11 mai 1970 1 11 /05 /mai /1970 21:58

L'implacable fluidité d'un habillage flasque
"I" Is Memory, pièce chorégraphique de Benoît Lachambre, solo pour Louise Lecavalier
(Festival Latitudes contemporaines le 23 juin 07)
par Catherine Kintzler

en ligne le 30 juillet 07


Une pièce admirable de lenteur et de pénibilité ; une séance d'habillage éreintante où l'interprète endosse une fatale tunique de Nessus qui fluidifie jusqu'à son squelette. Epuisant et magnifique.

Elle arrive en collant et tee-shirt à capuche rabattue, de telle sorte qu'on ne voit pas le haut du visage. Dans une pièce ordinaire, on s'attendrait à ce qu'elle l'enlève... Non, c'est tout le contraire. Ce solo d'une rare intensité repose sur une immense et très pénible séance d'habillage, étirée comme un vilain chewing-gum qui a perdu son goût, qui est devenu blafard, qui n'en finit pas de se rompre et qui même après s'être rompu revient se coller à la peau.
 
Sur le plateau l'attend un fauteuil ordinaire genre bureau - tissu et tubes de métal- adossé à une barre horizontale et juché sur une petite estrade. Une sorte de trône dérisoire sur lequel sont déposés, vides et flasques, dans une position singeant un corps assis, des vêtements de sport - pantalon noir de jogging avec les 3 bandes Adidas, sweet clair mais pisseux car tout baigne dans une lumière jaune lugubre style ampoule économique en début d'allumage, vous voyez ce que je veux dire ? Et au sol, dans le prolongement des jambes du pantalon les baskets, "sneakers" blanchâtres à semelle épaisse et coussins d'air, ce sont en fait des "runnings" dans toute la splendeur vulgaire de leur énormité faite de souple et informe disgrâce. Si j'insiste tant sur cette description, c'est qu'il ne s'agit en aucune manière d'accessoires : leur consistance flasque et caoutchouteuse préfigure la substance même de cette pièce d'embourbement grandiose.

La voilà qui s'accroupit le long de l'un des côtés du fauteuil. Dos au public elle glisse interminablement l'un de ses avant-bras sous la manche du sweet posé sur le fauteuil. Ce premier geste donne le ton, par sa lenteur, par sa fluidité pesante (caoutchouteuse), par l'étrangeté qui en émane alors qu'il ressemble à un geste ordinaire. On sait que c'est son bras, et on dirait qu'il émane d'un autre corps, ou qu'il a poussé sur son corps là où il ne faudrait pas... Je suis sûre que c'est son bras droit, et, totalement retourné, il a aussi l'air d'un bras gauche, enfin je ne sais plus ce que c'est qu'un bras gauche et un bras droit. Retourné comme les couturières disent qu'elles retournent un manteau.

La pièce va s'enfiler dans un enfilage titanesque de vêtements, très pénible, avec des gestes "impossibles". J'ai souvent du mal à enfiler mes chaussettes le matin (ne parlons pas des collants, c'est très difficile) mais là, le "est-ce que je vais y arriver ?" est porté au sommet de l'art. On souffre beaucoup. Surtout pour les baskets : jambe tendue à fond, le pied devient inaccessible ; le plus fort est qu'elle y arrive. Chaque geste est ainsi inspiré d'un geste ordinaire qu'il fait dériver et qu'il pervertit en geste impossible.
Sur ce mode hyperbolique et minimal à la fois, elle finit par tout enfiler. Une deuxième capuche vient recouvrir sa tête et, une fois habillée, c'est l'effet inverse de l'habillement qui se produit. On s'habille en effet pas seulement pour se vêtir, mais pour se rendre ferme et présentable, pour "se tenir". Or la tenue qu'elle enfile est l'abolition de toute tenue. Non seulement le corps est complètement engoncé, mais cet engoncement, loin d'introduire une quelconque raideur rassurante, communique au corps la flaccidité du vêtement vide. Le flasque du vêtement imprègne le corps et l'envahit à la fois de lourdeur et de mollesse. Alors le corps ne tient plus, ne se tient plus... et se répand lentement. Elle va se déplacer dans cette tenue atonique, à la recherche d'une tenue... en vain.

Au lieu de tenir les tissus, le corps est affecté par eux : les vêtements déteignent sur le corps, non pas en couleur mais en consistance. Elle porte, comme une crêpe qui viendrait s'affaler sur elle, une tunique de Nessus, une robe de Créuse qui communique au corps sa flamboyante mollesse et son poids. Au lieu d'être porté par le corps, le vêtement vampirise le corps, de sorte que le corps ne se construit plus - comme quand on dit qu'une phrase ne se construit pas.
On la voit alors se débattre avec un corps transi de fluidité. D'habitude, la fluidité est une force, une habileté, un gracieux auxiliaire du mouvement. Ici, elle devient ontologique et fatale : elle règne en maître et dépossède le corps de sa substance. Elle le pénètre jusqu'aux os.
La voilà qui vacille sur ses baskets tordues, le pied ne sait plus se poser sur sa plante, il ne sait plus frapper le sol, il se tord et ne peut se poser qu'en biais, sur les côtés, comme sur les carres d'un ski en pâte à modeler, en graisse qui fond... et bien sûr ça ne tient pas, ça tire-bouchonne, c'est toujours à côté de la plaque de telle sorte qu'on se demande s'il y en a jamais eu une, de plaque, où on pourrait plaquer un pied. La contorsion est si constitutive de cette évolution qu'elle semble gagner les os eux-mêmes, qu'on croit voir fléchir et se courber. Tout se dérobe, les appuis, la ligne droite, la fuite même est impossible puisque tout est devenu mou. C'est fou comme la malléabilité se retourne en piège, c'est fou comme la flexibilité peut devenir inflexible..
Cette plasticité effrayante, telle une pâte de guimauve qui s'étire et s'affaisse en vrillant, s'empare de tout le corps, jusqu'au bout des doigts, jusqu'à un désespérant jeu de mains, jusqu'à la langue qui se montre comme un mollusque et dont on s'étonne qu'elle reste malgré tout accrochée "normalement" au fond de ce qui n'est plus une bouche, mais une cavité.

Il va de soi que la performance de Louise Lecavalier réclame l'entraînement et les dispositions des contorsionnistes les plus chevronnés ; même au cirque je n'ai jamais vu ça. Et pourtant ce n'est pas un numéro de cirque. Le sujet n'est pas l'admiration que je peux ressentir pour cette prouesse, admiration qui me laisserait bien ferme dans mon fauteuil, de l'autre côté de la rampe. Le sujet n'est autre que mon propre corps, dont je reconnais avec frayeur l'engourdissement, l'échappée toujours possible, l'affaissement toujours imminent, le déboîtement et la mortification à l'affût, sournoisement tapis dans ma chair. Oui, c'est bien de la danse parce que je reçois ce corps à la recherche désespérée de sa fermeté perdue comme le mien, bien que je sois incapable des contorsions qu'il effectue.

Après une errance vaine, qui s'épuise en enroulements, boîtements et autres flexions inexorables dans lesquelles ce corps perdu se traîne, elle revient vers le fauteuil. Et là une nouvelle série de souffrances commence : impossible de s'y asseoir. On mesure combien le geste d'ajuster son derrière sur le siège d'un fauteuil est une opération de précision réclamant une physique des solides sans défaillance. Ici la solidarité du corps inerte et du corps vivant est démentie, mise en déroute. Il faut escalader ce fauteuil. Mais le moyen d'escalader lorsque votre corps est celui d'un mollusque même pas tentaculaire, même pas collant ? toutes les lois de l'orientation, du haut et du bas, de l'envers et de l'endroit, sont récusées, défiées: elles s'en vont à vau-l'eau, en état gazeux, mais un gaz lourd et asphyxiant. C'est comme dans les mauvais rêves où je n'arrive pas à courir, à me dépêtrer d'une glu qui me tient lieu de chair.

On n'y tient plus : c'est urgent, il faut enlever ce SURvêtement qui, pire qu'un scaphandre, impose une cuisante défaite au corps comme une cuirasse de crustacé, mais une cuirasse molle et pénétrante comme une crème. On n'est pas devant un tableau de Salvador Dali : c'est pire, on est dedans ! Vite, déshabille-toi avant que cette carapace de plomb fondu ne te dévore totalement !
Ouf, elle parvient à ôter le sweat. Et le haut du corps retrouve des gestes humains ; libéré de l'état visqueux, il retrouve une tenue. Espérons qu'elle va ôter le pantalon et aussi ces horribles runnings...
Mais non, elle en reste prisonnière, tel ce jeune homme des Mille et une nuits dont le bas du corps est pétrifié. Mais ici, ce n'est pas de la pierre qui happe son bassin et ses jambes, mais le maelstrom du mou.

La pièce est finie. Je me lève de mon fauteuil en m'appuyant d'abord sur mes bras, pour me dégourdir et surtout pour me rassurer : jamais je n'ai mieux compris le sens terrible de l'expression "mes jambes se dérobent".

Catherine Kintzler, 2007

Voir aussi l'article sur rrr... (reading readings reading) de B. Lachambre, solo pour Saskia Hölbling.


"I" Is Memory (2006)
Chorégraphie : Benoît Lachambre
Interprète : Louise Lecavalier
Musique originale : Laurent Maslé
Eclairage : Jean-Philippe Trépanier
Accessoires : Louis-Philippe Saint-Arnault
Répétitrice : France Bruyère
Production : Louise Lecavalier / Fou glorieux
En co-production avec :STEPS #10 (Suisse), Théâtre de la Ville (Paris), Tanz im August - Internationales Tanzfest (Berlin), Aarhus Festuge (Aarhus), Centre national des arts (Ottawa), l'Usine C (Montréal. En partenariat avec les diffuseurs du Québec. Avec le soutine du Conseil des arts et des lettres du Québec, du Conseil des arts du Canada, du Ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada.

Voir ParBLeux, site de la compagnie de Benoît Lachambre

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