Laïcité et psychanalyse
par Daniel Liotta (NB)
Une politique de la « santé mentale » peut-elle être menée au nom de la puissance publique? Les offensives récentes contre la psychanalyse prennent le risque de la normalisation tant des praticiens que des patients dont on poursuit toujours le « bien ». Le règne des experts et des évaluateurs ne tolère aucune zone préservée de leur regard généralisateur. Avec l'appui tapageur du discours comportementaliste, c'est aussi la rationalité de la pratique analytique qui est récusée, sommée qu'elle est de renoncer à la thèse fondamentale de la singularité des subjectivités. En supposant des « groupes » de malades classés selon une échelle de « troubles du comportement », ces offensives s'en prennent autant à la psychanalyse qu'à la laïcité : elles tentent en effet de briser ce que Daniel Liotta appelle ici une logique paradoxale. Plus largement encore, érigeant des normes extérieures en religion sociale, c'est une forme d'incroyance qu'elles invitent à pourchasser.
Ce texte a été initialement publié par la revue Cliniques méditerranéennes, 2009/1, n° 79, p. 297-308, en ligne sur le site Cairn.
Sommaire
- Un enjeu laïque : préserver le vide
- Une logique des ensembles identique : les classes paradoxales
- Une épreuve commune : deux figures de l'incroyance, l'athée et l'analyste
- La psychanalyse laïque
- Notes
- Références
On a encore en mémoire certains événements français des années récentes : la proposition d’amendement Accoyer, qui prétendait réglementer et évaluer l’exercice professionnel en matière de « santé mentale », le plan Cléry-Merlin, qui, entre autres projets, prévoyait de confier à un expert et un évaluateur agréé par l’État le choix de la thérapie des patients se plaignant de souffrance psychique, les rapports de l’INSERM consacrés notamment à l’expertise des « troubles mentaux » et des « troubles de conduites » chez l’enfant et l’adolescent. Ces événements indiquent qu’un idéal d’évaluation prétend régner sur la médecine de la « santé mentale ». Cet idéal est en adéquation avec celui des Manuels diagnostiques et statistiques des troubles mentaux (DSM) III et IV composés aux États-Unis et qui instaurent des échelles d’évaluation afin de déterminer la sévérité des « troubles » mentaux et comportementaux.
Ce rapide repérage nous a conduits progressivement de la politique à la thérapie et enveloppe une question elle-même historique et politique : est-ce la politique de la santé mentale qui se règle sur l’évolution de la nosologie des « maladies mentales », ou est-ce cette nosologie qui répond à une demande politique et sociale ? Ou bien encore chacune des deux instances s’articule-t-elle à l’autre selon un mouvement qui déjoue cette alternative ?
N’abordons pas ici cette importante question et faisons deux remarques qui paraîtront d’abord sans rapport. D’une part, cette politique moderne de la « santé mentale » a souvent été pensée par les psychanalystes comme ce qu’elle est objectivement : une attaque contre la rationalité et la pratique analytiques. D’autre part, il nous semble que ces offensives peuvent être articulées aux déclarations anti-laïques dont on sait que l’actuel président de la République est friand. Ne cherchons point cependant à déterminer un sombre manipulateur qui tirerait tous ces fils. Tentons plutôt de cerner en quoi ces assauts contre la psychanalyse constituent également une charge contre les principes et la pratique de la laïcité politique. Tentons de saisir les points de rencontre entre ces attaques et affirmons que la création d’(a)lpha – Association pour la laïcité de la psychanalyse (1) est plus encore que précieuse : elle est essentielle, car elle oblige la pensée – et singulièrement les psychanalystes et les sujets lucides quant à leur responsabilité politique – à nouer les deux causes, analytique et laïque, pour que chacune, peut-être, soit plus consciente de ce qui l’articule à l’autre. Les nouer, cela signifie : esquisser la logique commune des « ensembles » qu’elles constituent, déterminer la figure-limite qu’elles proposent et, finalement, entendre ce que Lacan nomme « la laïcisation » de l’analyse. Partons de l’enjeu présent.
1 - Un enjeu laïque : préserver le vide
La laïcité politique se caractérise, d’abord, par le refus de fonder les relations politiques sur les signifiants-maîtres et des transcendances, des « maîtres-mots » ainsi que les a nommés Jean-Claude Milner (2) : Dieu ou les dieux, le Sang, la Race, la Terre mais aussi le Travail ou la Nature présentent autant de ces légitimités supposées du politique. La politique est ainsi travaillée par le désir de hiérarchiser et d’uniformiser les corps, les discours et les comportements. Certains de ces signifiants-maîtres semblent archaïques ; d’autres sont toujours en action. Or l’histoire, depuis la fin du XVIIIe siècle, a fait émerger deux maîtres-mots : la « société » et la « santé (3) ». En leur nom, Cléry-Merlin a prétendu confier à un évaluateur le choix de thérapies, Accoyer a prétendu protéger les patients, et le rapport de l’INSERM repérer les pathologies des enfants et adolescents. Ces prétendus soucis de protection se développent sur un mode bi-face : la prétention à normer et légiférer sur l’intime (le choix du « psy », les relations parents/enfants) et la connaissance de la « santé mentale » des populations (sélection des thérapies selon le profil des troubles, repérage des sujets selon leurs comportements).
Or, contre une politique d’État fondée sur les signifiants-maîtres, la laïcité impose la neutralité qui fut d’abord affirmée en matière religieuse (4). Cette neutralité est fondée sur ce que l’on peut appeler, au sens le plus large,le devoir de réserve de la puissance publique. Celle-ci doit s’interdire de se prononcer sur les croyances et les opinions, et donc sur les comportements et les pratiques qu’engagent ces opinions, tant que « leur manifestation ne trouble pas l’ordre public », énonce la loi française (5).
Autrement dit : la puissance publique s’autolimite et se différencie de ce que l’on peut nommer la société civile, lieu des particularismes dans lequel jouent les intérêts, les désirs et les « opinions » privés – lieu où l’intime peut à la fois se déployer et se cacher, lieu où les populations peuvent à la fois se structurer et se différencier. Ce devoir de réserve qui incombe à la puissance publique a son corollaire dans la tolérance qui règne dans la société civile. Cette tolérance ne peut être identifiée ni à une concession – qui est une faiblesse du pouvoir – ni à une dérogation – qui est une faveur accordée par le pouvoir. Elle est la reconnaissance du droit juridique fondamental, de la « liberté » fondamentale produite par la politique laïque : le droit de penser, de vouloir et d’agir, dans le respect des lois, sans obéir à une norme ou à un mode de pensée imposé par la puissance publique. De ce point de vue, la politique laïque est une politique de la limite, de la séparation entre, d’une part, l’État soumis à un devoir de réserve et, d’autre part, la société civile, lieu de la tolérance – séparation en vertu de laquelle le premier doit organiser et protéger le « vide », l’absence d’impératif et de norme étatique en matière d’« opinion » et dans les choix d’existence.
C’est pourquoi il faut prendre tout à fait au sérieux la remarque d’Accoyer déclarant avoir été soudain mis en présence d’un « vide juridique » : « Il n’y a pas en France de cadre légal définissant l’usage des psychothérapies (6) » ; c’est ce désir de combler le vide dans le choix si intime d’un « psy » qui fait de la proposition d’amendement une mesure antilaïque. Au contraire, la laïcité se caractérise par le souci de maintenir et de protéger ce vide, c’est-à-dire de préserver cet invisible aux yeux de la puissance publique. Or ce souci de protection indique qu’une logique des « ensembles » est commune à la laïcité politique et à la psychanalyse. [ Haut de la page ]
2 - Une logique des ensembles identique : les classes paradoxales
Esquissons la déduction. Puisque la puissance publique laïque s’impose un devoir de réserve sur les opinions particulières et, en général, sur les modes d’existence particuliers qui se développent dans la société civile, elle s’interdit donc de définir le sujet politique en référence à ceux-ci. Elle se donne ainsi un sujet évidé de tous ces particularismes, un sujet nu, pourrait- on dire, dans la mesure où elle définit celui-ci comme une pure singularité, une unicité dont les déterminants sont juridiques, qui est nommée « citoyen », et dont la puissance d’agir garantie par le droit est appelée, disions-nous, « liberté ». Or on doit ici entendre par « juridique » le principe suivant : que les droits et les devoirs qui valent également pour tous, et donc universellement, garantissent que l’effectuation de la puissance d’agir de chacun des citoyens s’accorde avec celle des autres. De la sorte, l’universel juridique oeuvre à rendre compossibles les singularités ; il oeuvre à rendre compossible l’exercice des libertés de tous et de chacun. C’est bien ce système que la politique de la « santé mentale » agresse lorsque l’universel est abaissé au rang de « généralités » (« les enfants dangereux », les individus manifestant tel « trouble » mental ou comportemental) et le singulier nié au profit du « normal (7) ».
Précisons la logique laïque. Dans son puissant livre, Les noms indistincts, Milner évoque « le secret de la politique moderne », « faire lien social de ce qui disperse tout lien (8) », l’exercice singulier de la liberté. Selon cette perspective, la politique laïque est une politique des classes paradoxales ainsi définies : la propriété qui unit les éléments est celle qui les disjoint. Les sujets se rassemblent dans la mise en rapport de ce qui les disperse : leur singularité. Nous tirons ici les conclusions de ce que nous disions précédemment à propos de la tolérance : les citoyens participent universellement à la chose politique mais chacun d’eux peut, dans le respect des lois, cultiver son mode unique de se rapporter à son corps et sa pensée – et, le cas échéant, d’affronter ses souffrances psychiques et physiques selon ses choix propres. Saisi sous son plus grand profil, on perçoit l’ennemi de la laïcité : dans le domaine du privé et de l’intime – et quoi de plus privé et intime, quoi de plus insubstituable que la relation du sujet avec sa pensée et son corps ? – la passion politique des classes non paradoxales qui nient le singulier au profit de l’ensemble.
Or comment ne pas percevoir ici la similitude entre laïcité politique et psychanalyse ? En effet, celle-ci se règle, dit Milner, sur cette logique des classes paradoxales :
[…] considérons les noms dont use la psychanalyse. Sténogramme d’un amas de cas, ils semblent verser ceux-ci du côté de leur communauté de propriétés, mais, en retour, ils sont censés saisir, dans l’amas, cela justement qui fait cas, c’est-à-dire qui résiste à toute communauté. Et qui dit le névrosé, le pervers, l’hystérique, l’obsessionnel fait entendre, sous les espèces du singulier générique, l’unicité d’un sujet, qui lui est homonyme : littéralement, nul ne saurait dire si, par ces noms, c’est un genre ou un individu, ou un archétype qui est désigné. Dans cette vacillation caractéristique, s’épellent des multiplicités dont le mode est la dispersion, et le principe, le réel d’un désir… Le nom de névrosé, de pervers, d’obsessionnel, nomme ou fait semblant de nommer la manière névrosée, perverse, obsessionnelle qu’à un sujet d’être radicalement dissemblable d’aucun autre (9).
La catégorie « hystérique », « obsessionnel » énonce ce qui sur le mode hystérique ou obsessionnel dissout la catégorisation ; la politique laïque unit ce qui dissout l’unité. Il est certes absurde de prétendre que les singularités objectivées par la politique laïque et la psychanalyse sont identiques. Le sujet de la politique laïque et le sujet de l’inconscient sont plus que différents : ils sont radicalement hétérogènes. Mais la laïcité et la psychanalyse proposent un commun principe de dispersion des singularités qui est également un principe pour leur mise en rapport : il existe une homologie entre la pratique des classes paradoxales analytiques et celle des classes paradoxales laïques. Et la « communauté » des analystes, si elle existe, ne peut être, comme celle des sujets politiques, qu’une communauté paradoxale (10).
Nous pouvons alors commencer à comprendre pourquoi ce qui s’oppose à la logique paradoxale de la psychanalyse s’oppose aussi à la laïcité. L’évaluation développée par les DSM III et IV et par les rapports de l’INSERM que nous évoquions pose l’existence d’une échelle de troubles mentaux et comportementaux. Ne considérons pas ici les grossières déficiences épistémologiques de cette nosologie ; cette critique fut déjà excellemment opérée (11). Notons que cette pensée procède selon une double homogénéisation. Elle se donne pour objet des troubles mentaux et comportementaux considérés comme homogènes en tant qu’ils sont distribués dans les mêmes généralités – par exemple, l’anxiété, la dépression, la timidité, le « trouble oppositionnel avec provocation » –, généralités segmentées (même si elles peuvent être associées) et isolées des subjectivités singulières ; il est alors possible de comparer ces troubles suivant leur intensité. Dans ces conditions il est aisé de postuler des « groupes homogènes de malades » puisque ceux-ci ne sont plus que les supports anonymes et désingularisés des troubles. Évaluer ici, c’est-à-dire cultiver l’illusion de cette double homogénéité subjective et objective, c’est donc déterminer un degré sur l’échelle des troubles de sorte que les déterminants pathologiques et les patients formen trespectivement des classes simples qui nient toute singularité subjective. Les descriptions imposent une quantification qui met hors jeu ce que le sujet enveloppe d’insubstituable. Dans une démarche totalement opposée à celle de la cure analytique – selon laquelle la singularité du symptôme n’émerge que dans la singularité de la relation analytique – la production du diagnostic suppose alors de nier, au profit de généralités nosologiques, ce qui singularise le sujet et son symptôme (12).
Que des échelles diagnostiques soient nécessaires en médecine et permettent une thérapie plus efficace, nous n’en discutons pas ici ; qu’elles soient imposées en ce qui concerne les « troubles » mentaux et comportementaux manifeste un investissement du champ de la subjectivité par un simulacre de rationalité médicale. Or c’est dans le même geste que ces nosologies comme celles de l’INSERM imposent des classes non paradoxales de « pathologies » psychiques et que la puissance publique (dont l’INSERM est une institution) « expertise » les comportements et ainsi nie la singularité paradoxale au profit de normes particulières auxquelles elle prétend soumettre l’intimité des sujets et des familles. Le repérage des « troubles » et l’indiscrétion, qui prétend faire de l’intime un objet public, sont opposés à la logique de la psychanalyse et à celle de la laïcité. Elles nient la singularité du sujet de l’inconscient et elles nient également celle du sujet politique, au nom des généralités nosologiques imposées par les pouvoirs publics. Cette dernière négation peut paraître bien abstraite ; elle ne l’est pas si l’on prend en considération les visées normalisatrices que ces généralités enveloppent.
Que ces généralités ne puissent être dissociées de telles visées, le rapport de l’INSERM consacré au « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » peut le confirmer. Les « troubles de conduites » embrassent dans une même logique d’une part ce que l’on peut appeler ironiquement après Foucault les délits de caractères et, d’autre part, les transgressions effectives de la loi. Lisons : les « troubles de conduites » constituent « une palette de comportements très divers qui vont des crises de colère et de désobéissance répétées de l’enfant difficile aux agressions graves comme le viol, les coup set blessures et le vol du délinquant. Sa caractéristique majeure est une atteinte aux droits d’autrui et aux normes sociales (13). » La détermination de la « personnalité antisociale » enveloppe la même indistinction puisqu’elle est définie comme « mode général de mépris et de transgression des droits d’autrui à partir de l’âge de 15 ans » et suppose qu’avant cet âge le sujet ait « rempli les critères diagnostiques du trouble de conduites (14) ». Dépister et prévenir ces troubles, c’est s’inféoder à une police des familles et à une police thérapeutique qui mettent entre parenthèses la distinction du public et du privé ; c’est, à partir de cette inféodation, repérer et traiter celui qui est évalué selon des généralités nosologiques qui sont déterminées à partir des normes sociales et caractérielles par ailleurs mal distinguées du respect des lois. Double négation qui transgresse les principes laïques : négation de la démarcation entre la puissance publique et la société civile, négation du singulier au profit de la norme.
Nous disions : cette nosologie et cette négation de la singularité subjective s’opposent à la fois au sujet tel qu’il est pensé par la psychanalyse et au sujet tel qu’il est pensé dans la politique laïque. Précisons maintenant ce qui noue les deux pensées en repérant les figures-limites politiques que présentent la laïcité et la psychanalyse. [ Haut de la page ]
3 - Une épreuve commune : deux figures de l'incroyance, l'athée et l'analyste
Considérons la figure de l’athée, qui fut un repoussoir d’une laïcité « faible » assimilée simplement à la tolérance religieuse. Dans sa Lettre sur la tolérance (1689), Locke affirme que l’État doit pratiquer la tolérance à l’égard des croyances religieuses, mais affirme cependant qu’il existe des sujets intolérables : Enfin, ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne peuvent en aucune façon être tolérés. En effet, de la part d’un athée, ni la promesse, ni le contrat, ni le serment – qui forment les liens de la société humaine – ne peuvent être quelque chose de stable et de sacré ; à tel point que, l’idée même de Dieu supprimée, tous ces liens sont ruinés (15).
L’athée fragilise (version faible), voire détruit (version forte), le lien politique qui est d’abord, ici, lien de discours et acte d’engagement (promesse, contrat, serment). Faute de se fonder sur une transcendance divine, faute de cette Maître référence, l’athée rend précaire voire impossible le politique – précarité dont se désole parfois notre président de la République. À lire ces lignes, on distingue deux motifs en cette destruction : l’athée ruine la confiance accordée au sens du discours et à la réciprocité intersubjective qui rendent tous deux possibles les engagements. A contrario, on peut esquisser une description élémentaire du religieux : la foi dans le sens et dans le semblable. Et si nous faisons encore un pas : la foi en un Autre garant de la complétude du sens et l’amour du prochain.
Il y a certes bien longtemps que l’athéisme a cessé de constituer l’intolérable de la pensée religieuse et qu’il s’est affirmé comme le refuge de nouvelles croyances (16). De cela on ne conclura pas que le premier combat historique de la laïcité doit être abandonné : la liberté de conscience en matière religieuse, et donc la liberté d’incroyance, doivent être défendues contre toutes les offensives théocratiques qui prétendent imposer en politique le maître-mot du divin. Mais le combat doit aussi être affirmé contre ceux qui érigent le lien social en nouvelle religion, et certaines déclarations présidentielles qui jugent l’instituteur en le comparant au rabbin et au prêtre participent de cette promotion religieuse du social.
Or l’analyste digne de la psychanalyse, qui porte une contestation violente de cette religiosité du lien social, offre une figure nouvelle de l’« incroyance » ; c’est pourquoi la tolérance envers sa pratique constitue présentement une mise à l’épreuve laïque du politique. En effet, en opposition avec les pensées et les institutions qui cultivent la foi dans le sens, l’analyste est l’agent d’une pratique qui cesse de flatter le sens – et ainsi de nourrir le symptôme – et met au travail l’analysant afin qu’il extraie du discours l’objet de jouissance hors sens ; il est aussi l’agent d’une pratique qui cesse d’entretenir le leurre des identifications – et ainsi d’élever l’autre au semblable puis de le soumettre à l’agressivité – et met au travail l’analysant afin qu’il s’achemine vers sa singularité et la solitude qui lui fait corps. De ce point de vue, l’analyse développe certes une clinique de l’« incroyance » : dans la singularité de la situation analytique peut se déployer une clinique de la subversion du sens et des identifications.
Or, puisqu’il existe une telle clinique, il convient plus radicalement de se demander si on peut concevoir une laïcité spécifique de l’analyse, et non plus seulement une homologie entre laïcité et psychanalyse. [ Haut de la page]
4 - La psychanalyse laïque
Il n’existe certes pas d’identité conceptuelle entre la politique laïque et la « Laienanalyse (17) ». Ce qui les différencie n’épargne cependant pas de saisir ce qui engage la « Laienanalyse » dans un combat dont l’adversaire peut être le même que celui de la politique laïque. La formule allemande énonce à la fois une tautologie et une déduction élémentaire : l’analyse « laïque » ou « profane » est ordonnée aux seules exigences de l’analyse. Elle refuse de recevoir de l’extérieur ses qualifications et ses garanties. En 1916, cette extériorité était celle de la médecine ; au début du XXIe siècle, elle est celle de l’évaluation administrative. L’exigence minimale de l’analyse est rappelée par Lacan : « La laïcisation aussi complète que possible du pacte préalable installe une pratique sans idée d’élévation (18). » Cette « laïcisation », outre la référence à la « Laienanalyse », engage au moins deux directions de lecture, liées.
D’une part, elle fait écho à la déclaration de Freud dans « Les voies de la thérapie psychanalytique », écrit deux ans après « La question de l’analyse profane ». Soutenir la laïcité de l’analyse est refuser à l’analyste la position de maître divin qui prétend élever l’analysant à la hauteur de ses propres idéaux ; ce qui signifie aussi que l’analyste doit refuser cette position à laquelle peut prétendre l’élever l’analysant. C’est là, littéralement, affirmer une analyse athée : Nous avons délibérément refusé de faire du patient qui, cherchant une aide, se remet entre nos mains, notre bien propre, de façonner pour lui son destin, de lui imposer nos idéaux et, avec l’orgueil du créateur, de le modeler à notre image, dans laquelle nous sommes censés mettre toutes nos complaisances (19).
D’autre part la « laïcisation » semble pouvoir être référée à la « neutralité», devoir de réserve du psychanalyste. Or Lacan indique sur quel mode il convient de réactiver radicalement le vocable en lui refusant la tiédeur d’une règle déontologique :
Soit un Y qui est un upsilon […]. Il y a quelque chose dont on part et qui se divise, à droite le bien, à gauche le mal. Qu’est-ce qui était avant la distinction bien-mal […] ? Il y avait là quelque chose avant que Hercule oscille à la croisée des chemins, il suivait déjà un chemin. Qu’est-ce qui se passe quand on change de sens, quand on oriente les choses autrement? On a, à partir du bien, une bifurcation entre le mal et le neutre. Un point triple, c’est réel même si c’est abstrait. Qu’est-ce que la neutralité de l’analyste si ce n’est justement ça, cette subversion du sens, à savoir cette espèce d’aspiration non pas vers le réel mais par le réel (20) ?
Exercer la neutralité, laïciser l’analyse, c’est opérer en deçà du bien et du mal, rebrousser chemin et s’écarter du bien – ce bien du sujet et des populations dont se réclament notamment les évaluateurs et des experts du psychisme. À quelle fin ? Non pour sacrifier au mal dont jouit l’analysant, mais afin de s’affronter à son réel et de traiter ce qui singularise sa jouissance. L’exigence laïque de la psychanalyse : à rebours des idéaux – dont les évaluations et les expertises psychiques sont des formes basses et illégitimes – accepter d’être aspiré vers ce point de singularité qui est le réel de l’analysant, point d’insoumission au maître-mot de la « santé », et en deçà du bien auquel prétend le maître-mot de « société ».
Conséquence ultime. Certains pensent que la psychanalyse est en danger politique de disparition et que désormais les maîtres-mots « société » et « santé » ne rencontreront plus l’opposition de l’analyse. Si cette opposition disparaît, cette disparition sera l’indice et l’effectuation de la fragilisation de la laïcité politique. Soyons clair : si elle disparaît, la tolérance en matière d’« opinion », et singulièrement d’opinion religieuse, ne sera pas mise à mal, bien heureusement. Mais le principe directeur de la laïcité sera bafoué, puisque sera niée la possibilité pour un sujet de s’affronter hors de tout contrôle et toute expertise étatiques à son point de singularité – en l’occurrence son mode le plus singulier de souffrance, de désir et de jouissance – en se disjoignant des nouveaux maîtres-mots et sans être soumis aux généralités nosologiques et normalisatrices. En ce sens précis, nous pensons que lutter pour le respect politique de la psychanalyse, qui permet ce travail sur soi, c’est bien lutter pour le respect de la laïcité.
Les différentes perspectives que nous avons envisagées – l’intrusion de l’évaluation étatique dans le choix du « psy », l’imposition au sein des populations de généralités normalisatrices, au contraire le principe des classes paradoxales, le respect d’une clinique de l’« incroyance » et la « laïcisation du pacte » analytique – nous ont ainsi obligés à penser comment le combat laïc croise le combat en faveur de la pratique analytique.
P.-S. : Cet article avait déjà été rédigé lorsque nous avons pris connaissancedu récent projet d’arrêté ayant pour objet « la formation conduisant au titre de psychothérapeute » (voir Le Nouvel Âne, n° 9, septembre 2008). Ce « document de travail » nous semble confirmer nos analyses, hélas.
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© Daniel Liotta 2008 et Cliniques méditerranéennes 2009
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NB - Daniel Liotta, professeur agrégé de philosophie, enseignant en classe préparatoire littéraire. Texte initialement publié dans Cliniques méditerranéennes 2009/1, n° 79, en ligne sur le site Cairn.
[Note de l'auteur] Ce texte n’aurait pas pu être écrit sans la lecture des livres de Jean-Claude Milner et ceux de Catherine Kintzler, de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1983) jusqu’à Qu’est-ce que la laïcité ? (Paris, Vrin, 2007). C. Kintzler est présentement le plus puissant penseur de la laïcité. On trouve un témoignage du dialogue entre les deux auteurs notamment dans la préface de Milner au Condorcet. Les analyses suivantes n’engagent cependant que leur auteur.
1. Voir A. Gaydon, « Un effort de laïcité », Quarto, ° 83, janvier 2005, p. 72, note 7 : (a)lpha, Association pour la laïcité de la psychanalyse (www. alpha-psychanalyse.org).
2. Les noms indistincts, Paris, Le Seuil, 1983, p. 70 et suiv.
3. Il est possible de lire toutes les archéologies et généalogies foucaldiennes comme des analyses de ces émergences. Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Lagrasse, éd. Verdier, 2003) de J.-C. Milner analyse la montée en puissance et la logique du maître-mot « société ». M.-J. Del Volgo et R. Gori étudient les effets du maître-mot de « santé » dans La santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005, et dans Exilés de l’intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008.
4. L’article premier de la loi du 9 décembre 1905 énonce : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit l’exercice des cultes. » L’article 2 débute ainsi : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »
5. « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public », article 10 de la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » du 26 août 1789 (reprise dans le préambule de la Constitution de la Ve République).
6. « Lettre à Bernard Accoyer et à l’opinion éclairée précédée de : “L’amendement 336” », Jacques-Alain Miller, Paris, Atelier de psychanalyse appliquée, 2003, p. 13. « Combler le vide », la formule importe, elle est également énoncée dans la lettre adressée par Accoyer et Dubernard le 13 décembre 2006 au Premier ministre : « L’article 52 vient, en effet, combler un vide juridique… »
7. On retiendra la formule de François Ewald : « Avec l’homme moyen, il n’y a plus d’universel ; tout au plus du général toujours spécifié », Histoire de l’État Providence, Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 121.
8. Op. cit., . 97.
9. Les noms indistincts, p. 118-119. La mise en rapport entre paradoxe politique et paradoxe analytique fut posée par Catherine Kintzler dans Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, op. cit., p. 271-274 et dans Qu’est-ce que la laïcité ?, op. cit., . 40-47.
10. « La communauté des analystes, telle qu’elle s’est constituée à partir de Lacan – et sans doute pas seulement celle-ci, mais d’autres aussi – est constituée de décomptés. C’est un peu la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté, comme dit Blanchot à propos d’Acéphale », Jacques-Alain Miller, Politique lacanienne, 1997-1998, Paris, Éd. Rue Huysmans, 2001, p. 68.
11. Voir ainsi les contributions réunies dans Cliniques méditerranéennes, n° 71, « Soigner, enseigner, évaluer ».
12. Sur l’opposition entre la singularité de la situation clinique, qui seule donne « valeur et fonction » aux symptômes d’un sujet singularisé, et la nosologie des DSM, voir Del Volgo et Gori, La santé totalitaire, op. cit., . 226-230.
13. INSERM, « Avant-propos », synthèse du rapport Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent,
expertise collective INSERM, Paris, 2005, p. IX.
14. Ibid., synthèse du rapport, p. 5. Notre attention fut attirée sur ces énoncés par l’article de Dominique Laurent, « Les redresseurs de gènes et le tort fait au social », La cause freudienne, n° 61, p. 24.
15. Cité et traduit par C. Kintzler dans Qu’est-ce que la laïcité ?, op. cit., p. 75.
16. Voir ainsi la description que Nietzsche put en donner à la fin du XIXe siècle, notamment dans La généalogie de la morale, III, § 24.
17. Voir Freud, « La question de l’analyse profane » (1916).
18. « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » (1967), dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 352.
19. OEuvres complètes, t. XV, Paris, PUF, 1996, p. 105, trad. J. Altounian et P. Cotet.
20. J. Lacan, « Propos sur l’hystérie » (1977), cité dans Quarto, n° 2, 1981, p. 7.
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- Cliniques méditerranéennes, 2005, 73, « Soigner, enseigner, évaluer ».
- EWALD, F. 1996. Histoire de l’État Providence, Paris, Livre de Poche.
- FREUD, S. 1916. La question de l’analyse profane, Paris, Gallimard.
- FREUD, S. 1918. « Les voies de la thérapie psychanalytique », dans OEuvres complètes,. XV, Paris, PUF.
- GAYDON, A. 2005. « Un effort de laïcité », Quarto, janvier 2005, 83.
- GORI, R ; DEL VOLGO, M.-J. 2004. La santé totalitaire, Paris, Denoël.
- GORI, R ; DEL VOLGO, M.-J. 2008. Exilés de l’intime, Paris, Denoël.
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