25 novembre 1970 3 25 /11 /novembre /1970 21:26

Que signifie refonder l’école
et lui rendre le pouvoir spirituel ?
par Jean-Michel Muglioni

En ligne le 27 septembre 2012


Jean-Michel Muglioni se demande ce que signifie un projet de refondation de l’école et le définit à partir du sens des mots – des termes mêmes que le ministre a utilisés. Au lecteur de juger s’il les comprend comme les comprennent les rédacteurs du site ministériel relatif à cette refondation.


Refonder est révolutionnaire

Prenons au mot le nouveau ministre de l’Education nationale. Qu’est-ce que refonder l’école ? On « refonde » un bâtiment quand ses fondations sont détruites ou ébranlées au point qu’il risque de s’effondrer ou s’est déjà effondré : il faut tout refaire à partir de zéro. Refonder non un bâtiment mais une institution est rigoureusement révolutionnaire : on fait table rase pour que la nouvelle construction ne repose pas sur l’ordre ancien. Révolution veut dire aussi bien retour au point de départ, comme la révolution d’un astre. Il ne s’agit donc pas seulement d’une restauration : la Restauration était contre-révolutionnaire.


Mais, pour refaire les fondations d’une maison, il faut que ce qu’elles portent soit ôté. Comment refonder une institution sans d’abord la détruire complètement ? Refonder l’école suppose que pendant un certain temps il n’y ait plus d’école, si du moins on prend la métaphore des fondements très au sérieux. Cet argument permet de comprendre pourquoi de grands esprits comme Montaigne, Descartes ou Rousseau n’étaient pas révolutionnaires. La table rase qui suit le renversement de l’ordre ancien est le lieu de tous les crimes et de toutes les incertitudes, c’est un état de nature où peut arriver n’importe quoi, en dehors de tout droit d’abord. Est-ce une objection contre le projet révolutionnaire de refonder l’école aujourd’hui  ? Non, car n’y a pas lieu de faire disparaître l’école : l’idée de refonder l’école est sensée parce qu’en effet il n’y a plus d’école. On le voit, je prends très au sérieux le projet du ministre : la volonté de refondation suppose la prise de conscience de la disparition de l’école. Et l’accent qu’il met sur l’école primaire va dans le même sens : il est nécessaire de commencer par les bases, par l’élémentaire. Au-delà, au-dessus, il sera plus difficile de « refonder » tant que de nouveaux élèves ne monteront pas d’une véritable école élémentaire (et d’abord sachant réellement lire, écrire, compter, ayant pris l’habitude de suivre des cours dans le silence, etc.). [ Haut de la page ]



Les erreurs passées

Seulement rien ne nous garantit encore qu’on ne reproduira pas les erreurs du passé  : qu’on n’appliquera pas une nouvelle fois les médecines moliéresques qui ont détruit l’institution, l’ouverture de l’école au monde extérieur et le pédagogisme, c’est-à-dire la primauté de l’approche sociologique et psychologique sur les principes proprement scolaires de l’instruction. Evitera-t-on aussi les erreurs commises à la fin du XIX° siècle et au début du XX° par les fondateurs de l’école républicaine ? Ainsi convient-il d’enseigner la morale comme une discipline à part, ou bien doit-on s’en tenir à la fonction propre de l’école qui est d’instruire ? Refonder l’école, n’est-ce pas faire qu’elle soit l’école, c’est-à-dire simplement instruise ?


L’école, pouvoir spirituel

Si donc le ministre donne au mot refondation son vrai sens, il faut qu’il ose dire que la fin de l’école est d’instruire, et qu’il se prononce sur le rapport de l’école à la société. Or lui-même a osé proclamer qu’il fallait rendre à l’école le pouvoir spirituel – proposition admirable, qui a quelque chose de comtien (quoiqu’Auguste Comte n’ait eu aucune illusion sur l’institution scolaire de son temps). Que signifie « pouvoir spirituel »  ? Cette expression n’a de sens que par opposition à « pouvoir temporel » ou « pouvoir matériel ». Le ministre veut donc dire que la pensée n’a pas à se laisser déterminer par les nécessités de l’entreprise et en cela il s’oppose avec raison à son prédécesseur. Ainsi, alors que le pouvoir temporel peut requérir la force et qu’il faut lui obéir sans avoir pour autant à le respecter, je veux dire sans avoir à l’approuver intérieurement, le pouvoir spirituel désigne la manière dont la diffusion de la vérité éclaire les esprits et permet la formation d’une opinion instruite qui ne soit pas seulement l’expression de superstitions, d’ignorances, d’intérêts et de passions. Ce n’est donc pas un pouvoir d’agir sur les esprits ou d’imposer une direction aux consciences  : il n’est rien s’il cherche à séduire ou à forcer. Trop souvent les clercs (les savants) ont versé dans le cléricalisme au lieu de se contenter de dire le vrai sans chercher à persuader. L’imposture cléricale consiste à imposer ce qu’on croit vrai au lieu de le soumettre au jugement des hommes. Rendre à l’école le pouvoir spirituel, ce n’est donc pas mettre en place un nouveau cléricalisme soumettant les esprits et les consciences aux croyances ou même à la science de quelques-uns, c’est mettre les futurs citoyens en mesure de juger par eux-mêmes de leur destin : c’est les instruire.


Tel est donc l’enjeu d’une refondation de l’école, si l’on prend les mots du ministre au sérieux : faire que l’opinion ne soit plus seulement le jouet du pouvoir en place, quel qu’il soit, politique, économique, financier, médiatique, clérical, ni l’écho des passions et des intérêts de toute sorte. L’opinion est aujourd’hui faite par ce qu’on appelle les médias, qui, contrairement à ce que leur nom peut laisser croire, ne sont pas des intermédiaires entre ceux qui savent et les plus ignorants, mais plutôt l’obstacle interposé entre eux par les puissants. Si la refondation de l’école a vraiment pour finalité de rendre le pouvoir spirituel à l’école, elle doit premièrement faire que l’école ne soit pas soumise à la pression de la rue. [ Haut de la page ]



Fermer l’école comme une Cour d’Assises

Cette idée est aujourd’hui généralement incomprise. Peut-être un exemple permettra-t-il d’en entrevoir le sens. Dans une Cour d’Assises, on met les jurés à l’abri du matraquage de la presse et des cris de la foule, de sorte que chacun puisse juger en conscience et non selon l’opinion, entendue cette fois au sens d’avis non instruit, purement subjectif. La cour et les jurés cherchent la vérité et ne se contentent pas d’opinions. De même, pour que chacun s’y instruise, c’est-à-dire y consulte sa raison et cesse d’être seulement le jouet de ses passions, c’est-à-dire en fin de compte du monde extérieur, il faut que l’école soit fermée dans le même sens où la salle de délibération d’un procès d’assises doit être fermée. Pour fléchir les juges, les athéniens avaient l’habitude de faire venir témoigner leurs enfants et leur femme éplorés. La mode tend chez nous à transformer la justice en service de secours aux victimes : comptent non pas d’abord le droit et la raison, mais la pitié et les passions  ; de la même façon une école mise avec les meilleures intentions possible à la merci des parents et des psychologues ne peut pas instruire.Voulez-vous que l’école instruise, que la justice soit seulement la justice, vous passerez pour inhumain et l’on vous accusera d’ignorer les problèmes sociaux. On a reproché à Alain d’ignorer l’enfance, ajoutant « comme tant d’autres éminents éducateurs français, il était sans enfants ; il resta célibataire jusqu’à sa retraite et épousa sa secrétaire »(1).

Que l’école requière une certaine rupture avec la société et les familles, que cette rupture puisse parfois être durement ressentie, cela n’implique pas l’introduction du fouet, qui tout au plus permet le dressage, mais qui n’a jamais rendu intelligent. Et qu’il faille d’abord instruire et non se soucier de ce qu’est l’enfant, afin précisément de l’élever au-dessus de ce qu’il est d’abord, cette exigence en effet considérable a pour fondement le respect en l’enfant de l’homme qu’il a à être. C’est le mépriser au contraire que l’enfermer dans ce qu’il se trouve être à tel âge et venant de tel milieu social. Mais puisqu’il s’agit de faire qu’il comprenne, comment faire si l’on ne s’assure pas à chaque instant qu’il suit et ne perd pas pied, et sans reprendre sans cesse, patiemment, avec les plus lents ?


Délivrer l’enfant de son milieu social

Mon propos repose sur cette idée que l’école n’est une école que si elle est protégée du milieu extérieur, c’est-à-dire de la société, à la fois parce que la société n’instruit pas et parce que la clôture de l’école est la seule façon de délivrer maîtres et élèves des pressions qui s’exercent sur eux et nécessairement troublent le jugement. Soutenir cette thèse n’est pas ignorer les influences sociales et familiales, c’est au contraire les prendre en compte pour les neutraliser autant qu’il est possible(2). Et certes il est vrai que l’école de la république ne les a jamais totalement vaincues même au temps où elle n’était pas en ruines, mais les instituteurs des débuts de la troisième République étant recrutés et formés dans des écoles normales départementales n’étaient pas étrangers au milieu de leurs élèves. Il est possible que leur formation exige aujourd’hui une mise au point sur les milieux sociaux de leurs futurs élèves, fondée non sur des doctrines ou des théories sociologiques, mais sur la connaissance du terrain. Mais le principe demeure le même : instruire sans croire que l’origine sociale ou ethnique doit changer le contenu de l’enseignement. Ne pas priver de Mozart un élève noir sous prétexte que « sa » musique serait africaine et non allemande, pour prendre un exemple qui n’est malheureusement pas fictif  : d’où l’on devrait même conclure qu’il est essentiel d’apporter à l’élève ce qu’il ne trouve pas dans son milieu social et familial.


L’administration au service de l’enseignement

Et comment inventer sans cesse pour faire naître la compréhension et exercer le jugement si la classe n’est pas silencieuse et attentive ? Comment libérer les esprits si le plus grand désordre règne et si parents, administration et élèves exercent sur le maître la dictature de leurs passions ? Je me souviens avoir vexé un proviseur que je remerciais d’être à mon service, c’est-à-dire au service des élèves, puisqu’il me permettait par l’administration de l’établissement d’avoir une salle calme où enseigner était possible. Si la gestion devient une fin en soi, au lycée comme à l’hôpital, c’est-à-dire si soigner et instruire ne sont plus le principe qui gouverne tout ce qui se passe dans ces établissements, alors ils ne peuvent plus remplir leur fonction. La dictature des passions ou des affects et la dictature gestionnaire, l’irrationalité de l’une et la fausse rationalité de l’autre sont inséparables et s’entretiennent l’une l’autre.

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© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2012
Voir les autres articles de Jean-Michel Muglioni sur Mezetulle.

Sur le projet de refondation de l'école, on consultera aussi L'école de la République : refondation ou réforme ? par C. Kintzler.


Notes 

1.    Sottisier du Bulletin des amis d’Alain n° 80 nov. 1995 p.90. Cette perle, qui exprime clairement une opinion dominante selon laquelle l’enfant et non l’élève doit être au centre de l’école, est de Theodore Zedlin (Histoire des passions françaises, seuil  vol.2 p.244).
 2.    Cf. l’exemple du préceptorat : Pacifier l’école, L’éducation par l’instruction.


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