans la nouvelle grille horaire. Mais la bonne foi n’est pas une garantie de culture et d’intelligence. Ni même du plus petit commencement de connaissance de l’histoire de l’institution scolaire en France.


4 - D’où vient qu’il a fallu organiser une épreuve anticipée de français ?
Soit en effet ce qui semble donner à l’argument ministériel un grand poids : l’épreuve de français au baccalauréat a lieu en fin de première, et il n’y a pas d’enseignement du français obligatoire en classe terminale ; de même l’histoire donnera lieu demain à une épreuve anticipée en fin de première et sera absente des terminales scientifiques.
Or pourquoi l’épreuve de français est-elle « anticipée » ? On devrait savoir que c’est le résultat d’un compromis qui n’a jamais satisfait les professeurs de lettres, mais qui a été rendu nécessaire par la suppression du premier baccalauréat. Lorsque, au lieu de passer deux baccalauréats, l’un en fin de première et l’autre à la fin de ce qu’on n’appelait pas les terminales, mais les classes de philosophie, de mathématiques élémentaires et de sciences expérimentales, une réforme décréta qu’il n’y aurait qu’un seul baccalauréat, comment pouvait-on organiser l’épreuve de français qui jusque-là n’avait lieu qu’au premier baccalauréat ? Auparavant l’enseignement de la philosophie était considéré comme le couronnement des études secondaires et comme venant après l’enseignement non pas du français, mais de la littérature. L’organisation des études reposait donc sur une certaine idée des humanités et de la culture au sens le plus fort de ces termes. La suppression du premier baccalauréat avait pour principe la nécessité de réduire les coûts dus à l’accroissement considérable du nombre de candidats. Mais cela changeait le sens même du rapport des différentes matières : ce qu’on appelle aujourd’hui le français a-t-il encore un rapport avec les humanités ? En tout cas l’invention de l’épreuve anticipée de français est un bricolage.
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5 - Le sens de l’argument ministériel
L’argument ministériel selon lequel l’histoire peut elle aussi faire l’objet d’une épreuve anticipée n’a donc pas de sens, ou du moins il signifie que la nouvelle réforme s’inscrit parfaitement dans le processus qui depuis au moins un demi-siècle détruit peu à peu les institutions scolaires et universitaires à coup de bricolages gestionnaires. Et les mêmes qui se plaignaient de ces réformes quand la couleur des gouvernants leur déplaisait les trouvent aujourd’hui satisfaisantes et reprennent l’argument ministériel sans voir que c’est un sophisme. C’est la preuve que Nietzsche voyait clair, lorsqu’il disait que n’importe qui n’est pas capable de comprendre ce genre de problèmes – le simple problème d’un horaire d’histoire en terminale !
En outre, comme une grande part des humanités a disparu de l’école, on ne voit pas pourquoi l’histoire qui en fait partie ne disparaîtrait pas à son tour. C’est pourquoi il est permis d’interpréter cette mesure comme l’expression d’une volonté politique de limiter le plus possible l’enseignement d’une discipline qui a toujours dérangé les politiques. Mais par bonheur ceux qui craignent les études historiques les ignorent : ils ne savent pas que leur remise en cause rappelle en France de mauvais souvenirs et peut émouvoir non pas seulement les historiens, trop facilement accusés de corporatisme, mais tous ceux qui savent quelle est l’importance de l’histoire dans la culture et pour la citoyenneté.


6 - Réfléchir et non réformer
Le lecteur remarquera que nous ne proposons jamais nous-mêmes de réforme, mais mettons seulement en garde contre « ces humeurs brouillonnes et inquiètes » affectées de l’étrange maladie qui consiste à vouloir que le monde se conforme à leurs lubies, qu’elles soient pédagogiques ou gestionnaires. Peut-être une métaphore apportera-t-elle ici un peu de lumière. Lorsqu’on entretient une forêt, il faut travailler sur le long terme, c’est-à-dire prendre en compte la durée nécessaire à la croissance des arbres. Une forêt ne se régénère pas comme les plantes qu’on met en pot sur son balcon et qu’il suffit d’aller acheter chez le fleuriste. Il serait manifestement aberrant de réformer la politique de la forêt tous les ans ou même seulement tous les cinq ans, comme on peut décider, à la moindre envie, de changer l’aspect de ses plantes d’appartement. Tel est le malheureux destin de l’institution scolaire ou de ce qu’il en reste. Si, après de longues études, on peut prétendre comprendre un peu de quoi il s’agit, on sait aussi que, comme citoyen, on n’a aucun pouvoir sur les décisions prises, puisqu’on ne voit pas que la droite la plus dure fasse autre chose que les réformateurs de tout poil et même les soixante-huitards. Aussi m’arrive-t-il d’écrire des articles de réflexion dans ce blog.
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©© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2009

Notes
  1. Bildung signifie à la fois culture, formation, éducation, enseignement : il s’agit de l’instruction et de tout ce qu’il convient d’apprendre pour devenir un homme « cultivé », c’est-à-dire véritablement un homme accompli (de même que la culture d’une plante est ce qui lui permet de croître au mieux de sa nature). On sait que Nietzsche n’entend pas par là une culture historique mais bien une culture vivante où la lecture des Anciens est l’essentiel – à condition qu’on les lise comme ils voulaient qu’on les lise, non pas pour faire des thèses universitaires, mais pour apprendre à vivre humainement. Il devrait aller de soi que le terme de culture n’a pas ici son sens ethnologique, compris au contraire par opposition à nature (le « culturel » ne s’apprend pas, il est subi par tout homme du seul fait de son appartenance à une société ou un groupe donné), et que cet enseignement n’est pas un enseignement professionnel : par exemple un enseignement des mathématiques qui aurait pour finalité de donner au pays des ingénieurs ne fait pas partie de ce que Nietzsche appelle culture.
[Lire les autres articles de J.-M. Muglioni sur ce blog]
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