L'école et les éléments.
Consultation au Ministère de l'Education nationale, 7 nov. 07
par Catherine Kintzler
Mercredi 7 novembre 2007, M. Xavier Darcos, ministre de l’Education nationale, a organisé une rencontre au Ministère rue de Grenelle, entouré de quatre de ses conseillers. J'étais parmi les invités (1). Au cours d'un tour de table et d'un échange qui ont duré quatre heures, et auquel le ministre lui-même a largement participé, les prises de parole substantielles se sont succédé et ont donné lieu à une large discussion. On trouvera sur le blog de Jean-Paul Brighelli une narration et une analyse détaillées de la rencontre. Je publie ici le texte intégral de mon intervention.
Monsieur le ministre, je vous remercie de m’avoir invitée pour cette consultation.
En 1984, j’ai écrit un ouvrage sur Condorcet théoricien de l’instruction pour des raisons politiques : j’étais en profond désaccord avec une politique scolaire mettant au centre de l’école non plus l’acquisition maîtrisée de connaissances choisies, mais un modèle relationnel motivé par « l’épanouissement de l’enfant ».
J’y revenais à l’articulation fondamentale entre un certain dispositif du savoir – l’encyclopédie dans l’ordre des raisons - et la liberté. L’école a pour fin d’instituer la liberté, laquelle est inséparable concrètement d’un dispositif raisonné du savoir. Cette institution exige l’appropriation et l’exercice du principe encyclopédique, ce qui pose la question des éléments, de ce par quoi il est opportun de commencer.
Exemples. Si je veux faire comprendre à de jeunes élèves ce qu’est un cercle, je ne leur ferai pas chercher la rondeur, je ne leur ferai pas coller des gommettes multicolores. Je prendrai une ficelle, un clou et un crayon, et je tracerai un cercle, en m’appliquant à le rater un peu, à faire que les « bouts » ne collent pas tout à fait. L’idée est de remonter à l’élémentaire en articulant son caractère fragile et construit et sa puissance explicative. Si je veux expliquer à quelqu’un comment on se sert d’un dé à coudre, d’un tournevis, j’effectuerai une opération analogue : dégager les forces mécaniques en présence afin d’en déduire le meilleur geste pour pouvoir le travailler ensuite. Cela suppose qu’on se pique avec l’aiguille mal placée, et qu’on dérape avec le tournevis mal pris en main. Et pour une règle de grammaire, je montrerai comment on peut l’appliquer de travers. Je montrerai pourquoi on peut se tromper dans une soustraction….
Si l’école n’a plus le courage d’effectuer, en chaque point, ce mouvement de remontée critique, illuminé et fragilisé par l’erreur commise et rectifiée, elle manque le moment libérateur, elle se disperse et elle fuit en avant dans des « savoirs » qui ne sont que la sacralisation de « faits » et la souscription aux demandes sociales fluctuantes. Elle s’enivre à l’idéologie d’une positivité qui ne connaît que le succès immédiat. La pensée n’y est pas sollicitée, et aucune liberté ne peut s’y constituer.
Encore une série d’exemples.
L’enseignement du « fait » religieux. Rien qu’en disant cela, on a accepté que c’est incontournable, on invite chacun à s’y inscrire, on a déjà condamné l’incroyance, on a déjà mis au second plan la thèse qu’une religion peut aussi être une pensée, qu’elle peut et doit être examinée par la pensée. Même remarque pour le « respect » et les « valeurs » omniprésents : on a déjà décidé que tout est « respectable » et que les « valeurs » sont valables du seul fait qu’on les a et qu’on y croit. Or poser des idées, ce n’est pas construire une pensée.
J’ai eu des étudiants de philosophie (niveau Licence) qui n’ont jamais fait de mécanique classique : il ignorent comment fonctionne un levier, ils croient qu’un avion, une fusée, un satellite font partie de la même catégorie d’objets volants. Ils ne savent pas pourquoi il y a des saisons. Ils croient que les phases de la Lune sont des éclipses… Cela m’a assuré des séances d’enseignement très agréables, car c’est un bonheur d’enseigner à de jeunes adultes pourquoi il y a des saisons… !
Une thèse de doctorat rédigée par une agrégée de philosophie, sur un sujet mobilisant des connaissances pointues en logique, est ponctuée de façon tellement aberrante que bien souvent les énoncés disent autre chose que ce que l’auteur veut dire et même parfois le contraire… Comment imaginer qu’elle puisse, en se tournant vers ses élèves, leur faire comprendre que la pensée et la liberté sont engagées autant dans un énoncé de langue naturelle que dans les arcanes les plus élevés de la théorie logique ? Comment pourrait-elle leur montrer par son exemple que le plus haut niveau de la pensée peut et doit irriguer la plus quotidienne de nos réflexions, sous peine de perdre sa liberté ? Je ne doute pas qu’elle le fera, aguerrie par quelque temps d’expérience, car elle en a la ressource : mais cela devrait être à la base même de l’enseignement qu’elle a reçu et elle devrait le faire sans fournir d’effort spécial.
Il y a là une façon de reléguer la pensée, parce qu’on a négligé le rapport à l’élémentaire, dans une forteresse isolée et inutile qui fait d’elle un instrument de ségrégation et qui lui ôte son pouvoir libérateur. C’est un savoir de Diafoirus dont les ignares ont bien raison de se moquer, et ils en concluent qu’il est bon de rester ignare. L’anti-intellectualisme y prend sa source. L’un des symptômes de cette peau de chagrin est la coupure croissante entre l’Université et l’école élémentaire et secondaire. Coupure paradoxale, puisque les maîtres sont formés à l’Université et qu’ils ont tous le titre de professeur. Coupure cruelle et réelle, puisque l’Université, par des dispositifs humiliants, des exigences d’assiduité infondées, par une temporalité abrégée et stupidement accélérée, s’acharne à empêcher toute personne ayant une activité professionnelle de préparer correctement une thèse et de se livrer à une recherche fructueuse, avec un minimum d’activité méditative. L’objectif avoué est le « produit maison », la thèse d’école qui n’a jamais pris d’autre air que celui des « laboratoires » du circuit. C’est le summum de l’académisme.
Donc je ne peux que souscrire à la décision de simplifier l’enseignement, de revenir à ce que les rugbymen appellent « les fondamentaux », d’alléger le cartable, de réduire le tourbillon qui n’assiège que trop l’enfant pour le libérer en le promouvant élève. J’ajouterais volontiers une idée collatérale à cette dernière. Offrir par cette mutation une double vie à chaque enfant par l’alternance entre l’enfant et l’élève : l’école à l’abri des pressions et de l’urgence de la société civile ; la maison et les copains, la rue, le monde civil à l’abri du maître… Un peu de respiration. Et si on fait appel à des « intervenants », qu’on prenne soin, en leur confiant une mission périscolaire, qu’ils se sentent saisis par la puissance publique et se conduisent en conséquence. Je donnerai ici un exemple aggravé. Ma mère était directrice d’école primaire, mais lorsque je la rencontrais dans un couloir de l’école qu’elle dirigeait et que je fréquentais comme élève, je lui disais « bonjour Mme la Directrice ».
Le problème est que le type de discours que je viens de tenir, voilà plus de 20 ans qu’il est connu, qu’il a même été repris, amplifié, développé, enrichi fortement et brillamment non seulement par de nombreuses publications, mais aussi par des responsables politiques lucides et en position de pouvoir : par M. Chevènement en 1985, par M. Bayrou en 1994, par M. Darcos plus récemment avec beaucoup de pertinence et de fermeté.
Et pourtant pas grand-chose ne change. C’est à chaque fois le constat d’une école qui est dessaisie de ce rapport à l’élémentaire, à la fois parce qu’elle est soumise à des demandes multiples et fluctuantes et parce qu’en son sein et parmi nombre de « formateurs » une idéologie centrée sur des « objectifs » de type relationnel à atteindre, coupés de leurs fondements, oublie que le dispositif du savoir n’est pas un objectif, que ce n’est pas un simple instrument au service de « personnalités » qui sans lui sont esclaves d’elles-mêmes, mais une fin en soi parce qu’il est la figure concrète, par son contenu et par sa disposition, de la seule fin que doit se donner une république : la liberté.
Il ne faut pas en conclure que je sois hostile à toute réforme et que je sois nostalgique d’une école qui n’a jamais existé. Bien au contraire.
A mes yeux il est important que l’articulation entre le monde de l’école et le monde civil soit éclaircie à la lumière de principes simples – les articuler ce n’est ni les juxtaposer par une « sanctuarisation » de l’école, ni les brouiller par des pratiques invasives au sein de l’école. Les fêtes scolaires, par exemple, sont un moment de relation fécond… Le périscolaire doit reprendre vie, en particulier parce que trop d’enfants sont livrés à eux-mêmes et abandonnés devant des machines, mais il ne se substitue pas au travail réflexif.
A mes yeux il n’y a pas de réforme plus importante que celle qui consiste à s’interroger sur le contenu de l’enseignement élémentaire – lequel comprend bien sûr et au minimum la trilogie « lire-écrire-compter » - et sur le contenu élémentaire de chaque discipline, à chaque niveau : commencer toujours par le commencement, car il y a un commencement pour chaque niveau, s’interroger sur ce qui rend un ensemble intelligible et y remonter. A mes yeux une école authentiquement républicaine n’a pas le droit de faire l’impasse sur la question des commencements, sur celle, en chaque point du geste d’enseignement, de l’ordre des raisons. Instituer des libertés, c’est mettre chacun en état de s’interroger sur les raisons de ce qu’il fait et pense. C’est la « compétence » du citoyen et de l’homme libre qui règle toutes les autres.
Il n’y a pas de réforme plus importante que celle qui, dans ce dispositif, rétablit l’élémentaire en osant le lier à l’erreur, au défaut, à la négativité, à la fragilité : ce rapport nécessaire à l’erreur est lui-même la forme élémentaire de l’esprit critique, de l’esprit des humanités (qui comprennent bien entendu les sciences). Ici la formation des maîtres est décisive : sont-ils formés à l’esprit des humanités ?
© Catherine Kintzler, nov. 2007
1 - Notamment (sans exhaustivité) Elisabeth Altschull, Jean-Paul Brighelli, Jean-Pierre Demailly, Michel Delord et Guy Morel (GRRIP), Michel Buttet et Agnès Joste (Sauver les Lettres), Pedro Cordoba (Reconstruire l’école ), Bernard et Françoise Appy (la Troisième voie), Brigitte Etienne (LIRAS), Danielle Sallenave, Rachel Boutonnet, Cécile Ladjali, Marie-Christine Bellosta, Marc Le Bris, Denis Kambouchner, Eric Zemmour.