30 novembre 1970 1 30 /11 /novembre /1970 16:29

Ouvrir l'école ?
par Véronique Blanc-Blanchard (1)

En ligne le 13 novembre 2012


Il fallait, paraît-il, ouvrir une Ecole enfermée dans ses conservatismes. Un maître autoritaire y imposait des savoirs morts à des élèves passifs, coupés de la vie concrète.
On l’a donc ouverte — aux parents, à la logique marchande, au modèle médiatique, aux communautés. On l'a installée dans le brouhaha de la société, où l’on réagit, où l’on s’adapte, — où l’on ne pense pas.
Ce faisant, on l’a dénaturée. Une école ouverte est une école du bruit (et parfois de la fureur), très loin des conditions nécessaires à l’étude.


L'indécence de l'époque ne provient pas d'un excès, mais d'un déficit de frontières.
Il n'y a plus de limites à parce qu'il n'y a plus de limites entre. Les affaires publiques et les intérêts privés.
Entre le citoyen et l'individu, le nous et le moi-je. Entre l'être et son paraître. [...]
Entre l'école, d'un côté, les croyances et les intérêts, de l'autre. Entre l'état et les lobbies.

Régis Debray (2)



1 -  L'école ouverte à tous les vents...

L'idéologie néo-libérale et la pédagogie officielle – car hélas, il y en a une – imposent à l'école, depuis trente ans, le modèle de l'entreprise. Elle en a emprunté le langage — « évaluation », « compétence », « projet », « gestion des équipes », « outil de pilotage ». Les maîtres sont désormais des techniciens de la pédagogie chargés d'appliquer les méthodes conçues par des experts de l'éducation. Sous prétexte d'« efficience », la suspicion a remplacé la traditionnelle et indispensable confiance dans des maîtres qui désormais consacrent une part non négligeable de leur temps à rendre des comptes à l'administration.
Les marchands ont suivi. L'institution autorise en effet à importer dans les classes matériels et supports publicitaires divers, ou à transporter les classes elles-mêmes dans des lieux commerciaux pour y pratiquer ateliers de jardinage et autres ...

Dans cette école ouverte, le modèle des médias a contaminé les manières de transmettre. La transmission raisonnée du savoir est souvent remplacée par l'engrangement d'informations hétérogènes. Les exercices systématiques, si ennuyeux, sont réduits à peau de chagrin. Le maître ne doit plus être enfermé dans son savoir académique, il apprend désormais à communiquer et faire communiquer. Il est un animateur, il organise des activités autour de projets. Afin de motiver ses élèves, il rend ludique et actif leur rapport au savoir. L'image, vivante et colorée, remplace l'idée, abstraite, austère. Est ainsi prolongée, dans la classe, la vidéosphère dont les élèves sont déjà repus hors de l'école. Le maître moderne organise des sorties et invite des « personnalités » afin de rendre concret son enseignement. La parole et la spontanéité de l'enfant sont sacralisées. On ne lui demande plus de s'élever, on le laisse s'épanouir et s'exprimer.
Enfin, dans l'esprit du différencialisme à la mode, l'école fait une place privilégiée au proche, au local, au particulier, loin de sa vocation à l'universalité.

A cette intrusion de l'idéologie s'ajoute la pression bien réelle des familles et des communautés. L'ouverture de l'école aux parents, inscrite dans la loi Jospin de 1989, a dissous l'autorité du maître. Les propositions de redoublement, presque systématiquement contestées, sont le plus souvent annulées par une commission où paradent les parents et non le maître concerné, ce qui ruine l'autorité de l'enseignant, régulièrement et publiquement désavoué par sa hiérarchie, alors qu'il est seul à connaître le niveau scolaire de l'élève et son réel intérêt. Passons sur les statistiques manipulées et les sophismes selon lesquels le redoublement ne sert à rien, alors qu’il s’agit seulement de faire des économies ! Nous savons tous ce qu'il advient d'un élève qui arrive au CM2 sans savoir lire.
Les vannes étant ouvertes, les sanctions ont ensuite été régulièrement contestées, les parents s'érigeant systématiquement en avocats inconditionnels de leur progéniture. Enfin, les choix pédagogiques du maître sont de plus en plus souvent mis en cause.

La pression communautariste n'est pas moins nette. Le rapport sur « Les défis de l'intégration à l'école » (3) fait état, dès l'école élémentaire, d'obstacles croissants à l'enseignement dans quasiment toutes les disciplines. Cet enfermement dans les différences génère un climat conflictuel. Comment dès lors s'étonner que la violence entre elle aussi à l'école ?



2 - La nature et les missions de l'école impliquent d'en faire un lieu protégé

Une très vieille histoire...
L'école fut longtemps un lieu protégé. Scholè désignait en grec le « loisir », le moment de l'étude et de la réflexion, loin de toute préoccupation utilitaire. On savait déjà que penser suppose concentration, sérénité et mise à distance des turbulences de la rue.
Au XVIIIe siècle, les philosophes qui ont conçu l'école de la République ont repris et renforcé cette idée. Pour former des consciences libres et des citoyens égaux, l’école devait être à l'abri non seulement des soucis ordinaires de la vie mais aussi de toute pression politique et religieuse. Mais il paraît que nous sommes désormais plus intelligents que Condorcet.
Au XIXe siècle, l'école laïque et publique a été conçue pour libérer l'instruction du monopole de l'Eglise. La loi de 1905 est une manifestation éclatante de cette nécessité. Certes, l’école de J. Ferry, nationaliste, revancharde, colonialiste, n'était pas sans défauts. Raison de plus de tenir l'école, autant qu'il se peut, à l'abri de l’inusable pression de l'idéologie du moment.
Vingt-cinq siècles de réflexion, pratiquée par les meilleurs penseurs de chaque époque sur les conditions de la libération de l'esprit, ne peuvent être effacés par quelques décennies d’une rhétorique bon marché qui admet sans examen que « l'ouvert » est nécessairement supérieur au clos.

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Quelles sont les missions de l'école?
La première est de faire d'un enfant un adulte non seulement instruit mais libre. « Libérer, c'est donner à chacun les moyens de son indépendance intellectuelle, lui permettant de se soustraire à la tutelle d'autrui et d'exercer son jugement y compris lorsqu'il doit s'en remettre à plus savant que lui. » (4)
Or, quand il entre à l'école, l'enfant ne dispose pas encore de cette autonomie de jugement, condition de la pleine maîtrise de sa liberté. Il est soumis à toutes sortes de déterminismes sociaux, familiaux, communautaires.... Il est une liberté en puissance mais pas encore en acte.
L'école est ce lieu où l'enfant sera soustrait, pour un temps, au poids de la société. Il y devient un élève — plus tout à fait un enfant, et pas encore un homme. Cette mise à distance provisoire l’aide à développer sa propre raison, à dégager sa pensée des opinions et des préjugés qui l'aliènent. Cette séparation de principe permet de considérer l'élève non comme subjectivité enlisée dans ses affects et ses appartenances mais comme puissance de pensée. Certes, le maître sait bien que l'enfant n'est pas seulement un être de raison. Mais il veut et il doit l'ignorer : c'est la seule façon de ne pas transformer la situation sociale de l'enfant en destin.
Cette mise à distance de tout particularisme, condition de l'accès à la libération de chacun, est aussi la condition de l'égalité de tous. Accueillir tous les élèves ne signifie pas faire entrer avec eux tous les particularismes qui les déterminent — au contraire. « L'écolier n'est pas seulement un enfant, il entre à l'école sans bagage, si ce n'est le livre et le cahier. » (5) Parce qu'on ne s'adresse qu'à sa raison et que la raison est la même pour tous, l'élève se découvre l'égal de tous. Il est un parmi des pairs. Il n'y a plus d'étranger à l'école. Cette ascèse constitue une étape décisive dans la véritable socialisation de l'enfant, elle est même au cœur de la formation du citoyen. 
 
Quelle est la nature de cette instruction délivrée à l'école ?
Elle ne consiste pas à acquérir ce dont on a besoin immédiatement et elle est bien plus qu'une somme d'informations. Elle consiste à transmettre de façon explicite un savoir raisonné en allant des éléments à leur combinaison, par degrés. Dans ce travail patient, rigoureux, incompatible avec toute précipitation, seule la raison active de celui qui apprend est mise en œuvre. Ainsi, l'instruction véritable n'a rien d'une soumission quelconque. Bien au contraire, elle fait expérimenter à l'élève sa propre liberté. Quand il a compris la règle de l'accord de l'adjectif avec le nom, ou le sens d'une retenue dans une addition, il est capable de n'obéir qu'à sa seule raison pour résoudre des difficultés similaires. Personne ne lui dictera plus ce qu'il pense, sa raison y suffira. On ne va pas à l'école pour y consommer un service ou accumuler des compétences éparses, on y est pleinement engagé dans un rapport à sa propre liberté (6).
Ce détour par la raison et par l'abstraction permet « d'éclairer » le monde concret. Il faut paraît-il étudier ce qui se voit, mais ce qui se voit n'est compréhensible qu'à partir de ce qui ne se voit pas. Ce que l'on voit, c'est l'apparent : le soleil semble tourner autour de la terre. Seul le concept de rotation de la terre sur elle-même corrige cette apparence. Cet indispensable détour par l'abstrait suppose toujours qu'on se détache de l'immédiat et du « pratique». C'est donc l'abstrait qui rend le concret intelligible. Le rôle de l'école n'est pas de montrer aux élèves ce que le monde ambiant exhibe tous les jours, mais ce qu'il leur cache. 

Parce qu'elle vise l'égalité et la liberté, « l'école publique est dévolue à l'universel »(7). Par le savoir raisonné et la culture, elle promeut ce qui rapproche les hommes, ce qui les unit par-delà leurs différences. Un homme qui a compris une fois ce qu'est une preuve de géométrie sait en quoi et pourquoi il est l'égal de tous les hommes. Car une preuve ne vaut pour un que si elle vaut pour tous.
De même les grandes œuvres montrent à l'élève que l'humanité est une par-delà la diversité des cultures. Elles ont traversé le temps, transcendé le moment et le lieu de leur création, parce qu'elles parlent de ce qui nous est commun — l'humaine condition. En mettant l’élève à l'écoute de ce que l'humanité a inventé de plus grand, l'école opère un décentrement fécond et donne à l'élève un regard éclairé et distancié sur ce qui le détermine. Cette définition de « l'élève » nous entraîne bien loin du concept terriblement réducteur d'« apprenant ».
Que l'école mette l'élève en contact avec les grandes œuvres  n'implique évidemment pas un déni de valeur à l'égard des cultures. Elle veut seulement, par la culture universelle, élargir son horizon et faire advenir un monde de références communes.
En mettant en avant ce qui unit les hommes et non ce qui peut les opposer, en faisant de l'école un lieu protégé, l'élève fera enfin l'expérience de la fraternité et de la concorde.
Une école protégée est la vraie école de la liberté, de l'égalité, de la fraternité. Elle est un lieu où peut s'accomplir sereinement l'instruction.
Elle ne doit pas être ouverte sur la rue, en bas, mais sur le haut, sur le genre humain, sur l'universel.

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3 - Ecole ouverte, école en danger

Si l'école veut être elle-même, et remplir ses missions, elle doit être protégée de toutes les pressions externes.

Elle doit se protéger du modèle de l'entreprise qui considère le savoir non pas comme un bien en soi, mais sous le seul angle de l'utilité immédiate, dont l'objectif de rentabilité n'a rien à voir avec la formation d'esprits libres. Cette dérive adaptative et utilitariste est la négation de la culture comme élément essentiel de ce qui accomplit l'humain en nous. En adaptant les contenus de l'enseignement au « public » auquel on s'adresse, en donnant les grandes œuvres de l'humanité aux « héritiers » et une sous-culture aux déshérités, l'école opère une discrimination insupportable.

Elle doit être détournée du modèle médiatique. L’école n'informe pas, elle enseigne selon l'ordre des raisons. L'élève qui comprend le théorème de Pythagore n'est pas simplement informé, il est capable de le démontrer — d'en parler à la première personne.

L'école implique aussi, pour le bien de tous, une certaine distance avec la famille et les communautés. En famille, l’enfant est au cœur de toutes les attentions. A l'école, c'est la transmission du savoir qui est centrale. L’élève n'y est qu'un parmi ses égaux. La relation pédagogique nécessite une certaine distance, un certain détachement pour faire advenir la raison. Ni indulgent comme une mère, ni autoritaire comme un chef, le maître est l'homme de l'impartialité et de  l'« invincible patience » (8). En devenant élève, l'enfant rompt l'unité fusionnelle de la famille, il ne lui appartient plus tout à fait, même s'il ne s'appartient pas encore tout à fait lui-même.

La pression sociale et familiale s'exerce toujours dans le sens du conformisme et des besoins immédiats. A cette pression s'ajoute aujourd'hui celle de l'institution, qui pèse obstinément pour son « ouverture ».
Une école ouverte est une école qui adapte, conforme et reproduit, non une école qui libère. Une école qui renonce à ses exigences propres. L'école ouverte est-elle encore une école ? Pas une école républicaine, en tout cas.

La véritable école, celle qui doit être offerte à tous les enfants, quelles que soient leurs origines sociales, religieuses, ou géographiques, ouvre à l'universel, par une instruction raisonnée et une culture exigeante. Elle commence par la mise entre parenthèses des réalités les plus immédiates. C'est à cette condition que l'enfant devient véritablement un « élève », c'est-à-dire un être humain qui s'élève, se libère et s'humanise — pour pouvoir, le moment venu, se passer de maître.

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© Véronique Blanc-Blanchard et La Quinzaine Universitaire, 2012
Voir les autres articles de Véronique Blanc-Blanchard en ligne sur Mezetulle.

Notes 

1 - Texte paru dans la revue du SNALC La Quinzaine Universitaire, n° 1350, avec les remerciements de Mezetulle pour l'autorisation de reprise.
2 - Régis Debray, Eloge des frontières, Paris : Gallimard, 2010.
3 - Haut Conseil à l'Intégration, 2010.
4 - Catherine Kintzler L'école de la République : refondation ou réforme?.
5 - Jacques Muglioni, L'école ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993.
6 - Voir l'article référencé note 4, et C. Kintzler Laïcité, souveraineté et culture critique.
7 - Henri Pena-Ruiz, Qu'est-ce que l'école?, Paris : Folio-Actuel, 2005.
8 - Alain, Propos sur l'éducation, VII.

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