24 mars 1970 2 24 /03 /mars /1970 00:55

Un banquet sublime :
Le Festin
, chorégraphie de Claude Brumachon assisté de Benjamin Lamarche

par Catherine Kintzler (en ligne le 6 janvier 2006)

Pièce vue à Paris, Palais de la Porte Dorée le 5 janvier 2006

Une œuvre d’une puissance, d’une violence et d’une douceur inouïes. Elle oppose, unit et convertit tout à la fois les contraires, dans la grande tradition du sublime. On en sort exténué et ravi, à l’extrême de l’accablement et de l’exaltation.

Il ne faut heureusement pas croire ce que les chorégraphes disent quand ils parlent d'eux-mêmes (pas plus qu'il ne faut écouter les poètes, piètres lecteurs de leurs propres vers). Intituler « Le Festin » cette pièce grandiose qui coupe le souffle des spectateurs en essoufflant les danseurs, suggérer qu'elle réunirait des convives  « à dîner un soir de retrouvailles » pour leur offrir leur ration de « viscères  exposées », ce n'est pas seulement faire rentrer cette œuvre dans la banalité des conventions de la danse contemporaine, c'est l'abaisser, c'est la trahir en la réduisant au spectaculaire auquel elle ne consent jamais.

Car si l'oralité, la dévoration, la passion si tendre et si cruelle d'une incorporation inaccessible traversent cette pièce, si elles lui donnent son fil rouge, le rouge des costumes (slips, chaussettes, justaucorps, jupes longes et amples surplis), celui (peut-être) du petit chaperon rouge – « c'est pour mieux t'aimer, te manger, mon enfant... » - elles s'y déclinent énigmatiquement, dans toute leur ambiguïté et leur profondeur. Pour être insoutenable et atteindre à cette grandeur, il faut, comme nous l'ont appris les classiques, que la violence aille au-delà de la simple représentation naturelle. Alors que le « gore », les viscères et les flots de sang (on sait bien que c’est du ketchup) complaisamment étalés nous rassurent et ont quelque chose de comique, l'ambivalence des passions et autres mouvements ordinaires qui nous agitent, une fois révélée, nous inquiète.

Dix-sept danseurs. Drôle de nombre. Tantôt appariés, paires de même sexe, paires de sexe différent ; tantôt groupés par trois, par quatre ; une fois aussi agglomérés en un amas pathétique, s’élevant dérisoirement en pyramide dégoulinante vers un ciel qui n’existe qu’en leur effort. La combinatoire est subtile, elle s’essaie à toutes les figures, comme les danses anciennes. Mais toujours, un (ou plutôt une) de trop, esseulée. L’un, le singulier, toujours le solde atomique non fracassable du multiple ou du fusionnant : non, vous n’y arriverez pas, la borne de la peau reste infranchissable. Vos corps pourront vociférer tant et tant, ils ne déborderont pas, ils ne fusionneront pas. Vous aurez beau vous précipiter les uns sur les autres, vous percuter, vous embrasser tendrement et violemment, vous transpercer en vous caressant, vous approcher bouches bées, et puis essayer avec un autre, avec une autre, et tous ensemble. Les corps sont impénétrables. L’histoire que raconte Aristophane dans Le Banquet de Platon, c’est du pipeau : les deux moitiés qui croient se reconnaître et qui, ravies, se collent l’une à l’autre, ne fusionneront jamais. A moins de s’entre-dévorer, comme on craint que le fassent les amants furieux dépeints par Lucrèce. On n’est plus dans le liquide amniotique, la membrane est étanche. Ce malheur de l’infusionnel, du pas-tout, expose les corps à l’incertitude extrême et leur donne leur grandeur, leur humanité.

Ils évoluent dans une aire carrée très vaste, entourée de tables jointives où, justement, ne sont pas attablés les spectateurs assis derrière à quelque distance, quelques centimètres d’éloignement, quelques centimètres d’étrangeté. On n’est pas là pour se mettre les coudes sur la table, et partager un bon moment. C’est vrai que ça ressemble à un festin, mais on comprend très vite que les pesanteurs indécrottables et inévitables de la convivialité, de la participation obligée, de la sempiternelle fusion entre salle et scène nous seront épargnées. Cet allégement véritablement esthétique est tout autant moral : on est libéré, c’est-à-dire disponible pour l’essentiel, lequel est autrement inquiétant que le partage ordinaire. Délivré des rôles (c’est-à-dire des masques), privé du confort que donne le happening et ramené à la plus simple condition du spectateur, on comprend très vite que ce qui va se passer dépasse l’ordinaire. Pour être concerné, rien ne vaut le dénuement de l’immobilité, cloué à son siège.

Le son des talons de cette nombreuse compagnie faisant son entrée vaut initiation à l’extraordinaire. Il n’est pas anecdotique. On sait que danser, surtout danser à plusieurs, ça fait du bruit. Le bruit, c’est ce qui ramène à l’univers causal indiciel ordinaire (toc toc, on a frappé ?), c’est ce qui rompt la continuité esthétique. Brumachon n’est certes pas le premier à convertir le bruit du danseur en son émis par la danse, mais loin d’être des sons modélisés par quelque musique audible ou imaginée, les percussions des corps qui se jettent violemment sur les tables et qui s’y retournent comme des carpes (comme des crêpes) dans des « plats » retentissants qui épouvanteraient tout plongeur, les couinements des pieds sur le sol, les essoufflements, les hoquets, les haut-le-cœur sont transfigurés sans basculer ailleurs qu’en eux-mêmes : ils ont valeur constitutive. La danse devient le pôle sonore vers lequel tend la musique. Dommage que le choix de musiques trop fortes (je veux dire qu’on écoute trop) fasse parfois revenir mon oreille au confort habituel de la tyrannie musicale sur la danse.

Du reste, tout dans cette oeuvre est happé par la danse, tout, jusqu’à l’air qu’ils déplacent et que je reçois en pleine figure comme celui d’un très puissant véhicule – et pourtant, ceci est un corps humain, et non un camion – jusqu’à l’odeur qu’ils répandent, jusqu’à la goutte de sueur qu’ils ébrouent, jusqu’au halètement qui soulève les abdomens éperdus où cogne un diaphragme presque visible, jusqu’au grain de la peau si familier et pourtant si lointain, jusqu’à l’effleurement ou le coup qui m’atteignent d’autant plus qu’ils sont évités.

Ce que je vois tout près de moi, là sur la table des opérations qui me fait face à quelques centimètres, je peux le voir aussi là-bas, à l’autre angle de l’immense carré : je sais exactement ce que vit l’autre spectateur. Je vois la chose en même temps de près et de loin, je la vois aussi d’en bas et d’en haut, dans un espace qui n’a pas besoin de miroirs ni d’artifices pour être coprésent dans toutes ses dimensions. Toutes ces variations s’effectuent sans autre machine que la simple disposition naturelle des corps des uns et des autres : ni zoom, ni travelling, ni incrustation vidéo. Rien qui n’eût pu être mobilisé, aussi puissamment, aussi minutieusement, par un chorégraphe de la plus haute antiquité. C’est comme la loi de la chute des corps avant Galilée : c’était la même… sauf qu’on ne le savait pas. C’est le même corps, depuis toujours, ici et ailleurs (alors autant que ce soit ici : unité de lieu qui vaut pour tous les lieux), maintenant et autrefois (alors, autant que ce soit maintenant : unité de temps qui vaut pour tous les temps), sauf que j’ignorais cette puissance et cette faiblesse, cette brutalité et cette douceur, cette exultation et cette intimité, cette expansion et ce resserrement. Je ne les connaissais que dans une rassurante séparation : je les vois, je les éprouve ici et maintenant, dans la conversion immédiate qui les retourne et qui les constitue, comme l’avers et l’envers, comme le recto et le verso. Ils sont le même sans jamais pouvoir se rejoindre. Je n’oublierai jamais cette séquence poignante où les danseurs, suspendus sous la table avec des mouvements aquatiques, se noient, s’enfoncent, sont presque repêchés par les danseuses au-dessus d’eux, jusqu’au moment où les deux corps, collés l’un au-dessous l’autre au-dessus, croient se toucher. Mais la membrane de bois, organe de leur jonction, en est aussi l’obstacle.

Ce qui me frappe d’étonnement et de stupeur, c’est précisément cette friction qui n’est ni juxtaposition ni passage ou autre dialectisation qui la ferait rentrer dans l’ordre. Friction intraitable du près et du loin, de la caresse et de la blessure, de l’accéléré et du ralenti, du dissipatif et du concentré, du précipité et du suspendu, du nu et du vêtu, du hors d’haleine et de l’apnée, du saccadé et du lié, du bougé et de l’immobile, du plus menu (on peut danser en comptant ses orteils, en bougeant une paupière) et du plus ample, de l’horizontal et du vertical, de l’élan et de l’arrêté, du porté et du lâché, de l’aimantation et de la répulsion, du fracassement et du moelleux, de la tension et du repos, de la crampe et de l’apaisement, du pétri et de l’effleuré, du rituel et du sauvage. Friction qui dit aussi bien l’identité que l’altérité des termes mis en contact dans une effarante conversion. Une telle couture, monstrueuse et admirable, a jadis été nommée, elle s’appelle le sublime. On en sort exténué et ravi, dans le plus grand accablement et la plus grande exaltation. Rien à voir, décidément, avec un repas entre copains où l’on se retrouve pour ne pas se transformer. Dommage que « Le Banquet », comme titre, ce soit déjà pris…

©
Catherine Kintzler
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Le Festin, création 2004. 

Coproduction : Centre chorégraphique national de Nantes, Maison de la Culture de Loire Atlantique, Grand Théâtre de Lorient. Avec le soutien du Centre national de la danse et de la Direction des musées de France.

Chorégraphie : Claude Brumachon. Assistant : Benjamin Lamarche
Interprètes : Grégory Alliot, Ioulina Angot-Plotnikova, Marc Barret, Damanio Bigi, Vincent Blanc, Claude Brumachon, Joan Crespo-March, Roxana Del Castillo, Alain El Sakhawi, Lise Fassier, Elisabetta Garreri, Julien Grosvalet, Benjamin Lamarche, Africa Manso Asensio, Jun Hee Park, Claire Richard, Lenka Vagnerova.
Lumières : Olivier Tessier
Bande son : Anthony Baizé

Décor : Jean-Jacques Brumachon, Atelier de la MCLA (François Corbal, Magid El Hassouni, Eric Terrien).
Régie technique : Laurent Fallot, Erwann Guillemot, Fabrice Peduzzi, Manfred Schäfer
Régie générale : Jean-Jacques Brumachon.

 Voir un article sur Icare, blog "Tadorne"

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