5 septembre 1970
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Crucifix dans les écoles italiennes :
la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme consacre la liberté de conscience
par Charles Arambourou
La laïcité commence à partir du moment où l’on pose que l’organisation de la cité doit se passer de tout fondement religieux - ce point a largement été abordé dans Mezetulle. Ce n’est donc pas à l’aune de la diversité et de l’égalité des religions que se mesure la laïcité (contrairement à la prétendue « laïcité plurielle », ou « ouverte »), mais à l’égalité totale entre tous les citoyens, quels que soient leurs choix de conscience. En pratique, la pierre de touche de la laïcité, c’est l’égalité de traitement dont jouissent ceux qui ne se réclament d’aucune religion : autrement dit le respect de la liberté de ne pas croire, critère déterminant de la liberté de conscience.
Incroyants et autres irreprésentables
Définissons d’abord l’ensemble « hors religions » concerné. Il ne se compose pas seulement des « athées et agnostiques ». Il comporte aussi les « indifférents » : ceux qui refusent pour eux-mêmes toute spiritualité ou tout choix de « conscience »(1).
Mais il doit également inclure tous ceux qui « croient » à titre personnel (dans la « sphère de l’intime »(2)), et le manifestent éventuellement en public (sphère privée), sans se reconnaître pour autant dans un dogme, ou dans une religion organisée, ou dans l’enseignement d’un clergé, ou simplement dans quelque « représentant » de leur conscience que ce soit. En France, cette dernière catégorie couvre sans doute la majorité des catholiques baptisés, si l’on en juge par la faiblesse de la pratique du culte, l’évolution des mœurs sexuelles et de la contraception, la contestation fréquente de l’autorité papale ou épiscopale…
« La République ne reconnaît […] aucun culte », dit l’article 2 de la loi de 1905 : de fait, l’écrasante majorité des citoyens ne sont pas « représentables » par un « culte » ! L’égalité de traitement des « incroyants » concerne donc en réalité beaucoup de monde.
La Cour européenne des droits de l’homme lève enfin une ambiguïté sur « la liberté de ne pas croire »
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg, émanation du Conseil de l’Europe (et non de l’Union Européenne)(3), a été créée en 1959 pour « connaître des allégations de violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » de 1950 (la Convention).
Par deux arrêts essentiels du 4 décembre 2008 (Kervanci c. France et Dogru c. France), la CEDH avait, déboutant deux plaignantes exclues de leur collège pour refus d’ôter leur voile en cours d’EPS, consacré les principes de la laïcité comme conformes au respect des libertés religieuses. Décision confirmée par une série d’arrêts de 2009 (pour des faits postérieurs à la loi du 15 mars 2004 réglementant le port des signes religieux par les élèves des écoles).
Mais l’on pouvait s’interroger sur l’ambiguïté persistant : la liberté de conscience ne se limitait-elle pas, pour la Cour, au pluralisme religieux ? Quid de la liberté de ne pas croire ?
Or, par l’arrêt Lautsi c. Italie du 3 novembre 2009, la CEDH vient de trancher clairement.
Les faits et la décision de la CEDH
Mme Lautsi demandait, au nom du respect des convictions laïques dans lesquelles elle souhaitait éduquer ses enfants de 11 et 13 ans, le retrait des crucifix des salles de classe de l’école publique qu’ils fréquentaient. Déboutée à plusieurs reprises par la justice italienne (considérant que la croix « représentait des valeurs humanistes » conformes à « la laïcité de la Constitution italienne » !), elle se tourna vers la CEDH, invoquant le droit à l’instruction (article 2 du protocole additionnel n° 1 à la Convention) et celui à la « liberté de pensée, de conscience et de religion » (article 9 de la Convention).
Le communiqué du Greffier indique notamment que, jugeant la demande recevable, la Cour a estimé que le crucifix, symbole évident d’une religion donnée, pouvait perturber les élèves d’autres religions (notamment « minoritaires ») ou athées. La « liberté négative » de ne croire en aucune religion mérite une protection particulière, si la personne est placée dans une situation dont elle ne peut se dégager, ou seulement au prix d’efforts disproportionnés.
L’Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l’éducation publique qui doit chercher à inculquer aux élèves une pensée critique. L’exposition obligatoire d’un symbole d’une confession donnée dans les salles de classe restreint donc le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions, ainsi que celui des enfants de croire ou de ne pas croire.
La Cour, concluant à l’unanimité à la violation conjointe des textes invoqués, a condamné l’Etat italien à verser 5 000 € à la plaignante au titre de « préjudice moral ».
La liberté de conscience pleinement consacrée
On regrettera certes que l’Etat italien n’ait à aucun moment proposé d’enlever les crucifix litigieux, invoquant des considérations d’opportunité : mais la CEDH n’a pas la compétence de lui enjoindre d’agir. Par ailleurs, la modestie de la condamnation risque de la priver de lendemain –sauf à ce que nombres d’autres actions en justice aient lieu.
Néanmoins, quelle avancée sur le plan du droit comme de la philosophie de la laïcité ! La CEDH vient de consacrer le droit de ne pas croire, et plus généralement celui de refuser l’imposition de signes d’une religion donnée dans la sphère de l’autorité publique, comme découlant de la laïcité d’un Etat, et conformes à la « liberté de pensée, de conscience et de religion ». C’en est fini de l’insupportable domination de la liberté religieuse sur toutes les autres formes de conscience. On comprend les cris d’orfraie poussés par le Vatican.
Désormais, les libertés religieuses ne sont juridiquement consacrées que comme une forme possible d’une liberté plus vaste, incluant les diverses aspects de l’incroyance (ou de la croyance non-religieuse) : la liberté de conscience, qui leur est supérieure. Si la liberté de conscience inclut la liberté religieuse, la proposition inverse n’est pas vraie : DONC la première doit, en tous les cas, l’emporter sur la seconde.(4)
Les militants laïques peuvent ainsi se prévaloir de la Convention européenne des droits de l’homme pour contester la présence de crucifix dans les salles d’examen, voire (pourquoi pas ?) la situation de l’Alsace-Moselle et autres territoires « non laïques » de la République.
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© Charles Arambourou et Ufal-Flash, 2009
Notes
la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme consacre la liberté de conscience
par Charles Arambourou
En ligne le 24 novembre 2009
Lire l'article sur son site d'origine, avec les remerciements de Mezetulle à UFAL Flash
Lire l'article sur son site d'origine, avec les remerciements de Mezetulle à UFAL Flash
La laïcité commence à partir du moment où l’on pose que l’organisation de la cité doit se passer de tout fondement religieux - ce point a largement été abordé dans Mezetulle. Ce n’est donc pas à l’aune de la diversité et de l’égalité des religions que se mesure la laïcité (contrairement à la prétendue « laïcité plurielle », ou « ouverte »), mais à l’égalité totale entre tous les citoyens, quels que soient leurs choix de conscience. En pratique, la pierre de touche de la laïcité, c’est l’égalité de traitement dont jouissent ceux qui ne se réclament d’aucune religion : autrement dit le respect de la liberté de ne pas croire, critère déterminant de la liberté de conscience.
Incroyants et autres irreprésentables
Définissons d’abord l’ensemble « hors religions » concerné. Il ne se compose pas seulement des « athées et agnostiques ». Il comporte aussi les « indifférents » : ceux qui refusent pour eux-mêmes toute spiritualité ou tout choix de « conscience »(1).
Mais il doit également inclure tous ceux qui « croient » à titre personnel (dans la « sphère de l’intime »(2)), et le manifestent éventuellement en public (sphère privée), sans se reconnaître pour autant dans un dogme, ou dans une religion organisée, ou dans l’enseignement d’un clergé, ou simplement dans quelque « représentant » de leur conscience que ce soit. En France, cette dernière catégorie couvre sans doute la majorité des catholiques baptisés, si l’on en juge par la faiblesse de la pratique du culte, l’évolution des mœurs sexuelles et de la contraception, la contestation fréquente de l’autorité papale ou épiscopale…
« La République ne reconnaît […] aucun culte », dit l’article 2 de la loi de 1905 : de fait, l’écrasante majorité des citoyens ne sont pas « représentables » par un « culte » ! L’égalité de traitement des « incroyants » concerne donc en réalité beaucoup de monde.
La Cour européenne des droits de l’homme lève enfin une ambiguïté sur « la liberté de ne pas croire »
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg, émanation du Conseil de l’Europe (et non de l’Union Européenne)(3), a été créée en 1959 pour « connaître des allégations de violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » de 1950 (la Convention).
Par deux arrêts essentiels du 4 décembre 2008 (Kervanci c. France et Dogru c. France), la CEDH avait, déboutant deux plaignantes exclues de leur collège pour refus d’ôter leur voile en cours d’EPS, consacré les principes de la laïcité comme conformes au respect des libertés religieuses. Décision confirmée par une série d’arrêts de 2009 (pour des faits postérieurs à la loi du 15 mars 2004 réglementant le port des signes religieux par les élèves des écoles).
Mais l’on pouvait s’interroger sur l’ambiguïté persistant : la liberté de conscience ne se limitait-elle pas, pour la Cour, au pluralisme religieux ? Quid de la liberté de ne pas croire ?
Or, par l’arrêt Lautsi c. Italie du 3 novembre 2009, la CEDH vient de trancher clairement.
Les faits et la décision de la CEDH
Mme Lautsi demandait, au nom du respect des convictions laïques dans lesquelles elle souhaitait éduquer ses enfants de 11 et 13 ans, le retrait des crucifix des salles de classe de l’école publique qu’ils fréquentaient. Déboutée à plusieurs reprises par la justice italienne (considérant que la croix « représentait des valeurs humanistes » conformes à « la laïcité de la Constitution italienne » !), elle se tourna vers la CEDH, invoquant le droit à l’instruction (article 2 du protocole additionnel n° 1 à la Convention) et celui à la « liberté de pensée, de conscience et de religion » (article 9 de la Convention).
Le communiqué du Greffier indique notamment que, jugeant la demande recevable, la Cour a estimé que le crucifix, symbole évident d’une religion donnée, pouvait perturber les élèves d’autres religions (notamment « minoritaires ») ou athées. La « liberté négative » de ne croire en aucune religion mérite une protection particulière, si la personne est placée dans une situation dont elle ne peut se dégager, ou seulement au prix d’efforts disproportionnés.
L’Etat est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l’éducation publique qui doit chercher à inculquer aux élèves une pensée critique. L’exposition obligatoire d’un symbole d’une confession donnée dans les salles de classe restreint donc le droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions, ainsi que celui des enfants de croire ou de ne pas croire.
La Cour, concluant à l’unanimité à la violation conjointe des textes invoqués, a condamné l’Etat italien à verser 5 000 € à la plaignante au titre de « préjudice moral ».
La liberté de conscience pleinement consacrée
On regrettera certes que l’Etat italien n’ait à aucun moment proposé d’enlever les crucifix litigieux, invoquant des considérations d’opportunité : mais la CEDH n’a pas la compétence de lui enjoindre d’agir. Par ailleurs, la modestie de la condamnation risque de la priver de lendemain –sauf à ce que nombres d’autres actions en justice aient lieu.
Néanmoins, quelle avancée sur le plan du droit comme de la philosophie de la laïcité ! La CEDH vient de consacrer le droit de ne pas croire, et plus généralement celui de refuser l’imposition de signes d’une religion donnée dans la sphère de l’autorité publique, comme découlant de la laïcité d’un Etat, et conformes à la « liberté de pensée, de conscience et de religion ». C’en est fini de l’insupportable domination de la liberté religieuse sur toutes les autres formes de conscience. On comprend les cris d’orfraie poussés par le Vatican.
Désormais, les libertés religieuses ne sont juridiquement consacrées que comme une forme possible d’une liberté plus vaste, incluant les diverses aspects de l’incroyance (ou de la croyance non-religieuse) : la liberté de conscience, qui leur est supérieure. Si la liberté de conscience inclut la liberté religieuse, la proposition inverse n’est pas vraie : DONC la première doit, en tous les cas, l’emporter sur la seconde.(4)
Les militants laïques peuvent ainsi se prévaloir de la Convention européenne des droits de l’homme pour contester la présence de crucifix dans les salles d’examen, voire (pourquoi pas ?) la situation de l’Alsace-Moselle et autres territoires « non laïques » de la République.
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© Charles Arambourou et Ufal-Flash, 2009
Notes
- L’athéisme pratique n’est pas moins digne en humanité que l’athéisme théorique des philosophes, ou l’athéisme méthodologique des scientifiques.
- En proposant la distinction ternaire : sphère de l’autorité publique (pouvoirs et services publics et leurs agents) ; sphère privée, incluant les manifestations et les lieux publics (champ des libertés religieuses ou philosophiques) ; sphère intime (domaine de la foi ou de l’incroyance personnelles).
- Le Conseil de l’Europe compte 47 pays, hors Bélarus, mais y compris Turquie, Russie, et les membres de l’UE.
- Extrait d’un cours d’éducation civique de Quatrième (en 2009) : Les libertés fondamentales ; 1) la liberté religieuse… De longs et pénibles efforts nous attendent encore !