28 septembre 1970 1 28 /09 /septembre /1970 15:15

La moralité dépend-elle de la croyance en Dieu ?
Réflexions théologico-politiques
par Jean-Michel Muglioni

En ligne le 3 octobre 2010


Benoît XVI est allé rappeler aux Anglais que sans la croyance en Dieu, l’humanité est vouée au totalitarisme. Il ne fait ainsi que reprendre les propos contre les Lumières de son prédécesseur. Jean-Michel Muglioni demande ici ce qu’il reste de l’exigence d’universalité du catholicisme si un homme ou même une société qui ne croient pas au Dieu de la religion romaine sont voués au mal. Comment la séparation de l’Église et de l’État peut-elle être admise par un croyant pour qui l’obéissance à la loi civile requiert l’accord de son Dieu ? Il suffit de formuler autrement la question pour avoir une autre réponse que celle des papes : est-il vrai que seule la croyance en Dieu peut éviter à un homme d’approuver Hitler ou Staline ?

[Edition du 6 oct. 2010 : le texte est augmenté d'une brève annexe sur le scientisme]

Cet article est lisible en version espagnole sur le blog Apuntes desde el Rito Francés
sous le titre ¿Depende la moralidad de la creencia en Dios?

Le refus des Lumières

Le Pape fait son métier : il veut des fidèles. Il craint de perdre sa clientèle. Et donc la rhétorique de Ratzinger, comme celle de son prédécesseur, ne recule devant rien, pas même devant la reductio ad Hitlerum et Stalinum : Wojtyla avait écrit que « si l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’hommes soit anéanti. Des décisions de ce genre furent prises sous le troisième Reich. ». Ainsi les horreurs du siècle passé seraient dues à l’athéisme.

Et d’où vient cet athéisme ? C’est la faute à Voltaire ! Comme on est cultivé au Vatican, on remonte plus loin : c’est la faute à Descartes, au cogito, à l’audace de se demander comme le fait Descartes si l’idée que nous avons de Dieu n’est pas aussi vide que celle d’une chimère, au lieu de se donner d’abord Dieu comme un être qui s’impose à nous avant tout examen et auquel il faut que nous soyons soumis. C’est aussi la faute à Kant, car il a pour thèse principale l’autonomie, c’est-à-dire la subordination de la croyance en Dieu à la moralité. Kant veut dire en effet que si nous nous conduisons bien parce que, croyant en Dieu, nous craignons son châtiment ou espérons ses récompenses, il n’y a aucune moralité dans notre conduite ; notre vie n’a de valeur morale que si elle a pour principe la libre reconnaissance du bien-fondé de l’honnêteté. Si, prolongée par la croyance en Dieu, notre conviction morale se renforce par une espérance en la réalisation de la justice, alors et alors seulement cette foi (qu’il appelle « pratique rationnelle » ou « raisonnable ») n’est plus une affaire de marchandage. Alors croire en un Dieu bon qui a créé un monde où le bien n’est pas irréalisable a un sens. Bref, Kant subordonne la théologie à la morale au lieu comme le Pape de faire dépendre la moralité de la croyance.


Le refus de la liberté de conscience

Ainsi, pour les papes, le pire n’est pas l’athéisme, puisque Descartes croyait en Dieu et même prouve en un certain sens l’existence de Dieu dans sa Métaphysique. Mais pour Wojtyla, affirmer l’existence de ce qu’il appelle, reprenant le mot de Pascal, « le Dieu des philosophes », c’est déjà de l’athéisme, puisque cette thèse métaphysique dépend du libre jugement qu’une conscience porte sur son savoir. Que Kant justifie la foi dans les limites de la simple raison est encore une manière de croire qui place au-dessus de la croyance la liberté du jugement. Ne pas croire comme le demande le Pape, c’est être un homme dangereux, sur la pente de l’hitlérisme et du stalinisme. L’Église a-t-elle donc réellement admis la liberté de conscience que l’histoire, c’est-à-dire les armes plus que les arguments, lui ont imposé de reconnaître ? Son chef ne se soucie pas tant de la croyance en Dieu que de son emprise sur les consciences : il faut qu’il puisse décider de ce qui est bien et de ce qui est mal. J’ai le sentiment que par bonheur mes amis catholiques ne partagent pas ces préjugés.
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Transcendance d’un pouvoir ou transcendance de la raison

De là aussi les sornettes ressassées même en dehors de l’Église sur la transcendance, qui signifient qu’il faut un être tout puissant au-dessus de l’humanité, car, si elle oublie qu’il peut tout sur elle, elle deviendrait folle. Or cette transcendance théologique est le contraire de la transcendance cartésienne de la raison, qui veut dire qu’il y a une divinité de la pensée, de sorte que penser, pour l’homme, c’est pouvoir comprendre la vérité et non pas seulement se faire des idées, comme on dit. Dans un cas on parle de transcendance pour dire que l’homme doit se soumettre à une puissance supérieure, dans l’autre au contraire, il s’agit de rendre compte de l’honneur de penser : par la pensée l’homme participe de l’absolu et doit donc accéder à l’âge adulte de libre juge. Il arrive aux politiques de regretter eux aussi que les hommes ne soient pas tenus par la croyance en la première sorte de transcendance.


Les intégrismes

Comment s’en prendre aux intégristes musulmans, quand des sites catholiques (il suffit chercher sur le Net Mémoire et identité de Jean-Paul II) citent avec délectation cet ouvrage de Karol Wojtyla et rêvent de voir l’Église romaine imposer sa législation aux États ? Les propos des papes font douter que l’Église ait vraiment admis de ne plus régler la vie des hommes dans la cité : aurait-elle encore la nostalgie du temps où les plus ordinaires des pratiques humaines étaient subordonnées aux normes qu’elle imposait, comme la religion musulmane prétend encore le faire dans de nombreux pays ? La confusion délibérée de la religion et de la morale, puis de la moralité et des mœurs, caractérise tous les intégrismes. Dire que sans la croyance en Dieu, le totalitarisme nous guette, c’est leur donner raison, et c’est avoir une conception elle aussi totalitaire de la société et de la vie humaine en général.



Les régimes totalitaires se sont installés en pays chrétiens

Il y a en outre dans les propos du Vatican une naïveté admirable, car enfin le stalinisme a surtout pris dans des pays où il n’y avait guère d’athées. Je sais que l’Eglise orthodoxe a été très réellement persécutée par le régime communiste, mais est-il étonnant qu’elle ait retrouvé aujourd’hui toute son influence politique et que le pouvoir en place en Russie, dont on nous permettra de douter de la vertu républicaine et démocratique, s’appuie sur elle ? De la même façon, les historiens peuvent-ils nous dire que l’Allemagne des années 30 était composée essentiellement d’électeurs athées ? Que la France de Vichy était essentiellement faite de Français refusant le catholicisme ? La croyance en un même Dieu a-t-elle empêché protestants et catholiques de s’entretuer ? Est-elle pour beaucoup dans le règlement présent du problème irlandais ? Les guerres de religions sont-elles moins effroyables que d’autres, et les croisades ? Mais pour être vicaire de Dieu, on n’en écrit et on n’en dit pas moins n’importe quoi. Autre exemple. Il faut saluer la volonté du Vatican de mettre fin à des pratiques que les ministères de l’éducation ont partout couvertes jusqu’à une période récente, y compris dans l’école laïque, mais on ne voit pas que leur croyance ait mieux garanti de la pédophilie les serviteurs de Dieu que les autres hommes. Il n’est pas vrai que d’une manière générale la croyance en Dieu soit une preuve de moralité ou qu’elle éloigne du mal.
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La reductio ad hitlerum n’a aucun sens

La question du rapport de l’athéisme et de la vertu morale et politique a été débattue par des philosophes, et tout au long du XVIII° siècle, à partir des Pensées sur la comète de Bayle ; ceux-là même qui voyaient là un vrai problème avaient d’autres arguments, et certains d’entre eux voulaient précisément fonder un ordre politique qui ne soit pas subordonné à une religion. Il y a donc une part de vérité dans les propos des papes, mais dans toute leur rhétorique, comme dans toute rhétorique politique ou théologico-politique, le pire est moins ce qu’elle fait dire de faux ou de mensonger, que son usage de la vérité. Par exemple, il est vrai, comme Wojtyla et Ratzinger le remarquent, qu’un peuple peut élire démocratiquement un despote, et ils peuvent prendre l’exemple de Hitler : mais ils n’ont pas le droit d’en conclure que les Lumières et Descartes, ayant appris aux peuples à disposer d’eux-mêmes et à se donner des lois, sont une cause de l’hitlérisme. Il est vrai que les lois démocratiquement votées peuvent être injustes, mais cet argument, et tous les exemples qu’on voudra, car ils sont nombreux, ne permettent pas de conclure que l’athéisme favorise l’injustice des lois. Cet argument n’a aucun sens : avant l’apparition chez nous de la démocratie et avant la séparation de l’Église et de l’État, les lois étaient-elles plus justes ? (Il est vrai que le but de la rhétorique romaine est aussi de s’en prendre à l’injustice prétendue des lois autorisant l’avortement dans certaines conditions). Osera-t-on prétendre que, pour savoir que la loi que les hommes se donnent peut être injuste, et pour avoir le courage de s’y opposer, il faut croire au Dieu des chrétiens ? Les Anciens le savaient et les théories du droit naturel, dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est issue, sont nées d’un combat contre la doctrine de cette Église et contre l’idée que le droit devrait avoir un fondement dans la foi – un fondement théologique et surnaturel, mais non rationnel ou naturel. C’est un retour à ce qu’on appelait la philosophie « païenne » qui a permis la révolution des Lumières. Le prêtre envoyé pour que Montesquieu sur son lit de mort renie L’Esprit des lois ne s’y était pas trompé. Bref, comme toujours, la force de la rhétorique repose sur un pari, qui est l’ignorance de ceux auxquels elle s’adresse. Car on le voit, la plus élémentaire vérité historique est bafouée.
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Subordonner le respect de l’homme à la croyance en Dieu est le préjugé commun d’un certain christianisme et du scientisme le plus réducteur

Subordonner la distinction du bien et du mal à la croyance en Dieu, prétendre que sans cette croyance un homme peut disposer des autres comme il l’entend et les anéantir, subordonner donc le respect de la personne humaine à cette croyance, tel a toujours été le principe des persécutions religieuses.

Mais d’un autre côté il est devenu courant de soutenir que toute limitation imposée par la loi aux manipulations génétiques, par exemple, bride la recherche scientifique au nom de préjugés chrétiens archaïques ; que même le respect accordé à la personne humaine, c’est-à-dire le refus de réduire l’homme à l’animal qu’il est aussi, est un préjugé chrétien ou judéo-chrétien, suprême injure. Ce serait une illusion anthropocentriste qu’affirmer la supériorité de l’homme sur la bête, la valeur absolue de la personne humaine. Si les papes ne changent pas de rhétorique, alors ces « thèses » scientistes ont un bel avenir, car il devient impossible de distinguer religion et superstition et de soutenir que le respect de la personne humaine n’est pas une croyance irrationnelle contraire à la biologie moléculaire ou à la neurologie, lesquelles en effet ne risquent pas de trouver dans leurs laboratoires ce qui distingue l’homme de l’animal.

Envisagée au point de vue politique, la subordination de la morale à la religion revient à abandonner par exemple les comités d’éthique à l’arbitraire, puisque cette croyance ne saurait servir de principe à une législation qui s’impose aussi aux non-croyants. Alors il suffira de considérer qu’il y a une grande diversité de religions et de croyances, qu’elles varient selon les lieux et les époques, et que la vérité scientifique seule est universelle. Le catholicisme a souvent une façon de prétendre à l’universalité (catholique, en grec, veut dire universel) qui ruine ce qui en fait la vérité, c’est-à-dire son affirmation de la valeur absolue de la personne humaine en tout homme quel qu’il soit. Si cette valeur dépend de la religion qu’on a ou qu’on n’a pas, alors c’en est fini de l’universalité. On pardonnera la banalité d’un tel propos, mais elle signifie seulement que l’anticléricalisme est un combat éternel, pour qui du moins ne se contente pas d’une fausse morale et d’une fausse spiritualité.

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© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2010


Annexe ajoutée le 6 octobre 2010 : en quoi le scientisme dit au fond la même chose que le pape

En relisant mon texte, je pense que la fin, un peu trop rapide, a besoin d'une mise au point plus explicite. Je voulais dire ceci : les scientistes, scientifiques ou philosophes qui nient qu’en dehors des sciences positives il y ait la moindre rationalité et qui considèrent les principes moraux comme des préjugés religieux, ces scientistes disent au fond la même chose que le pape. C’est la même chose de croire qu’un athée est nécessairement immoral (discours du pape) et de prétendre que toute exigence morale qui pourrait s’opposer à une expérimentation sur l’homme repose sur un préjugé religieux (discours scientiste athée).

J’ai en effet entendu des « chercheurs » pour lesquels n’est réel que ce qu’ils trouvent dans leur laboratoire prétendre que le respect de la personne humaine est un préjugé judéo-chrétien. Il est vrai en effet que la reconnaissance de la valeur absolue de la personne humaine ne peut être justifiée ni par une démonstration mathématique ni par une expérimentation en laboratoire : est-ce pour autant qu’un préjugé religieux ou une simple nécessité sociale ? A-t-on le choix entre ce rationalisme étriqué et la croyance en Dieu ?

Certes la morale élémentaire trouve une expression dans les mythes auxquels se réfèrent les diverses religions, mais cela  ne prouve pas qu’elle se réduise à ce que ces religions en font lorsqu’elles la subordonnent à la volonté de dieux. Cela prouve au contraire que toutes ces religions sont vraies en un sens et que leurs mythes méritent d’être lus et relus. Et j’étais en droit de conclure que lorsque des autorités religieuses, quelles qu’elles soient, prétendent qu’en dehors de la religion il n’y a pas de moralité, elles font le jeu des scientistes. Les fautes de pensée des uns nourrissent celles des autres. Ici, les deux « camps » admettent que la question du sens ne relève finalement pas de la raison : ce sont deux irrationalismes.

En guise de conclusion, quelques lignes de Platon, philosophe païen, disait-on. Socrate interroge le prêtre Euthyphron : « Le saint est-il aimé des dieux parce qu’il est saint, ou est-il saint parce qu’il est aimé des dieux ? ». ( p 10a, traduction de l’Euthyphron par Victor Cousin – et l’on peut remplacer saint par pieux).


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