A propos de l'affaire du gîte d'Epinal:
nous disons non à la politique du soupçon
par Catherine Kintzler, Jean-Marie Kintzler, Marie Perret
Publié dans la revue en ligne Respublica n° 369, ce texte a été écrit en novembre 2007 afin de préciser les raisons pour lesquelles nous n'apportons pas notre soutien à Fanny Truchelut. Propriétaire d'un gîte à Epinal, Mme Truchelut avait demandé à deux de ses clientes d'ôter leur voile islamique dans les parties publiques de son établissement. Poursuivie pour "discrimination religieuse", elle a été condamnée récemment à une forte amende. La question a été abordée sous un angle plus général dans l'article "La laïcité face au communautarisme et à l'ultra-laïcisme" en ligne sur ce blog.
La liberté d'opinion n'est pas divisible
Soutenir Mme Truchelut sans condition revient, qu'on en soit conscient ou non, à vouloir une loi interdisant le port des signes religieux dans la société civile (dans la rue, les commerces, les transports, etc.). Il est en effet contradictoire de dire « je suis d'accord pour accepter les signes religieux dans la société civile, ... mais je n'en veux pas dans mon gîte ! ». Pour sortir de la contradiction, les partisans du soutien sans condition à Mme Truchelut seront amenés à réclamer une loi interdisant le port des signes religieux partout au sein de la République, aussi bien dans la sphère de l'autorité publique (qui est laïque et qui doit le rester) que dans l'espace de la société civile, espace dans lequel l'usage des libertés publiques est garanti par la République. Parmi celles-ci, il y a la liberté d'opinion. Jusqu'à ce jour, l'affichage des signes politiques ou des signes religieux fait partie intégrante de l'exercice de cette liberté.
La liberté d'opinion ne se divise pas. Celle qu'utilise une femme voilée pour brandir son signe d'aliénation est, dans sa forme, la même liberté que celle dont j'use pour la critiquer et dénoncer l'islamisme. La République a établi les libertés publiques dont nous jouissons dans la société civile : elle doit les garantir dans tous les lieux qui relèvent de l'espace civil, y compris dans les gîtes.
Une liberté encadrée par la loi
Toutes les libertés publiques sont bien entendu encadrées par la loi. Cela vaut aussi pour la liberté d'opinion. Une femme voilée exerce sa liberté d'opinion. Mais elle doit le faire dans les cadres prévus par la loi.
Ainsi, le port d'une « cagoule intégrale » (celle qui masque le visage) est d'ores et déjà interdit. Pour des raisons évidentes de sécurité publique, le visage d'une personne doit être identifiable. La burqa étant une cagoule intégrale, elle tombe sous le coup de la loi. De même, aucune parure n'est tolérée sur les photos d'identité. En vertu de ce même principe, on peut exiger d'une candidate au baccalauréat qu'elle retire son voile le temps de vérifier son identité. Il en va de même pour une religieuse.
Soulignons que l'organisation des manifestations collectives (processions religieuses, manifestations syndicales, etc.) est soumise à autorisation publique. Leur déroulement est de plus surveillé par la police. La loi oblige à des procédures semblables lors des grands rassemblements (meetings, fêtes politiques, messes dans l'espace public). Précisons enfin qu'il est possible d'arborer un signe d'appartenance politique ou religieuse dans un commerce mais qu'il est en revanche interdit de transformer ce même commerce en lieu de meeting ou de prière. Si tel est le cas, le commerçant est fondé à en référer aux forces de police : il y a alors trouble à l'ordre public.
Nous venons de rappeler les limites fixées par la loi à la liberté d'expression. Lorsqu'une femme arbore le voile islamique en restant dans ces limites, elle use de sa liberté d'opinion. Quand bien même la façon dont elle en use nous déplaît, elle n'est pas hors-la-loi. Posons-nous la question : que serait une liberté qui interdirait les opinions qui nous déplaisent ? Va-t-on suivre sur cette voie les intégristes et le MRAP, qui voulaient interdire la publication des caricatures de Mahomet ou qui exigeaient une législation sur le blasphème ?
La fiction du juge divisé en lui-même
On peut être d'accord avec Mme Truchelut sur le sens qu'il convient de donner au voile islamique : ce n'est pas un simple signe religieux, c'est aussi un signe de discrimination sexiste. C'est, en outre, un signe qui cache une volonté politique et morale qu'il faut combattre. On peut partager cette analyse avec Mme Truchelut sans pour autant la soutenir inconditionnellement. Pour nous faire entendre, faisons la fiction d'un juge qui serait divisé en lui-même, qui serait écartelé entre sa position de citoyen et sa fonction de juge (cela arrive bien plus souvent qu'on ne le croit). Ce juge partagerait, comme citoyen, les positions de Mme Truchelut : il verrait dans le voile islamique un signe de discrimination. Malgré tout, en tant que juge, il se peut qu'il sanctionne le délit de Mme Truchelut.
Comment comprendre ce paradoxe du juge divisé en lui-même ? Dans sa fonction, le juge se doit de distinguer entre la présomption de discrimination et le délit de discrimination. Dans le cas du voile, il y a certes présomption de discrimination, mais non pas délit de discrimination. Or un juge ne peut sanctionner que si le délit est constitué, que s'il y a « corps du délit ».
Présomption de discrimination ou délit de discrimination
Restons sur ce paradoxe et essayons de nous faire comprendre. On peut reprendre, pour ce faire, la fiction juridique imaginée par un de nos contradicteurs : « que diriez-vous, objecte-t-il, si les femmes voilées portaient une pancarte « les femmes sont des êtres inférieurs » ? ». Précisément, ce cas serait discriminant : avec le port d'une telle pancarte, le délit de discrimination serait constitué. Il y aurait corps du délit. On serait alors face à une situation semblable à celle de l'imam de Vénissieux, qui avait déclaré qu’un mari peut battre sa femme puisque c’est dans le Coran. Le délit étant constitué, le juge avait pu sanctionner ces propos infamants.
On voit bien où est le problème. Le simple port du voile islamique ne suffit pas à constituer un délit de discrimination. Aux yeux du droit, le voile islamique n'est qu'une présomption de discrimination. Conseillées par leurs avocats, les femmes voilées vont toujours dire qu'elles ne font qu'afficher un signe religieux. Elles ne reconnaîtront jamais qu'il s'agit d'un signe de discrimination. Si elles le nient, c'est parce qu'elles savent très bien qu'elles tomberaient alors sous le coup de la loi. Sur le plan strictement juridique, leur situation est identique à celle de la religieuse : elles portent toutes deux une parure religieuse. Toute interprétation supplémentaire relève aux yeux de la loi de la pure et simple présomption.
Revenons à notre juge écartelé entre sa position de citoyen et sa fonction. Comme juge, celui-ci n'a pas le droit de condamner sur simple présomption de discrimination, même si à ses yeux de citoyen cette présomption est forte. De la même façon, un juge ne peut condamner des malfrats au seul motif qu’il les soupçonne de préparer un cambriolage : il faut qu'il y ait des preuves matérielles de cette préparation ou un commencement d’exécution.
Faut-il déplorer que la loi ne sanctionne le délit qu'à condition qu'il soit constitué ? Dire que la simple présomption suffit à constituer un délit, c'est ouvrir la voie à une politique du soupçon, à une justice inquisitoriale qui menacerait nos libertés publiques.
Non à une politique du soupçon. Non au maccarthisme
Que les partisans du soutien inconditionnel à Mme Truchelut ne s'y trompent pas. Comme citoyens nous sommes d'accord avec eux sur le sens qu'il convient de donner au voile. Dans l'affaire du voile à l'école, dans l'affaire des caricatures, dans l'affaire Redeker, nous avons mené une lutte sans concession contre l'intégrisme. Nous savons, du reste, que d'autres luttes sont encore à venir.
Mais il y a une limite que nous ne franchirons jamais. Au nom du refus de l'islamisme en général et du voile islamique en particulier, nous n'irons jamais jusqu'à cautionner une politique du soupçon, c'est-à-dire une politique qui juge et qui enferme sur simple présomption.
On sait où ce genre de politique mènerait immanquablement la République. Nous en avons un exemple sous nos yeux. Aujourd'hui, le simple soupçon d'accointance avec l'islamisme politique peut mener quiconque à Guantanamo. Cela se passe en ce moment même aux Etats-Unis : au nom d'une politique du soupçon, les libertés publiques sont purement et simplement suspendues. Les Etats-Unis sont d'ailleurs coutumiers du fait : dans les années 50 déjà, le simple soupçon de sympathies communistes suffisait à ouvrir la chasse aux sorcières. Cela s'appelait le maccarthisme.
Nous ne suivrons pas ceux qui, au nom de l'horreur du voile, veulent favoriser une politique du soupçon et instituer un ordre moral. Nous ne confondons pas présomption de discrimination (porter le voile) et délit de discrimination (dire explicitement que les femmes sont des êtres inférieurs ; leur réserver un « droit spécifique » tel que le code de la famille dans certains pays). Cela ne nous empêche nullement de dénoncer le voile et de combattre l'idéologie totalitaire qui l'instrumentalise. Sur ce plan, notre détermination est au moins égale à celle des inconditionnels de Mme Truchelut.
Défendre la République laïque et démocratique
Si nous refusons toute politique du soupçon, c'est aussi en vertu d'une conception de la République. Notre République est à la fois laïque et démocratique. Au coeur de la République fonctionne un dualisme de principe : la sphère de l'autorité publique est soumise au principe de laïcité, principe qui exige la suspension des appartenances. C’est pourquoi nous avons lutté en faveur de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école. La société civile (la rue, les commerces, les transports, etc.) n'est pas soumise au principe de laïcité : elle est régie par le principe de tolérance. La société civile est en effet le lieu où prévalent nos libertés publiques, libertés sans lesquelles aucune démocratie n'est possible. Dans la République, la laïcité n'est pas illimitée. La tolérance non plus. Le principe de laïcité et le principe de tolérance se limitent réciproquement. La laïcité prévaut dans la sphère de l'autorité publique (sphère fermée à la tolérance), la tolérance prévaut dans la société civile (espace fermé à la laïcité). La laïcité n'est donc pas une fin en soi : elle est un moyen que la République s'est donné afin d'instituer la démocratie et de la mettre à l'abri des visées communautaristes.
On le voit bien : notre République ne tiendra que tant qu'elle restera ferme sur ce dualisme de principe. Supposons qu'elle cède aux partisans du « tout-tolérance » : aussitôt elle se transformerait en démocratie communautariste. Supposons qu'elle cède aux partisans du « tout-laïcité » : aussitôt les libertés publiques qui doivent prévaloir dans la société civile seraient menacées au profit de ce qu'il faut bien appeler une politique du soupçon, politique qui servirait de fer de lance à l'ordre moral.
© Respublica et Catherine Kintzler, Jean-Marie Kintzler, Marie Perret