La demi-véronique de Francis Wolff
par François Frimat (1)
Cet article, consacré au livre de Francis Wolff Philosophie de la corrida (Paris: Fayard, 2007), est publié dans le n° 53 de Olés y Palmas, revue taurine du Nord ; il est repris par Mezetulle avec l’aimable autorisation de la revue.
En ces temps de bienpensance consensuelle à laquelle participe largement l’idéologie « animaliste », Mezetulle ne pouvait manquer un pareil sujet ! Mais faute de connaissances, je me tenais prudemment dans le silence… Je remercie le grand connaisseur aficionado qu’est François Frimat de me permettre de combler cette lacune à l’occasion de la parution du livre de Francis Wolff.
Il faut savoir gré à Francis Wolff d’avoir élaboré une savante démonstration de ce qui peut justifier notre passion dans un contexte où la mauvaise polémique, orchestrée par les anti, domine et rend aussi difficile d’avouer publiquement notre aficion (2) que de tenter d’allumer une cigarette à la fin d’un repas chez bon nombre de nos hôtes, fussent-ils amis ou familiers. La cohorte des bien pensants de Zara White à Renaud n’a qu’à bien se tenir. Le discours de défense est désormais prêt. En toute rigueur, les deux premiers chapitres de l’ouvrage assènent quelques rectifications sur la question de l’animal en nous expliquant que ce concept n’existe pas, qu’il n’est que le produit d’une sédimentation arbitraire dans l’imagination d’expériences singulières d’individus animaux eux-mêmes singuliers ! L’abstraction du concept d’animal souffre de n’être élaborée qu’à partir des expériences les plus communes et les plus répétées, c’est-à-dire celles d’animaux domestiques et cela entraîne la production d’idées confuses. Bref, sans le citer, le professeur Wolff recycle, à bon droit et selon une pédagogie efficace, la démonstration jadis établie par Spinoza en son Ethique, II, proposition 40, scolie 1 à laquelle je renvoie les connaisseurs.
Le propos glisse ensuite sur une question : « Comment devons-nous donc traiter le toro de combat ? » La question surprend car ce « nous » semble désigner les aficionados (3) mais que je sache, s’ils sont dans l’arène, ils ne sont pas dans le ruedo (4) et le traitement infligé alors au toro, même en vertu d’un « principe d’ajustement », ne peut être que le fait du seul torero. Il me semble qu’on glisse alors de la question de la justification de la corrida comme pratique culturelle à celle du toreo (5) comme pratique technique puis esthétique (cf. la fin de l’ouvrage). Dans cette substitution se glissent alors les deux parti-pris de Francis Wolff qui, bien que légitimes relativement à son aficion singulière, ne me semblent plus valoir universellement. Cette philosophie de la corrida devient alors un bréviaire subjectif – et c’est ce qui en fait l’intérêt – qui signale cependant deux limites, tauromachique et philosophique. J’insisterai sur la première.
Le premier effet de la substitution est de faire de l’aficionado un torero par délégation. Qui contestera en effet que, du gradin, on puisse se prendre pour le maestro (6) en piste ? Il suffit d’entendre les discours de ses voisins : « Change de terrain ! Non, il fallait le reprendre à gauche ! Croise toi ! etc. » Mais le traitement réservé au toro de la part de l’aficionado doit-il se limiter à cela ? Ne peut-il aussi se faire toro ? Ne peut-il aussi se faire ni l’un ni l’autre mais spectateur de la relation de l’un à l’autre et vice-versa ? Or, entraîné par son système de pensée, Francis Wolff va surtout mettre l’accent sur une conception héroïque du torero et développer une tauromachie idéale réalisée pour un toro idéal aussi. On était prévenu d’entrée, philosopher, c’est définir, c’est se mettre dans les pas de Socrate. En arriver alors aux pays des Idées et d’une tauromachie essentielle ne doit pas surprendre. Le problème est que cette philosophie a alors tout du manuel : quoi de neuf depuis Popelin (7) ? Je sais bien que depuis Epictète, le manuel a toute sa dignité, ne serait-ce que parce que l’histoire de la langue associe « manuel » au couteau dont se munissaient les voyageurs en des temps périlleux pour se défendre en cas de risque, qu’il a donc pour vocation d’être l’arme d’une prudence pratique. Que le manuel serve à l’apprenti maestro, soit ! Cette prudence pratique doit-elle être érigée en éthique de l’aficionado ? J’en suis moins sûr. Pour rester fidèle à Socrate, il me semble que les compétences de ce dernier et de l’homme à l’habit de lumière sont spécifiquement différentes et que le dogmatisme toreriste les confond à tort.
Le second effet produit par cette confusion concerne le toro. L’éthique héroïque de la corrida énoncée par Wolff exige que le toro soit bravo, bref, héros lui aussi. Ici encore, loin de moi la volonté de bouder l’arrivée en piste de tels individus mais voilà du coup excommuniés les toros mansos (8). Or, qui n’a déjà vu de faenas (9) passionnantes réalisées devant de tels toros ? Ne vibre-t-on pas devant un toro qui va a mas ? La ligne idéale théorisée esquisse une corrida exceptionnelle mais l’expérience nous livre le plus souvent ni un extrême, ni l’autre mais des toros d’entre-deux. C’est ici que l’analyse de Francis Wolff me gêne le plus. Bien sûr, il y a en tauromachie des moments exceptionnels mais ils sont justement l’exception. Or, sans atteindre à coup sûr ces sommets, l’aficionado ne prend-il pas intérêt aussi à des « instants » d’exception ? Une naturelle de tel maître ouvrant une faena qui se révèlera terne ? Une estocade qui rachète l’ennui éprouvé lors d’une faena laborieuse ? Tout se passe comme si la vraie vie tauromachique, faite de moments bien plus « ordinaires » qu’ « exceptionnels », était disqualifiée au nom d’une tauromachie idéale. En fait, cela relève, à mon sens, d’une réception trop manichéenne de la course. On ne sort pas des arènes heureux ou malheureux mais le plus souvent les deux à la fois. Plaquer un idéal régulateur sur l’expérience, c’est en fausser a priori la saveur. La diversité des réactions du public à chaque course m’incite plutôt à privilégier là encore la singularité de la réception plutôt qu’à la dissoudre dans une évaluation définitivement établie.
Le troisième effet, conséquence de ce dispositif positif, est la distinction que Wolff établit ensuite entre le torero de génie et le simple résistant. Le premier, maître de l’aguante (10), au mépris de sa vie, est bien sûr reconnu par notre auteur comme supérieur. Sa figure s’incarnerait parmi les dernières générations en Paco Ojeda et José Tomas. J’avoue mon incompétence et mon ignorance concernant Ojeda que je n’ai jamais vu toréer sinon en vidéo. Par contre, concernant Tomas, il est clair que voilà un torero qui m’a toujours donné l’impression de délivrer en piste, au mépris de sa vie parfois, un toreo construit a priori, faisant merveille avec les toros adaptés à celui-ci et sans intérêt avec les autres. On est effectivement au sommet d’une tauromachie éternelle, nécessaire qui se déploie sans surprise dans la grâce de sa perfection. Cela dit, personnellement, une telle grâce m’ennuie dans sa répétition et exige sans doute une disposition à la contemplation qui me fait défaut. J’ai alors du mal à ne pas préférer le résistant, un peu dénigré par cette philosophie de la corrida, qui invente dans la rencontre, affronte un bétail varié du Torrestrella (11) aux bon crus de Victorino (12). Si le toreo peut être une éthique de la liberté, je préfère celui qui ne procède pas d’une contingence préfigurée a priori : El Juli me semble plus héroïque que José Tomas, et que dire d’autres comme El Fundi ?
Au final, considérons que le livre de Francis Wolff doit être lu. Mes humbles remarques ne sont ici que les preuves de l’intérêt que présentent les analyses du philosophe, qui ne peuvent que faire penser et réagir. Je reconnais bien volontiers par ailleurs que la lecture est plus aisée que l’écriture. Après tout, ces quelques lignes ne sont que par l’existence de ce livre. Toutefois, on restera circonspect devant une construction aussi idéaliste et brutalement toreriste dans laquelle la tauromachie sert peut-être davantage de terrain à l’exposition brillante d’une pensée dont les conditions ne sont peut être pas toutes énoncées et ne vont pas toutes de soi. La lecture sera passionnante pour l’aficionado novice. Quant au lecteur philosophe ? Il lui semble que le même propos aurait pu être développé à propos de tout autre chose. Pour aller vite, l’avant-dernier chapitre s’intitule « Voir la corrida comme un art ». Tout le problème est dans l’utilisation de ce « comme » qui me semble faire tort et à la tauromachie et à l’art. Mais cela est un autre débat qui pourra se tenir ailleurs.
Notes
1 – François Frimat est professeur de philosophie en classes préparatoires aux Grandes Ecoles à Lille. Il dirige depuis plusieurs années le festival de danse contemporaine Latitudes contemporaines.
2 - Passion, intérêt éclairé.
3 - Amateurs de tauromachie.
4 - La piste où se déroule le combat.
5 - Art de toréer.
6 - Le matador.
7 - Claude Popelin est un historien et théoricien de la tauromachie dont l’ouvrage le plus célèbre est Le toro et son combat.
8 - Manso qualifie le toro ni noble, ni brave qui cherche à éviter la rencontre avec le cheval et le combat.
9 - Dernier tiers du combat durant lequel le matador, armé de sa muleta est seul en piste face au toro.
10 - Fierté, détermination et sens de l’ajustement du matador face au toro.
11 - Nom d’une ganaderia ou élevage de toro de combat.
12 - Idem. Le nom complet est Victorino Martin.
Voir le compte rendu critique du livre de Francis Wolff sur le blog de Matthieu "Rien ne presse"
Un Lexique taurin est consultable sur le site Corrida.tv