La « nouvelle colère » des dieux grecs
Sur la situation actuelle de la Grèce
par Ina Piperaki (1)
Comment les Grecs vivent-ils la crise actuelle ?
Mezetulle remercie Ina Piperaki pour ce texte, qu'elle a rédigé directement en français.
On y prendra d'abord la mesure d'une indignation enracinée de façon vivante au cœur de millénaires de civilisation qu'une poignée de nouveaux barbares en col blanc se permettent d'insulter, juchés sur des critères qui relèvent d'une sorte de superstition. Oui, les dieux grecs sont en colère devant la déification des marchés ultra-financiarisés! Mais on y appréciera aussi la leçon de courage et d'humanité qui appelle à faire face à cette crise (et la Grèce n'est pas seule touchée) par une analyse rationnelle.
Une histoire millénaire éminemment critique qui nous a tant appris sur la démocratie et sur la notion de réforme n'a pas à être abandonnée, c'est au contraire une richesse non seulement pour les Grecs mais pour toute l'Europe et au-delà pour l'humanité entière.
Sommaire de l'article
- L'insulte au peuple grec : le déni de 3000 ans de civilisation
- Comment faire face ? Un modèle européen plus démocratique, plus humain et plus réaliste
- La Grèce : une expérience millénaire de la crise, de la démocratie et de la réforme
- Affronter la crise d'aujourd'hui en se souvenant de Périclès
« La démocratie est la meilleure façon de vivre ensemble… »
1 - L'insulte au peuple grec : le déni de 3000 ans de civilisation
L’Olympe, lieu privilégié où les dieux logent, est lié à la notion de sérénité, de pérennité, et à un climat de plénitude ; c’est celui que l’on reconnaît sous la dénomination « olympien », que l’on attribue notamment à une situation de bonheur simple, normal, à un mode de vie sans excès et authentique, « μηδέν άγαν » (2), plein de fierté humaine. Un train de vie qui honore le majestueux dans sa simplicité. C’était l’espace de rencontre de civilisations, de réflexions, de philosophies multiples ; c’était l’endroit « sacré » de la naissance de la philosophie et de la démocratie ; c’était l’expérience « delphique » que l’on vivait ici en Grèce, utilisant la même langue depuis près de 3000 ans, contemplant le même bleu de la mer Egée, le même bleu limpide du ciel, la même lumière éclatante de la vérité absolue, de la liberté absolue de conscience ! C’était la vie des dieux et des hommes, des hommes de bonnes mœurs, des citoyens ordinaires …
Pourtant, les événements des derniers mois ont troublé profondément notre vie de tous les jours mais également notre vie publique et privée. Nous nous sommes sentis tous un peu mal à l’aise à cause de l’enfoncement de notre pays dans une profonde crise, résultat d’une crise globale et mondiale ; une crise qui n’est pas un phénomène typiquement grec comme les mass-média veulent le présenter, mais une crise internationale ; une crise qui n’est pas seulement économique et financière mais aussi morale et par conséquence sociétale. Nous avons tous vu les articles ahurissants concernant notre patrie, présentant les Grecs comme des « voleurs », des tricheurs, des indifférents ! Nous avons vu des statues légendaires, symboles éternels d’une beauté ésotérique profonde, transformées en objets d'insulte, traînées dans la boue par de nouveaux barbares à la couverture de magazines en faveur d’une spéculation sans précédent ! On ne peut pas effacer dix siècles d’histoire et un patrimoine culturel appartenant à l’humanité tout entière sans que les « dieux » se mettent en colère…
Et s’il y a une part de vérité, même s’il y a eu un comportement irresponsable du point de vue budgétaire de la part de certains, la falsification des comptes publics concerne les dirigeants d’un pays et non pas une nation tout entière où des personnes travaillent comme tous les autres européens, voire quelquefois plus, avec des salaires bien inférieurs tout en affrontant un coût de la vie aussi élevé !
Comment peut-on accepter que des nations, dans leur totalité, soient caractérisées avec autant de désinvolture comme PIIGS (3), allusion au mot anglais qui se réfère à des animaux méprisés ? Il s’agit, semble-t-il, d’un cas du phénomène sociologique d’évocation négative des stéréotypes nationaux en période de crise. Au lieu de critiquer et même de censurer (et pourquoi pas de condamner ?) des décisions et/ou des actes individuels, on se livre à la stigmatisation massive d’une nation. Plus inquiétante et dangereuse est l'évocation à peine voilée de la nature humaine de « races » et d'ethnies. On est en présence d'une version moderne du phénomène historique de la contestation de la nature humaine d’autrui ; une procédure par laquelle les membres d’un groupe de personnes appartenant à une nation rétrogradent ceux d’une autre dans le « royaume animal » ! Je me demande où l’on se trouve vis-à-vis du respect des Droits de l’Homme qu’on évoque si souvent et qu’on respecte quand cela nous convient !
Non contents d'avoir mis en péril nos entreprises, notre travail et le futur pour nos enfants, ils ont touché à notre fierté ! Notre peuple fut toujours un peuple fier qui a appris à vivre et à mourir debout ! Notre rôle est de rester debout, de garder haut notre moral et de réinventer notre mode de vie, de revivifier nos valeurs grecques ! C’est le moment de passer à l’action : quelles sont les retombées de cette crise et comment les citoyens vont-ils agir, comment doivent-ils se comporter ? [ Haut de la page ]
2 - Comment faire face ? Un modèle européen plus démocratique, plus humain et plus réaliste
Après avoir ressenti beaucoup de peine, beaucoup de trouble et d’émotion, les Grecs sont tous tombés d’accord : il faut faire face, il faut regagner notre sourire, il faut trouver des solutions pratiques, il faut être solidaire, il faut aider le pays, restaurer son image au niveau international et national. Que faire pour nous-mêmes et nos citoyens ?
Je reprends en citant le général de Gaulle : « à quoi sert l'économique s'il ne sert pas le social? » Pour cela j’aimerais souligner que très tôt après la seconde guerre mondiale a été conçue l’idée que, si notre système occidental est basé sur l’économique, il faut absolument qu’il soit couplé avec une conception qui honore le social et l’humain dans sa grandeur.
Aujourd’hui on a franchi une autre étape ; on parle de plus en plus du développement durable, de la gouvernance mondiale, de la sortie de la crise financière, qui est devenue une profonde crise économique, sociale et morale dont l’issue est très incertaine !
Dans cette nouvelle conception du développement durable, apparue pour la première fois en 1987, à côté de l’économique et du social on a introduit l’écologique, aussi bien que les notions de vivable, d’équitable, de viable. De plus, 2010 est l’année européenne de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.
L’Union européenne est l’une des régions les plus riches de la planète. Pourtant, 17 % des Européens ont si peu de ressources qu’ils ne peuvent couvrir leurs besoins élémentaires. On associe souvent la pauvreté aux pays en voie de développement, où la malnutrition, la faim et le manque d’eau potable sont souvent des défis quotidiens. Mais l’Europe aussi est touchée par la pauvreté et l’exclusion sociale. Le phénomène y est peut-être moins prégnant, mais il reste tout aussi inacceptable. La pauvreté et l’exclusion d’un seul individu appauvrissent la société toute entière.
L’une des valeurs clés de l’Union européenne est la solidarité, un concept particulièrement important en temps de crise. Il faut encourager chaque citoyen européen à participer à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Comment renforcer l’Europe comme notion et mode de vie ? Comment assurer la diversité de nos nations et la biodiversité de notre environnement, réunir nos forces pour sortir de la crise, ne pas être dépassés par l’évolution économique au détriment de l’évolution sociétale ?
Un modèle plus démocratique de gouvernance européenne, combiné avec une surveillance améliorée, et surtout plus humaine, permettrait de rendre les modèles de dépenses nationaux plus réalistes, les citoyens plus responsables, la croissance économique mais aussi culturelle plus tenables !
L’affirmation des valeurs de la citoyenneté a pour fonction d’éclairer la démarche du corps social organisé dans la cité, à travers le débat politique des citoyens. Il faut donc renforcer chez eux, et surtout chez les jeunes générations, le désir de participer à l’évolution de la cité et leur assurer que le monde peut changer, peut évoluer.
Dans cet effort, les Grecs peuvent méditer sur une expérience millénaire et l'offrir à l'ensemble du monde. [ Haut de la page ]
3 - La Grèce : une expérience millénaire de la crise, de la démocratie et de la réforme
Je vais revenir maintenant à nos ancêtres, non pas pour dire, comme on le fait souvent, « oh combien ils étaient extraordinaires ! », mais pour s’instruire de leur exemple ; à mes yeux c’est à cela que doit servir l’Histoire.
La naissance de la démocratie au Ve siècle avant notre ère peut être considérée, par rapport à un horizon politique au sens large du terme qui va rendre cette réforme possible et nécessaire, comme une crise politique et sociale totale, la stasis. Les citoyens qui régissent leurs affaires sont amenés à réfléchir au meilleur système politique, à la meilleure politeia, c’est à dire la meilleure façon de s’organiser pour surmonter cette crise multiple.
Aux VIe et VIIe siècles avant l’ère moderne, les cités du monde grec furent confrontées à une grave crise politique. Le commerce s’est développé notamment avec l'apparition de la monnaie au VIe siècle. Ce développement extraordinaire du commerce méditerranéen a eu deux conséquences : la première, c'est que les agriculteurs grecs, peu compétitifs face à ceux de la Grande Grèce (Péninsule italienne + Sicile), dans la mesure où la Grèce est très aride et peu fertile, n'arrivaient plus à vendre leurs produits, et s'endettaient pour survivre. Et pour rembourser leurs dettes, les paysans étaient condamnés à l'esclavage.
Par ailleurs, une nouvelle bourgeoisie, composée d'artisans et d'armateurs se développe dans les villes, grâce aux échanges commerciaux. Cette bourgeoisie a dorénavant les moyens de s'acheter des équipements d'hoplites, les soldats de la Grèce Antique, et revendiquent plus d'accès au pouvoir et d'égalitarisme dans un monde politique dominé par les nobles.
Pour répondre à ces deux enjeux, les cités grecques durent revoir leur conception du politique. Quatre principales réformes ont été appliquées : celles de Dracon, de Solon, de Clisthène et finalement celle de Périclès. Ces réformes prirent une voie inédite qui aboutira à un régime politique nouveau : la démocratie. Contrairement à d'autres démocraties, comme les États-Unis ou la République française notamment, la démocratie athénienne ne naît pas d’insurrections populaires ni de ruptures ou de luttes sous leur forme moderne, elle s'inscrit dans la continuité de la réflexion politique ; elle naît du coeur même de la cité. Ceci peut également expliquer pourquoi le peuple grec ressent ces graves troubles d'aujourd'hui avec une tonalité toute particulière, ce que d’aucuns interpréteront comme une sorte de dessaisissement de leur autorité propre sur leur destin politique issu d'une continuité millénaire.
Il est incontestable qu’il faut revoir notre concept politique ; il faut que les politiciens trouvent des solutions pour assurer l’unité et la pérennité de la cité ; il faut démontrer que les citoyens ont une grande dynamique. Résistons alors à ce, et à ceux, qui nous écrasent, qui « violent » notre dignité humaine, qui « pillent » notre avenir et celui de nos enfants, qui négligent notre histoire et notre philosophie.
Les Grecs ne sont ni des tricheurs, ni des voleurs, ni dans le meilleur des cas des indifférents. Comme dans tous les pays il y a des gens qui ne respectent ni la loi ni autrui ; mais cela existe partout (peut-être même que des gouverneurs plus intelligents savent ne pas faire autant de bruit que les nôtres et font beau ménage de leurs propres affaires !). Les Grecs sont des travailleurs, d’excellents entrepreneurs, des gens respectueux de la famille, de la liberté (rappelons-nous la résistance grecque durant la seconde guerre mondiale, la guerre de l’indépendance, l’époque des colonels …), du soleil et de la lumière. Mais les Grecs ne sont pas des insouciants, ils connaissent bien la valeur du «γνώθι σαυτόν », « connais-toi toi-même » (4) ; ils aiment la joie de vivre la vie simple de tous les jours, ce sont des gens de la mesure mais pas du médiocre, du simple dans sa grandeur mais pas du nul, de la tolérance, de l’ouverture, de la dynamique pour engendrer le progrès et l’avenir.
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4 - Affronter la crise d'aujourd'hui en se souvenant de Périclès
Certainement un effort est nécessaire pour améliorer nos finances publiques, réduire massivement les dépenses, le poids de la bureaucratie et adopter au niveau des dirigeants une transparence totale. Mais je vais adopter l’opinion d’un spécialiste (5) qui disait « les difficultés de la Grèce sont plus liées à des attaques spéculatives qu’à ses problèmes de fond, que la dette grecque se situe autour de 3% de la dette de la zone euro, et la dette des « PIIGS » ne représente même pas 15% de la zone. Par ailleurs, le stock de dettes accumulées par les Grecs est inférieur par exemple au déficit de deux années de la France ; donc, en termes quantitatifs, le problème grec est négligeable pour la zone Euro. »
Mais le problème fondamental qui est posé est celui de la financiarisation des marchés, pour les Grecs mais aussi pour toutes les populations, d’une financiarisation « déifiée » à l’extrême : les dieux grecs ont donc bien raison d’être en colère !
L’épisode grec et ses conséquences que nous Grecs affrontons tous les jours montrent que la régulation des marchés financiers doit être la priorité n°1 et que le long terme doit être privilégié par rapport au court terme. La finance est devenue trop importante pour être laissée sans règles efficaces et aux seules mains des instituts de notation comme le célèbre Goldman & Sachs, ou Standard & Poor's, et on a besoin plus que jamais d’un vrai gouvernement économique européen. Car c’est bien d’économie que l’on a besoin et pas de coups financiers.
Peut-être pourrait-on même aller jusqu’à concevoir une organisation de la société capable d’aiguillonner, et de satisfaire au mieux, le besoin humain, fondamental s’il en est, de solidarité, de justice sociale et de créativité. Nous voici ramenés à la question : qu’est-ce qu’un ordre social juste et décent ?
L’enjeu est clair : il s’agit de garantir l’avenir de l’Homme ! La question est éthique mais relève aussi d’un réalisme lucide : le monde ne sortira pas de la crise en laissant sur le bord de la route l’essentiel de la communauté internationale. Ces constats doivent fonder notre mobilisation collective, pays riches et pays pauvres, associations et acteurs publics, pour une solidarité neuve, pour une nouvelle notion de « gouverner ».
Alors, reprenons nos outils de travail, nos préoccupations philosophiques, de cette philosophie qui guide le quotidien ; pour nous Grecs, la philosophie n’est pas réservée aux chaires universitaires mais elle existe au quotidien ! Soyons solidaires, impliquons-nous dans les règles de justice sociale, luttons contre la pauvreté matérielle et intellectuelle et concevons un nouveau modèle de société, faisons une réforme pareille à celle de l’Age d’Or d’Athènes de Périclès. Une nouvelle façon de gouverner et de se gouverner demande à être inventée.
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© Ina Piperaki et Mezetulle, 2010
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1. Ina Piperaki, phD, docteur en pharmacie, enseignante-chercheuse en pharmacologie, praticienne libérale et Grande Chancelière de l’Ordre Maçonnique International Delphi. Elle donne de multiples conférences à travers le monde, et plus particulièrement à Paris, sur des sujets philosophiques, laïques, mais aussi scientifiques et médicaux.
2. Un des trois commandements « delphiques » qui figuraient aux frises du temple à Delphes. Cela signifie : « il faut avoir comme règle la mesure et éviter tout excès inutile ».
3. PIIGS : Portugal, Irlande, Italie, Grèce, Espagne (Spain), utilisé dans la langue courante des économistes.
4. « Γνώθι Σαυτόν», un autre commandement « delphique » qui figurait également aux frises du temple à Delphes.
5. Francesco Saraceno, économiste senior à l’OFCE (centre de recherche en économie de Sciences Po).
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