27 novembre 1970 5 27 /11 /novembre /1970 19:12

Pour une refondation républicaine de l'école
Huit préconisations opérationnelles
par Charles Coutel (1)

En ligne le 16 octobre 2012


L'actuelle refondation de l'école publique s'inscrit-elle dans la voie indiquée par le président de la République en mai 2012 lors de son discours d'hommage à Jules Ferry ? Rien n'est moins sûr, comme le montre ici Charles Coutel en nous rendant attentifs à l'histoire peu glorieuse qui vit l'usurpation de l'instruction par le « tout éducatif », et en pointant les composantes réformistes qui depuis plus de trente ans mènent à l'échec de l'école parce qu'elles en sont, tout simplement, la négation. Il est donc urgent de procéder à un moratoire de cette énième édition de la sempiternelle réforme et de prendre quelques mesures fortes et de bon sens : refonder l'école, c'est la réinstituer.


Le 22 septembre dernier fut l’occasion de célébrer la naissance de la République. La question de la refondation de l’école républicaine aurait pu l’accompagner tant les liens entre notre République et son école sont sacrés et aussi anciens que la République elle-même. L’école républicaine renforce et refonde la République tous les matins.
En mai dernier, rendant hommage à Jules Ferry, le président de la République avait réouvert le dossier de l’école, cœur du rêve français ; il a indiqué un chemin de courage et de discernement, comme s’il se souvenait de ces deux  proverbes africains  : Si la branche veut fleurir, qu’elle honore ses racines
Et :  Quand tu ne sais pas où tu vas, regarde d’où tu viens.

J'aborderai trois points :

Le pourquoi de cette nécessaire refondation de l’école républicaine ;
Les difficultés du comment ;
Huit préconisations stratégiques : le comment éclairé par le pourquoi.

 

 

1 - Le pourquoi républicain de cette refondation

Pour Vincent Peillon, il s’agit de refonder l’école de la République, dont acte ; cela est souhaitable et possible mais à trois conditions préalables et décisives. 1° Que cette refondation soit elle-même républicaine, 2° que l’acte de « refonder » soit bien clarifié : car refonder ce peut être simplement « réformer», mais ce peut être « réinstituer », 3° que cette refondation devienne une grande cause nationale et non l’affaire de quelques experts souvent « auto-proclamés » victimes du grand mal français : le « gattopardisme » (Le Guépard) : vouloir changer à condition que rien ne change !

Une refondation est républicaine quand elle prend en compte l’intérêt à long terme de la nation et des générations futures et non quand elle renforce les corporatismes à courte vue qui prospèrent quand l’école publique est en crise. 
La refondation de l’école est républicaine quand elle est réinstitution et non simple réforme. Sinon ce serait se contenter de changer de place les fauteuils dans les salons du Titanic, en train de couler.
Pendant ces hésitations, la démagogie de la droite anti-républicaine tourne à plein. Pour moi, refonder c’est réinstituer.
Pour cela, faisons confiance aux représentants du peuple car c’est devant eux seuls que le ministre doit se justifier, en présentant son projet de loi. Il faut savoir déplaire et être seul pour être grand.

En effet, refonder aujourd’hui l’école de la République est difficile pour deux grandes raisons.
La succession des réformes, plus ou moins récentes, de l’école consacre une faillite sur toute la ligne, dont les professeurs, à la base, ne sont nullement responsables.
Les chiffres sont effrayants : sur 800 000 jeunes qui sortent de l’école, 150 000 ne maîtrisent pas les codes écrits et oraux, 50 000 parmi les plus doués et diplômés s’exilent pour faire reconnaître leur talent et leur créativité. Chiffres à rapprocher de ces centaines de postes d’enseignants non pourvus dans les concours de recrutement. Enfin, rappelons que plus de 50 .000 professeurs souscrivent une assurance pour se protéger contre d’éventuelles agressions dans l’exercice de leur métier. L’Ecole est désorientée, les professeurs se sentent abandonnés, les parents sont inquiets. Les jeunes professeurs s’attendent à pouvoir enseigner, or tout se passe comme si on leur demandait d’être à la fois des gendarmes, souvent désavoués, ou des nounous compassionnelles. Or, prévient le philosophe Alain,dans ses Propos sur l'éducation  : « Bercer n’est pas instruire ! ».
Seconde raison qui exprime une urgence pathétique : les ennemis de notre République humaniste, laïque et hospitalière, après avoir détourné le principe de laïcité de la grande synthèse républicaine, tentent actuellement de détourner de son sens premier le grand projet d’instruction publique pour le vider de sa puissance émancipatrice de rassemblement national. Le silence des républicains, face à cette manipulation, est assourdissant.

Faillite de l’école actuelle, empêchée d’instruire, détournement de la philosophe républicaine de l’instruction publique, au profit d’une conception réductrice d’une république qui exclut au lieu de rassembler : autant de raisons qui justifient une réinstitution républicaine de l’école.
Ces deux urgences sont encore accentuées par la situation politique, économique, financière de notre pays, par le désarroi de la jeunesse et la montée des communautarismes.
Ce « pourquoi » requiert donc un « comment ».

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2 - Les difficultés du comment

Deux grandes difficultés doivent être surmontées pour rendre opérationnelle cette réinstitution de l’école de la République. La première est externe, l’autre interne.

La première difficulté, externe, tient aux « temps démocratiques », pour reprendre une formule de Tocqueville : les démocraties veulent bien éduquer mais ont peur d’instruire  : instruire, en effet, rendrait les enfants critiques, et ils pourraient nous demander des comptes.
Or les professionnels de la « pensée unique » anti-républicaine s’ingénient à brouiller les pistes, à effacer le sens des mots, à inventer des origines farfelues aux concepts (« éducation » n’est plus référée à educare, « prendre soin » par exemple) ; on organise l’amnésie en tronquant les textes, on invente des oppositions et des clivages artificiels (« les pédagogues » seraient opposés aux « républicains »).
Or la thèse républicaine sur l’institution scolaire est très simple mais oubliée : dans une République laïque et humaniste, l’école publique doit instruire pour permettre à chacun de devenir l’auteur de sa propre éducation qui doit succéder à l’éducation au sein de la famille. Le rôle éducateur de la République est donc d’instruire (instruere  : « former, ordonner les savoirs »). L’institution républicaine sera donc publique.
 
L’article 4 de la Constitution de 1791 est très clair  :
Il sera créé et organisé une instruction publique, commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d'enseignement indispensables pour tous les hommes
En février 1793, dans son Projet de déclaration des droits, Condorcet reprend cette proposition, dans l’article 23: 
L’instruction élémentaire est le besoin de tous et la société la doit également à tous ses membres.
Dans un autre texte (2), Condorcet en explique  le motif politique  : « Même sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est toujours esclave », car il s’agit « d’éclairer les hommes pour en faire des citoyens » !
L’instruction publique est donc un droit pour tous les citoyens et un devoir pour la République : elle permet ainsi à chaque futur citoyen de s’émanciper de son milieu d’origine, quel qu’il soit, pour devenir l’auteur de son éducation, responsable de ses mots, de ses pensées, de ses convictions, et l’artiste de sa vie.
Il n’est que de relire la correspondance d’un Rimbaud avec son ancien professeur de lettres  ; il y exprime toute sa gratitude : sa culture le rend libre.
L’école républicaine émancipe avant d’intégrer. Dès lors, la République n’est pas une communauté de communautés mais une communauté de citoyens libres et instruits.

 

La IIIe République brouille quelque peu le message avec J. Ferry et F. Buisson, car après 1870, il fallait à la fois instruire et mobiliser les Français pour reconquérir les territoires perdus.
De cette ambiguïté, Anatole de Monzie, en 1932, tira hâtivement la conclusion que le ministère devait s’appeler désormais « ministère de l’Education nationale ». A l’époque, c’est en Italie fasciste que ce vocable triomphait !
De cette époque malheureuse commencent les noces forcées et infertiles entre la gauche de gouvernement et le pédagogisme éducatif et clérical. Depuis, à chaque réforme, une « consultation » démocratique et fort anti-républicaine !
De cet épisode surgit la seconde difficulté de la refondation de l’école ; tout se passe comme si cet avertissement de Condorcet en 1792 était ignoré  :
Après avoir affranchi l’instruction de toute espèce d’autorité, gardons-nous de l’assujettir à l’opinion commune : elle doit la devancer, la corriger, la former, et non la suivre et lui obéir. (3)
On prétend « consulter tout le monde », ce qui revient à imposer  à tous une « langue de bois » et la vulgate pédagogique du moment (comme nous l’avons vu avec la réforme de 2005).
Par définition, une « consultation nationale » s’éloignera de la réinstitution républicaine car on laissera la parole à des individus et à des groupes qui, par leur idéologie ou leur intérêt du moment, ont précipité l’école publique là où elle est. De plus, le site officiel, pour des raisons « techniques » sans doute… ne va pas tout publier  !

Seconde raison, plus interne au ministère.
Tout se passe comme si les deux pièges tendus en 1974 par J. Fontanet et en 1975 par R. Haby s’étaient refermés sur l’administration du ministère.
Premier piège : en 1974, le ministre Joseph Fontanet, en développant les « Sciences de l’éducation », imposa à tous « l’éducatif » comme notion fourre-tout omniprésente : tout devint « éducatif » ; dès lors, la « communauté éducative » remplaça « l’institution scolaire ». Or, quand tout devient « éducatif », l’école, dans sa spécificité, disparaît. La même opération se déroule sous nos yeux et avec le mot « sociétal » qui sert à noyer le poisson et à ne pas penser la gravité des problèmes socio-politiques : cette fois, ce sont les « sciences politiques » qui sont chargées de la manipulation. L’« éducatif », actuellement, recouvre le « scolaire ».
Second piège, plus grave : en 1975, le ministre René Haby prétendit revaloriser le travail manuel alors, qu’en fait, il dévalorisa le travail intellectuel.

Depuis que les responsables tombèrent dans ces deux pièges tendus par les ennemis de l’école républicaine, un élève qui se concentre sera dit « fâcheusement passif », agité il sera dit « actif » ; les programmes scolaires seront toujours trop « chargés », l’enseignement toujours trop « frontal ». Dès lors, aimer lire, aimer  apprendre, se cultiver, fait courir le risque de se voir affublé de doux qualificatifs de « fayot, intello, fils de prof, bouffon… » !
Ces deux pièges enferment les experts auto-proclamés de « l’éducation » ; l’allusion remplace l’instruction ; les élèves sont renseignés, ils ne seront quasiment plus enseignés. Par le jeu ruineux des options, les disciplines scolaires éclatent, comme on le voit dans le lycée « à la carte » mis en place par la réforme Luc Chatel.
L’enseignement n’est quasiment plus possible et la quête de l’admirable devient clandestine.

Les cléricaux, évincés par la loi de 1905, reviennent par ce pédagogisme qui repose sur un ensemble bien connu de préjugés consistant à différer le moment émancipateur de l’instruction (4). Rappelons ces composantes  :
-    l’anti-intellectualisme,
-    le jeunisme,
-    le relativisme culturel,
-    l’idolâtrie des machines à informer,
-    l’activisme,
-    la régression vers l’émotif et le compassionnel,
-    la communication préférée à la transmission.

Dès lors, on décrète la « réussite de tous » qui consacrera l’échec de l’école et l’inutilité des savoirs, eux-mêmes dilués dans un très confus « socle commun » ou un ensemble de « compétences ».
Or c’est la progressivité raisonnée des savoirs élémentaires qui émancipe. Dans l’école républicaine, l’effort pour apprendre ensemble des savoirs scolaires difficiles constitue le creuset confraternel et laïque qui fonde la République : on accepte tous d’apprendre ensemble des savoirs difficiles grâce à un maître compétent, qui se fera respecter par l’autorité qu’il puise dans la maîtrise de son enseignement. Il y a là une confraternité des efforts intellectuels surmontés ensemble.

Le « vivre ensemble » suppose un « apprendre ensemble » ; sans cela, on est dans le cléricalisme des consensus confus et le déferlement des bons sentiments. Ce constat se retrouvera dans notre dernière partie.
L’enjeu est directement politique : il s’agit de former la raison critique des citoyens ; Condorcet en 1792 précise  :  Il faut qu’en aimant les lois, on sache les juger. (5)
Mais cet enjeu politique suppose une morale laïque que Vincent Peillon entend, avec raison, mettre en place. De cette exigence, Condorcet, dans ses dernières lignes destinées à sa petite fille, se fait l’écho  : Si tu n’as point porté les arts à un certain degré de perfection, si ton esprit ne s’est point formé, étendu, fortifié par des études méthodiques, tu compterais en vain sur tes ressources  : la fatigue, le dégoût de ta propre médiocrité l’emporteraient bientôt sur le plaisir.(6)
Instruire les élèves, c’est leur donner le moyen de ne jamais perdre l’estime de soi et de ne jamais céder au désespoir qui est si mauvais conseiller et pousse parfois à la violence (inacceptable) envers les représentants de la République que sont les professeurs ou les éducateurs.
Résumons ce second point : le « comment » de cette refondation républicaine est difficile car l’école est en crise, parce qu’elle est en exil d’elle-même, dans les fers d’une nouvelle Ile du Diable  !
Pour cela, il faut avoir le courage de déconcerter la récente concertation  : Vincent Peillon, soyez déconcertant  !

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3 - Le comment éclairé par le pourquoi  : huit préconisations opérationnelles

La puissance publique, dans le contexte de crise qui est le nôtre, doit faire des choix difficiles et voir haut et loin, c’est-à-dire juste.
Dans un esprit républicain et humaniste, j’avance huit préconisations opérationnelles qui peuvent être décidées rapidement. Ces préconisations sont inspirées par le conseil d’un Condorcet en 1791 : Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire ! (7)

 

1. Chaque personnel d’enseignement (en situation  de détachement) ou d’inspection, n’ayant plus directement des charges d’enseignement, conserve une journée de travail et de présence dans son établissement scolaire ou universitaire de rattachement.

 2. Sera créé un Comité des programmes réunissant les corps d’inspection et les associations de spécialistes des disciplines effectivement enseignées dans l’Ecole de la République. Ce Comité rend compte de ses travaux au Ministre en toute indépendance.

 3. Le ministre réaffirme son attachement aux statuts de 1950 où les services des professeurs sont calculés en charges d’enseignement. Il réaffirme son attachement aux concours nationaux de recrutement ; il s’oppose aux ingérences des collectivités locales dans les programmes et les méthodes pédagogiques des professeurs.

 4. Le ministre prononce un moratoire immédiat sur la réforme actuelle du lycée (réforme Chatel) qui ruine et désorganise l’enseignement secondaire français et va obliger les universités à baisser leurs exigences, dans le contexte international que l’on connait.

 5. Le ministre fait de la refondation républicaine de l’école une grande cause nationale et soumet sa loi au référendum : le peuple français se prononce sur l’avenir de son école.

6. Chaque lauréat d’un concours de recrutement jure, par un serment solennel, de servir la République, ses principes, ses valeurs, sa devise.

7. Sera créée dans chaque Académie une Ecole normale supérieure régionale, antenne des actuelles Ecoles normales supérieures (elles prépareront aux concours des 1er et 2e degrés, en même temps que le Master). Une école vaut ce que vaut la formation pédagogique et intellectuelle de ses maîtres. Le concours d’entrée à ces Ecoles normales supérieures régionales sera préparé en année de licence dans les universités. Cette formation professionnelle, ancrée dans la meilleure tradition républicaine, redonnera son prestige au métier si important de professeur.

 8. Enfin, après un vote solennel de l’Assemblée, il est décidé que le ministère se nommera « ministère de l’Instruction publique ».          

Cette dernière proposition résume les précédentes et consacrerait une volonté républicaine de refonder l’ecole de la République.
M. Peillon, l’Histoire vous attend  !

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© Charles Coutel, 2012


Notes   [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]

 

1 - Professeur des universités en philosophie du droit. Une version de cet article a été publiée sur le site du Comité laïcité République, que Mezetulle remercie pour l'autorisation de reprise.
2 - Eloge de Benjamin Franklin (1790), Paris : Pyre et Petit, 1791, p. 42. En ligne sur Google books.
3 - Rapport et projet de décret relatifs à l'organisation générale de l'instruction publique (1792), sur le site de l'Assemblée nationale.

4 - Je me permets de renvoyer ici à deux de mes ouvrages  :  Que vive l’Ecole républicaine ! (entretien avec Philippe Petit, Paris : Textuel, 1999) et Pourquoi apprendre ? Nantes : Pleins Feux, 2001.

5 - Voir référence note 3.
6 - Conseils à ma fille lorsqu'elle aura quinze ans, dans Dernier Ecrit de Condorcet, Paris : Brière,1825. Cité dans Catherine Kintzler, Condorcet, l'instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Folio-Essais, 1987, p. 261.

7 - Cinq Mémoires sur l'instruction publique, éd. C. Coutel et C. Kintzler, Paris :
GF-Flammarion, 1994, Premier mémoire, p. 104.
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