1 avril 1970 3 01 /04 /avril /1970 01:00

Sur le livre de François Regnault, La Doctrine inouïe. Dix leçons sur le théâtre classique français
(Paris : Hatier, 1996)
par Catherine Kintzler   (en ligne le 21 février 2006)

Le théâtre classique s'impose parce qu'il ose se montrer comme un programme pour tous les lieux et pour tous les temps. En lui se révèle une sorte d'attribut éternel de la substance théâtre, un théâtre pur et simple, qui ne suppose rien d'autre que sa représentation, ici et maintenant.


Le théâtre classique forme et serre des nœuds - entre l'amour et la gloire, entre le dit et le non-dit, entre l'action et la représentation, entre le lieu et l'espace, entre le présent et l'éternité, entre le monde et l'univers. Exemple même de ce qu'il expose, l'ouvrage de François Regnault La Doctrine inouïe. Dix leçons sur le théâtre classique français recourt pour conjuguer toutes ces convergences à l'une des figures du nouage, classique elle aussi en ce qu'elle peut se dire géométriquement : la coïncidence.


Une physique de l'infinité et de la coïncidence

C'est d'abord une physique à modèle mécanique dont l'auteur s'emploie à rappeler les principes, ce qui revient à en resserrer les boulons quelque peu relâchés par la seconde moitié du XXe siècle, qui s'acharne à faire comme si les principes du théâtre classique n'existaient pas ou à les discréditer.
A la source de tout, un principe de plaisir : la découverte sans cesse expérimentée que le théâtre a une essence éternelle et infinie. Souverain, le théâtre classique s'impose parce qu'il ose se montrer comme un programme pour tous les lieux et pour tous les temps ; en lui se révèle une sorte d'attribut éternel de la substance théâtre, un théâtre pur et simple, qui ne suppose rien d'autre que sa représentation, ici et maintenant. Nul "contexte", nulle échappée, nulle ligne de fuite ne vient le faire déborder vers ce qui n'est pas lui et en vertu de quoi il faudrait le déchiffrer ou le "lire", qui viendrait le résorber, l'absorber tout en le désavouant. Le théâtre classique coïncide avec lui-même, c'est un monde qui, une fois instauré, se donne pour tout l'univers. Rien ne subsiste au-dehors, dont il aurait besoin pour être représenté et compris.
La preuve est que ce théâtre ne requiert rien d'autre que les conditions et les coordonnées de sa représentation : l'abcisse de l'espace, l'ordonnée du temps, les mobiles de l'action. Preuve aristotélicienne, puisqu'elle donne à comprendre qu'en dissociant le théâtre du spectacle, Aristote (chap. 6 de La Poétique) ne renvoie nullement à l'existence sèche du texte, mais bien plutôt à un texte entièrement pensé sur l'horizon de la représentation, horizon parfaitement distinct de l'assujettissement à tel ou tel geste, tel ou tel décor, tel ou tel jeu de scène. Le représentable n'est pas une collection d'images, c'est une machine active et parlante qui représente les hommes en action et qui ne souffre, par sa nature même, aucun deus ex machina, aucun dispositif étranger à ce que l'action fait dire ou taire aux agents dans un certain temps et en un certain lieu. Preuve galiléenne aussi : lorsqu'on s'est donné le temps, l'espace et des mobiles, on a tout ce qu'il faut pour produire l'univers infini.
Voilà pourquoi un théâtre qui forme univers à lui seul n'a pas besoin d'indication off. Aucune signification contextualisante ne vient s'y ajouter ou s'y injecter, sauf à en polluer la mise en scène par un indiscret beurrage de tartine. Le meurtre de Camille par Horace n'allègue aucun autre espace politique que celui du drame, il produit et éclaire le politique plus qu'il n'est éclairé par une politique, fût-elle romaine. Et les comédies de Molière ne requièrent aucun autre espace social que celui de la maisonnée qu'elles construisent sous nos yeux. C'est que le théâtre est ici modèle d'intelligibilité pour lui-même et pour toutes choses. Voilà pourquoi aussi aucune tentative de dissolution dans l'océan du baroque ou dans le contexte des querelles littéraires ne réussiront à nous faire croire que Corneille, Racine et Molière sont réductibles à leurs prédécesseurs, techniciens de la littérature qui prétendirent les censurer - constat que Victor Hugo établit déjà avec véhémence dans la préface de Cromwell.

Il faut donc oser dire l'existence et la consistance de ce théâtre inouïes et singulièrement universelles. Son existence se saisit empiriquement par une série de trois noms propres. Sa consistance se dit poétiquement par la déclinaison des figures de la coïncidence qui sont autant d'expressions ou de modalités de l'autosuffisance du théâtre et qui font que le théâtre classique est au théâtre ce que la géométrie euclidienne est à la géométrie.


Une morale : gloire, amour et politique

La figure morale de la coïncidence repose sur la décision de n'être jamais au-dessous de soi-même. L'énoncé théâtral de cette morale cartésienne de l'estime se réfracte en une multiplicité de combinaisons dont la propriété commune est la conjugaison. Jamais le héros classique ne renonce à faire coïncider l'amour avec son aveu ici et maintenant, ni à conjuguer l'amour et la politique. Congédiant les évitements précieux et les détours inextricables du baroque, il est amoureux par définition, il voit, comprend, et conclut : « je t'aime et je te le dis, ici et maintenant ». Peu soucieux de dilemmes et de déchirements entre le devoir et la passion, insensible à la féroce voix du Surmoi et pas davantage englué dans le bourbier de sa propre psychologie, au devoir il préfère la politique (qu'il ne faut pas confondre avec le calcul) et à la passion il préfère l'amour. Son ambition est de réussir les deux, dont la conjonction, pour le meilleur et pour le pire, sera sa gloire.
On dira peut-être que par ce vocabulaire de la générosité, François Regnault penche "du côté de Corneille". C'est faux. Il n'y a pas un côté de Corneille et un côté de Racine ; les parallèles inventés par La Bruyère et par Fontenelle trahissent le théâtre classique en le renvoyant à un espace national extérieur, alors que le seul espace qui lui convient est esthétique. Dès lors, ce qui est attribué à l'un ou à l'autre sous l'emblème du théâtre antique (« Les hommes tels qu'ils sont » / « tels qu'ils devraient être » ), loin de les départager, et pourvu qu'on consente à en lire la conjonction, définit au contraire la tension qui traverse le théâtre de l'un et de l'autre.
Soulignant cette profonde complicité, la « Leçon sur le destin » montre comment l'un et l'autre concilient la thèse antique et la thèse chrétienne, le destin et la Providence. Chez Corneille, les héros se libèrent du destin par la Providence, ce qui les rend passablement fétichistes puisqu'ils décident de faire confiance aux choses et aux raisons en supposant qu'à la fin la Providence ne saurait les trahir. Chez Racine, des héros superstitieux inventent la mythologie moderne en chargeant leurs propres pulsions d'un potentiel de fatalité - mais du même coup, la nature est renvoyée à son indifférence et les personnages se retrouvent aux prises avec leur liberté.

Que le théâtre des deux grands tragiques modernes soit tout entier engagé dans ce nœud de passion et d'ambition purifiées qui se nomme gloire, cela est encore susceptible d'une preuve expérimentale administrée par une série de contre épreuves dans la « Leçon sur quelques tragédies qui se dérobent à la loi générale ». Il arrive en effet qu'en croyant écrire une tragédie, on fasse tout autre chose. A chaque fois, le but est manqué parce que le nœud d'amour et de politique ne se forme pas comme il convient, soit que, comme dans l'Ariane de Thomas Corneille, on passe à côté, soit que comme dans La Thébaïde de Racine ou la Zaïre de Voltaire, il reste disjoint ou se relâche dans une stérile symétrie qui ne parvient pas à l'unité.
De cette longue démonstration, il résulte que l'Attila de Corneille, dont il est convenu de se moquer, est une vraie tragédie où une symétrie construite est rompue, et surtout que la Bérénice de Racine est une « tragédie parfaite » où les quatre termes - amour/passion ; politique/ambition -  sont si serrés qu'on a pu la prendre pour une pastorale. Il faut avouer que la parfaite coïncidence a pour effet de drôles de coïncidences.
En méditant cette série expérimentale, toutes ces épreuves et contre épreuves sur le nœud de gloire qui conjoint amour et politique, on trouvera même la réponse à une objection qui pourrait se tirer d'un célèbre texte de Corneille au sujet de la tragédie :

Sa dignité demande quelque grand intérêt d'État ou quelque passion plus noble et plus mâle que l'amour, telles que sont l'ambition ou la vengeance et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d'une maîtresse. Il est à propos d'y mêler l'amour, parce qu'il a toujours beaucoup d'agrément et peut servir de fondement à ces intérêts et à ces autres passions dont je parle- mais il faut qu'il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. (Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique)

Mais justement, chaque fois qu'une pièce manque le nouage entre l'amour et la politique, l'amour le plus souvent n'est autre que de la galanterie et la politique se réduit à de l'idéologie. Or c'est parce que l'amour se réalise dans la politique qu'il peut accéder à sa vérité ; c'est parce que la politique se réalise comme passion d'une vie qu'elle est autre chose qu'une collection d'idées. Ni amour, ni politique ne peuvent donc occuper tels quels le premier rang : seule le peut la métamorphose de l'un  par l'autre, qui les tire vers le haut. Aussi Corneille réclame-t-il, pour atteindre à la « dignité » de la tragédie, quelque péril extrême.


Une logique de la langue

A la physique et à la morale succède une logique. Procédant à l'examen de la langue classique tournée en vers alexandrins, François Regnault exhibe les procédés ultimes et élémentaires du nouage, de la conjugaison, de la conjonction. La langue du théâtre classique, à elle seule et par ses seuls mécanismes, est à la fois la règle de production et le produit de la coïncidence.
Le personnage classique est voué par essence à l'effectuation ; cela place un Cyrano de Bergerac baroque, qui met son point d'honneur à ne jamais rien réussir, à distance infinie du Descartes classique engagé dans sa ferme et constante résolution. Se vouer à l'effectuation, c'est du même coup se libérer de toutes les raisons de faire des figures et de se complaire aux descriptions. C'est pourquoi le personnage classique ne s'intéresse ni aux détours ni à l'environnement : il n'y a pas pour lui de toile de fond, car le fond est présent, dans ce qui se dit et se fait, ici et maintenant.
Il usera donc d'une langue qui délaisse la métaphore centrifuge et divertissante dans un mouvement général de recentrement et de résorption qui rabat la figure sur la pure et simple langue. A la métaphore, figure dissipative et étourdissante, les classiques préfèrent le vertige de la catachrèse sans métaphore (« Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur ») ou de la syllepse oratoire (« Brûlé de plus de feux que je n'en allumai »). La coïncidence physique et la décision morale trouvent alors leur expression matérielle limite, leur schème : le resserrement sur l'exactitude du point. L'exténuation de la métaphore et de toutes les extériorités qui parasitent encore la langue baroque conduisent la poésie à ses moments extrêmes de concentration, par une réduction à la pure syntaxe où s'égrènent les outils de la langue ("quand", "alors", "que", "plus que", "alors que"), ou par une réduction à l'alliance de mots (« la victoire et la nuit » ; « j'aspire à ma ruine »). Cela fait dire plaisamment à François Regnault que si les classiques étaient atteints d'un trouble du langage, ce serait sûrement par l'aphasie de similarité.
Ne renvoyant à rien d'autre qu'au fonds syntaxique et sémantique, ce resserrement, loin d'avoir des effets appauvrissants, débouche sur le vertige proprement humain de l'équivocité, propriété constitutive de la langue. Médée et son « moi », Néron « relégué dans sa cour », Sophonisbe « amante et reine », Polyeucte et l'« effort » qui hante ses stances, tous parlent la langue propre, aucun n'a besoin de figures pour découvrir l'abîme qui se révèle par ce seul point de réduction.

Par cette hyperbole à l'envers, géométrie réductive où les sections du cône refluent vers leur point origine, on comprend de nouveau et rétroactivement tout le reste. On comprend, non pas seulement pourquoi l'ici et le maintenant peuvent renvoyer à l'infinité et à l'éternité, mais bien plutôt que la meilleure expression de l'éternité et de l'infinité est la ponctualité ; non pas seulement pourquoi l'amour et la politique se nouent pour former une vie présentable, mais bien plutôt que la seule manière de vivre une vie estimable est de ne renoncer à rien ; non pas seulement pourquoi un théâtre qui ne suppose aucun extérieur renferme tout l'univers, mais bien plutôt que la meilleure manière de faire l'univers est de faire un théâtre ne renvoyant qu'à lui-même.
Alors on découvre que cette physique de la coïncidence, cette morale de la gloire, cette logique de l'exactitude, toutes ces expressions du vertige dans le point, s'adossent à une métaphysique de l'immanence. Il n'y a pas d'ailleurs ni d'au-delà, puisque l'infini est là, ici et maintenant : l'ontologie n'est autre qu'une esthétique. Toute l'esthétique classique est prise dans ce mouvement de concentration vers le juste point où la vie et l'univers reprennent leur éclat fondamental, où les choses redeviennent ce qu'elles sont, où la passion redevient amour, le calcul redevient politique, la morale redevient gloire, la métaphore redevient syntaxe et lexique, la prose redevient alexandrin, l'hyperbole redevient cercle et point, l'infinité redevient ici, l'éternité redevient maintenant. Ce n'est donc pas un hasard si le livre de François Regnault se présente sous la forme de la leçon, moment fixé dans le temps et dans l'espace où sont déployées les propriétés d'un objet ponctuel et où, par la seule vertu de la parole, chacun, pourvu qu'il s'arrache aux passions et aux calculs, effectue ici et maintenant un acte qui découvre l'infinité de l'univers.


N.B. On trouvera le texte de Corneille cité dans l'excellente édition des Trois Discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris : GF, 1999.


© Catherine Kintzler

Retrouvez cet article sur le site de Pierre Campion "A la littérature"

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