La conférencière hors-sujet rrr... (reading readings reading),
pièce chorégraphique de Benoît Lachambre,
solo pour Saskia Hölbling
(Festival Latitudes contemporaines le 23 juin 07)
par Catherine Kintzler
En ligne le 7 août 07
Une conférence enthousiaste et un peu farce trouée par un hors-sujet étrangement inquiétant
La conférencière entre. Chaussée de sabots ringards style babacool années 70, vêtue de noir, cette grande jeune femme blonde aux larges épaules fait quelques minauderies et se tortille avant de s'installer, enthousiaste, à un pupitre où elle installe ses notes. On sent que c'est la communication de sa vie, qu'elle va dire des choses importantes, passionnantes - enfin importantes et passionnantes pour elle, mais nous, nous sommes calés dans nos fauteuils, bien décidés à regarder (il faudrait dire à "voyeuriser") tout le ridicule d'une grande passion.
A la recherche d'un "point idéal", elle investit beaucoup dans ce qu'elle dit, gestes à l'appui. Des gestes appuyés drôles et féroces, dominés par un ballet des avant-bras dont on a l'impression qu'ils deviennent des jambes, des fesses, qu'ils prennent leur autonomie, leur envol grotesque d'Icare qui se plante à chaque fois. Cet étrange morcellement du corps donne brusquement et rétroactivement sens à l'exposition vidéo de Laurent Goldring qui sert de prologue à la pièce - corps vus sous des angles d'attaque insolites qui les rendent étrangers sans pourtant les déformer. Ceci est mon corps, celui que j'essaie de voir à la dérobée dans les vitrines des magasins. Eh bien, c'est pire que ce que je pouvais croire. Surtout quand je fais une conférence, je n'imaginais pas à quel point c'est farce.
Elle brasse beaucoup de choses, très vastes. De la cosmologie, de l'astrophysique? Je ne sais pas au juste, mais elle brasse, elle soulève une montagne, des galaxies, elle se donne beaucoup de mal, elle y croit. Elle parle même, vraiment, allant chercher sa respiration bien profond, en alternant les langues - allemand, anglais, français - des fois qu'on comprendrait pas. C'est pédagogique, plein de bonne volonté, ex-pli-ca-tif, bourré de généralités qui sont toujours vraies, de termes techniques puisés dans le manuel du parfait communicateur. Brassé et explicatif, déployé. Tous les lieux communs gestuels du conférencier en pleine action sont impitoyablement exposés et portés à l'hyperbole : déhanchements le long du bureau, inclinaisons du buste pleines de sollicitude pour les auditeurs (vous voyez ce que je veux dire?), croisements et décroisements des doigts, audaces dérisoires et savamment contrôlées d'un quart de fesse hissé sur le pupitre et pivotant (regardez comme je suis décontractée, cool, pas guindée pour un sou...), index tendu vers un tableau imaginaire mais démonstratif.
De temps en temps, elle quitte sa chaise et son pupitre. Et là, il y a comme un trou, une lacune. Un autre corps fait irruption dans cette continuité : le corps s'échappe, saisi par des mouvements hors-sujet, par une altérité qui vient déchirer le flot ordinaire et comique du discours conscient. On n'a plus envie de sourire, n'importe quoi pourrait arriver, lui arriver, survenir. La conférence se brise, fracturée par des événements qui font accident, qui lui tombent dessus. On est presque gêné, comme lorsque quelqu'un est pris d'une convulsion, d'un tic, d'une grimace irrépressible qui vient d'ailleurs : c'est ici qu'elle me fait un peu peur.
Mais elle finit toujours par revenir à sa place, elle finit par trouver le point: un truc rouge rond sur une plaque de plexiglas suspendue, vers lequel elle se hausse et qui vient coïncider avec son coeur ; on est soulagé.
Ce retour avec point final dans les vastitudes des espaces infinis dont elle parle dans ses gesticulations zélées, en me rassurant, me laisse le goût bizarre de l'autre corps qui frappe à la porte : l'inquiétante étrangeté, je le vois bien, n'est pas vraiment à l'extérieur, mais dans un sujet hors de lui.
Catherine Kintzler, 2007
Voir l'article sur "I" Is Memory de B. Lachambre, solo pour Louise Lecavalier
rrr... (reading readings reading) (2001)
Chorégraphie Benoît Lachambre
Interprétation Saskia Hölbling
Création lumière Krisha
Décor et costumes Benoît Lachambre et Saskia Hölbling
Exposition vidéo Laurent Goldring
Sujet vidéo Benoît Lachambre
Production Cie Dans.Kias
Coproduction Tanzquartier Wien (Autriche) et Tanzwerkstatt Berlin (Allemagne)
Voir ParBLeux, site de la compagnie de Benoît Lachambre
Voir le site de la compagine Dans.kias
Voir un article sur Saskia Hölbling sur le blog Images de danse