13 septembre 1970 7 13 /09 /septembre /1970 16:53
Qu'est-ce que la république laïque? Deuxième partie
(Cours à l'Université conventionnelle)
par Jean-Marie Kintzler

En ligne le 22 janvier 2010

Ce cours a inauguré le 12 janvier 2010 la série de l'atelier La république pour quoi faire ? organisé conjointement par l'Université conventionnelle et par l'UFAL. Cette série se poursuit jusqu'en avril 2010, on peut consulter le programme et les informations pratiques sur le site de l'Université conventionnelle. Mezetulle le publie en trois parties.


Sommaire général


Première partie. Conceptualiser l'État moderne [lire cette partie]
  • 1 - L'État moderne et ses figures
    • 1.1 - Les deux figures de l'État de droit
    • 1.2 - Du point de vue diachronique au point de vue synchronique
  • 2 - Théorie de l'État
    • 2.1 - Du point de vue moral au point de vue structurel
    • 2.2 - Les composants élémentaires de l'État
    • 2.3 - Deux façons de surmonter l'éclatement de la société civile
  • 3 - L'inscription de l'État dans la durée : une œuvre qui se veut pérenne
Deuxième partie. La rupture État totalitaire / État de droit. Le concept de révolution démocratique
Troisième partie. État démocratique communautaire et république laïque [ lire cette partie ]
  • 1 - La question du théologico-politique
    • 1.1 - Tolérance et laïcité : vers deux figures disjointes de l'État de droit   
    • 1.2 - De la démocratie communautaire à la république laïque
  • 2 - La république : un corps politique séparé de la société civile
    • 2.1 - Le face-à-face entre société civile et État
    • 2.2 - Trois symptômes de la présence invisible du corps politique
Conclusion générale : commentaire du schéma 3


Deuxième partie. La rupture État totalitaire / État de droit.
Le concept de révolution démocratique

1 - Marqueurs totalitaires et marqueurs démocratiques

1.1- La notion de marqueur. Construction du schéma n°2

On vient de voir que face aux divisions de la société civile, le souverain totalitaire procède par segmentation-écrasement. En opérant ainsi, il produit non seulement une « œuvre noire » mais il inscrit des traces dans cette œuvre. On renonnaît l'État totalitaire à ses marqueurs, traces invariantes inscrites par le souverain dans son œuvre. On peut dénombrer trois marqueurs totalitaires, en quelque sorte des « marques de fabrique » de la cité tyrannique.

-    L'hyper-concentration des pouvoirs.
-    L'appropriation de la souveraineté : la cité totalitaire ne permet pas qu'elle circule.
-    L'abolition de la liberté de conscience, assèchement de l'opinion publique à laquelle on substitue une propagande asservie à l'idéologie officielle.

Le souverain démocratique inscrit lui aussi sa marque dans la structure de l'État de droit. Mais il ne conduit pas l'opération d'unification de la même manière : il ne procède pas par segmentation-écrasement mais par égalisation juridique et politique et produit ainsi une œuvre démocratique. Ainsi les marqueurs démocratiques se distinguent des marqueurs totalitaires et permettent de distinguer les deux figures principales de l'État, témoignant de la rupture entre État totalitaire et État de droit.

Le schéma n°2 ci-dessous constitue le système d'oppositions qui place les deux figures de l'État moderne en face-à-face, séparant ainsi le champ totalitaire et le champ démocratique.

Marqueurs de l'Etat totalitaire Marqueurs de l'Etat de droit
Hyperconcentration des pouvoirs Distinction des pouvoirs
Appropriation de la souveraineté
par une nomenklatura
Circulation de la souveraineté
par mandats électifs
et par compétences
Verrouillage
de la liberté d'opinion
Espace critique rendu possible
par la multiplicité
des libertés garanties

[Télécharger la totalité des schémas en pdf ]

1.2 - Commentaire du schéma n°2

Les marqueurs démocratiques sont significatifs des ruptures qui opposent État de droit et État totalitaire : on remarquera que les marqueurs sont dans un strict rapport d'inversion. Aussi y a-t-il entre les deux figures de l'État moderne une radicale antinomie.

-    Alors que la cité totalitaire se caractérise par une hyper-concentration des pouvoirs entre les mains du souverain, l'État de droit veille à leur séparation en instances autonomes. C'est ici le recours au principe énoncé par Montesquieu, qui exige la distinction de la souveraineté en trois instances : législatif, exécutif, judiciaire. Chacune des instances est privée des prérogatives des deux autres.

-    Le second marqueur de la cité totalitaire consiste en une appropriation de la souveraineté par une nomenklatura héréditaire ou cooptée. A travers l'hyperconcentration des pouvoirs, le souverain totalitaire vise l'intégralité du pouvoir ; à travers la captation de la souveraineté par hérédité et / ou cooptation, il vise la pérennité. La maxime de ce second marqueur pourrait être « le tyran est mort, vive le tyran ». On a donné plus haut l'exemple de la durée projetée du IIIe Reich par Hitler : un tel projet ne pouvait se former qu'à la condition de créer un système de cooptation chargé de former des compétences intellectuelles, techniques, idéologiques animées par le seul idéal national-socialiste - pour durer 1000 ans, il faut instituer une nomenklatura. C'est ainsi que fonctionne tout régime totalitaire.

Dans l'État de droit, il faut distinguer entre le régime politique d'une part et l'essence de la souveraineté de l'autre. Ainsi une république laïque comme régime politique se propose de perdurer, mais dans le cadre de ce régime, l'exercice de la souveraineté ne saurait faire l'objet d'une appropriation par une nomenklatura héréditaire ou cooptée. L'État de droit se caractérise donc dans le présent par la distinction des pouvoirs et dans la perspective de la durée par la circulation de la souveraineté.
Ainsi, dans un État de droit, l'accès aux offices publics ne peut pas être héréditaire - d'où, par exemple, un système de recrutement par concours. Quant aux charges politiques proprement dites, quel que soit leur niveau (commune, région, nation), elles sont électives : ce sont des mandats dont la durée est définie.
Le second marqueur de l'État de droit est donc la circulation de la souveraineté sous deux formes : circulation des compétences en fonction des talents et des mérites ; circulation élective des mandats politiques. On évite l'appropriation de la souveraineté par une nomenklatura.

-    Enfin, le troisième marqueur de l'État totalitaire est l'abolition de la liberté de conscience et d'opinion : seule l'idéologie officielle a droit de cité et les opinions divergentes sont criminalisées.
Certes, l'État de droit règle lui aussi la liberté d'opinion, mais en même temps il la cultive sous des formes variées : liberté de conscience, liberté des cultes, liberté d'association et de réunion, liberté d'expression et de manifestation, liberté de critique, etc.
La liberté d'opinion est un marqueur essentiel de la vie démocratique : le droit au débat est permanent. Même si la volonté émanant de la majorité démocratiquement élue a force de loi, l'opinion peut tout aussi légitimement constituer des contre-pouvoirs et des espaces critiques, en utilisant les libertés. L'absence d'espace critique autour du souverain démocratique serait un signe de déclin et de mort pour le régime dont il s'autorise.

La présence des trois marqueurs démocratiques caractérise l'État de droit . Leur opposition directe, terme à terme, avec ceux qui caractérisent l'État totalitaire, jointe à la dimension diachronique, montre que l'État de droit s'est construit contre l'État totalitaire.
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2 - La révolution démocratique

2.1 - Le point de vue structurel. Putsch ou révolution ?

Plaçons-nous d'abord exclusivement du point de vue historique : on dira que la révolution démocratique est le processus par lequel un État passe d'un régime totalitaire à un régime démocratique. Le processus inverse - le retour vers le régime totalitaire - on l'appelle « restauration ».
Quittons à présent ce point de vue historique pour adopter uniquement un point de vue structurel : on saisira alors le processus révolutionnaire comme un processus d'inversion des marqueurs.
  • A l'hyperconcentration des pouvoirs se substitue leur distinction.
  • A la captation de la souveraineté par une nomenklatura se substitue la circulation des compétences et des mandats électifs.
  • A une vérité officielle qui criminalise les divergences se substituent les libertés de conscience et d'expression.
Réduire la révolution démocratique à cette inversion des marqueurs, c'est tenir pour secondaire le côté tragique et spectaculaire des processus historiques. En France, le processus d'inversion des marqueurs a donné lieu à des convulsions particulièrement tragiques et spectaculaires : aucune révolution démocratique en effet ne s'est heurtée à des forces réactionnaires telles que celles qu'a rencontrées la Révolution française, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Plus récemment, le processus révolutionnaire a pu être mené plus en douceur : on peut penser à la Révolution des œillets au Portugal.

Inversement, un processus historique peut être particulièrement tragique et spectaculaire sans qu'on puisse l'assigner à une authentique révolution démocratique. Je pense par exemple à la pseudo-révolution de 1917 qui va donner naissance à l'URSS, ou encore à la pseudo-révolution islamique en Iran : on parle ici à tort de révolution, on devrait plutôt parler de putsch. Pour voir ce qu'il en est, il faut regarder la structure.  En 1917, on passe du pouvoir totalitaire du Tsar au pouvoir totalitaire du PC. En Iran en 1979, on passe du pouvoir totalitaire du Shah au pouvoir totalitaire des mollahs : où est l'inversion des marqueurs ? Ces pseudo-révolutions sont des putschs. Il y a putsch quand on passe d'un régime totalitaire à un autre régime totalitaire.
Du point de vue  structurel, toute révolution démocratique consiste en un processus d'inversion des marqueurs, par lequel un État passe du régime totalitaire au régime démocratique.


2.2 - De la révolution philosophique à la révolution politico-juridique

Du fait que la révolution démocratique est un processus d'inversion des marqueurs, elle est d'abord une révolution philosophique avant d'être politico-juridique. Parmi ce que les historiens appellent les « causes lointaines » de la Révolution française, figure en bonne place la philosophie des Lumières. Les historiens reconnaissent ainsi que le processus révolutionnaire comme processus d'inversion des marqueurs a dû être préparé et rendu possible par une révolution philosophique.

Les grands noms de la philosophie des Lumières (prise au sens large comme philosophie moderne) Descartes, Spinoza, Hobbes, Locke, Bayle, Montesquieu,Voltaire, Hume, Rousseau, Kant, Condorcet, au-delà de leurs divergences, ont tous apporté leur pierre à l'édifice que constitue l'État de droit. Sur le terrain philosophique, tous ont contribué au processus d'inversion des marqueurs. Qu'on pense simplement à l'engagement de Voltaire contre le dogmatisme et en faveur de la liberté de conscience, à l'œuvre magistrale de Montesquieu en faveur de la séparation des pouvoirs, au travail de Condorcet en faveur de l'Instruction publique et de la laïcité.

En outre, les philosophes des Lumières n'ont pas travaillé dans l'isolement. Leurs travaux ont été relayés, expliqués et popularisés dans des cercles souvent secrets - je pense par exemple aux cercles maçonniques qui au XVIIIe siècle se sont développés en  Angleterre et en France. La façon dont le réseau maçonnique se gouvernait lui-même est un bon exemple : bien avant la naissance de l'État de droit on y pratiquait la séparation entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire, on y pratiquait aussi la circulation élective et démocratique des offices et des charges, enfin dans les Loges, la circulation de la parole était libre. Les sociétés maçonniques n'ont pas seulement relayé les idées des philosophes des Lumières, elles les ont testés dans leur propre pratique et pour leur propre gouvernance, préfigurant par là ce que l'État allait instituer lorsqu'il se transformerait en État de droit. Encore fallait-il étendre à l'extérieur du Temple la révolution philosophique qui s'exerçait à l'intérieur...


2.3 - La révolution philosophique : un travail de défétichisation

La philosophie des Lumières s'est donné pour tâche, entre autres, de surmonter la cité totalitaire et de favoriser l'avènement de l'État de droit : c'est cette tâche qui est révolutionnaire. Pour cela, il a fallu d'abord s'interroger sur l'État totalitaire, le cerner comme œuvre et en comprendre la constitution, les mécanismes. Il fallait comprendre que chacun des marqueurs qui le caractérisent reposait sur un seul et même processus : dépasser les divisions de la société civile au moyen de la fétichisation politique de quelque particularité, de quelque différence, de quelque appartenance - l'État totalitaire fétichise qui la « race », qui la classe sociale, qui la religion dominante... il repose sur des privilèges.
Comprendre comment est constitué l'État totalitaire revient à se donner les moyens de son dépassement. Puisque la cité totalitaire est produite par la fétichisation d'une appartenance ou d'une particularité, l'État de droit se constituera selon un processus inverse : on procédera à la défétichisation  des particularités et des appartenances, ce qui revient à les suspendre, à les mettre entre parenthèses, à les reléguer dans une zone non-politique.
Et puisque la fétichisation politique produit les marqueurs de la cité totalitaire, l'opération de défétichisation doit au contraire inverser les marqueurs.

La défétichisation comme opération révolutionnaire
Ainsi, le processus révolutionnaire peut être caractérisé comme un processus de défétichisation. Il convient de s'y attarder pour en saisir la teneur.
Dans le Contrat social, Rousseau décrit précisément ce processus au moyen du mécanisme de l'aliénation juridique. Il y a encore une manière plus simple de comprendre le mécanisme, et cette fois encore nous nous tournerons vers la pratique maçonnique. Tout le monde sait qu'une injonction est faite à chaque Maçon : « laisser ses métaux à la porte du Temple ». Les métaux représentent ici les particularités et les appartenances. En venant du monde profane, le Maçon arrive « chargé de métaux » : chacun en effet est pris dans des appartenances sociales, économiques, politiques. Les uns sont nobles, d'autres sont membres du clergé, les uns sont catholiques, d'autres sont musulmans, protestants, athées, les uns sont blancs, d'autres sont noirs... Or, laisser ses métaux à la porte du Temple, c'est s'efforcer de mettre autant que possible entre parenthèses ses particularités, ses appartenances et même ses convictions. Cette opération de dépouillement philosophique est une opération de défétichisation.
Le noble, le bourgeois, le clerc déposent leurs métaux ; ils mettent entre parenthèses leur appartenance de classe : se constitue ainsi, à l'intérieur de la Loge, une société d'égaux, autrement dit une fraternité. Ce qui vaut pour les appartenances de classe vaut aussi pour les convictions religieuses ou politiques, qu'il convient aussi de défétichiser.

On sait ce que produit la fétichisation politique des convictions : elle est constitutive de la division entre vérité officielle et opinions déviantes criminalisées. La défétichisation des convictions a d'abord pour effet d'abolir cette division ; dorénavant il n'y a plus ni vérité officielle ni opinion criminelle, il n'y a plus que des opinions équivalentes en dignité. Cela rappelle la liberté d'opinion.
En défétichisant nos convictions, nous créons une sorte d'espace critique dans lequel la parole circule librement et entre dans une dialectique féconde. Tant que nous fétichisons nos convictions nous pensons détenir la vérité absolue et nous diabolisons les désaccords (injures, anathèmes, excommunications, psychiatrisations, « rééducations »). En procédant à la défétichisation des convictions, nous sommes obligés d'argumenter, de nous ouvrir à la critique, nous cherchons ensemble la vérité, pourvu que le débat soit réglé et de bonne foi. Le processus d'émancipation dialectique peut se mettre en place. L'essence de ce processus révolutionnaire réside donc dans une opération philosophique.

Supposons à présent que le monde profane représente la société civile et que le temple représente la sphère de l'autorité publique, l'État. Que nous apprend la philosophie des Lumières ? Elle nous lance un avertissement on ne peut plus clair : si vous entrez dans le temple en fétichisant politiquement vos appartenances, vous constituez une œuvre noire. Inversement, si vous entrez dans le temple en déposant les métaux, en vous soumettant à une opération de défétichisation, alors vous vous donnez les conditions de production d'une œuvre démocratique.

De cela on conclura que toute cité démocratique, tout État de droit, est l'œuvre d'une opération de défétichisation, de mise entre parenthèses au niveau politique des appartenances et particularités. Cette opération de défétichisation se cristallise en un refus que la loi soit faite en ma faveur, exclusivement pour moi et pour les miens.
Cette question est au fondement de l'État de droit, qu'il soit une démocratie communautaire ou une république laïque. On peut alors se demander où est la différence.
Dans le premier cas, celui de la démocratie communautaire, cette défétichisation se noue autour du principe de tolérance ; dans le cas de la république laïque, il se noue autour du principe de laïcité. C'est cette différence qu'il faut examiner maintenant.
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© Jean-Marie Kintzler et Mezetulle, 2010

Lire la suite : troisième partie
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