2 octobre 1970 5 02 /10 /octobre /1970 21:25

The Social Network de David Fincher,
un grand film noir
par Catherine Kintzler

En ligne le 20 novembre 2010

 

Accro à internet, Mezetulle ne pouvait manquer d'aller voir le film de David Fincher The Social Network (1). S'il fallait le regarder comme une Success Story au rythme enlevé retraçant l'histoire de Facebook et de son « inventeur » Mark Zuckerberg, ce serait affligeant, insultant et dégradant pour le spectateur.  En réalité, le mélange de sentiments grinçants qu'il soulève montre qu'il s'agit d'un film noir, très noir.

Argument du film. En 2003, Mark Zuckerberg, étudiant en programmation à Harvard, éconduit par sa petite amie, se venge de manière globale en mettant en ligne « FaceMash » - programme interactif alimenté par des photos piratées où les garçons sont invités à classer les filles du campus selon leur « attractivité ».  Le succès est immédiat et bloque le réseau de l'université. C'est le début de ce qui deviendra Facebook. En suivant les démêlés peu glorieux de Zuckerberg avec ses différents associés, mais aussi avec lui-même, le film révèle la face sombre et étouffante d'une ascension fulgurante fondée sur ce que les classiques appelaient des passions tristes.
Le grand plaisir d'inconfort que j'ai éprouvé durant ce film tient à un cynisme critique de talent, porté bien au-delà de ce que nous a fait connaître la comédie sociale italienne des années 70.


On se demande constamment ce qui est le plus haïssable dans cette peinture effrayante d'un certain milieu étudiant américain et des entreprises émergentes à gros appétit (pas seulement envers l'argent).
Un héros immature,
« nerd » introverti dont la volubilité intermittente trahit l'aphasie, profondément ennuyé - quand il n'est pas terrorisé - par tout rapport réel avec autrui, obsédé par sa soif de pouvoir et de reconnaissance sociale, méprise et excède de loin la banale cupidité dont font preuve ses compagnons d'étude. Des petites dindes décervelées perpétuellement en chaleur tortillent leur derrière, minaudent et ne fréquentent l'université que pour y trouver un fat à admirer et si possible à plumer. Un président d'université, au lieu de s'enquérir du bien-fondé d'une plainte pour escroquerie intellectuelle, remonte les bretelles aux plaignants, les exhortant à  faire preuve de plus de compétitivité (n'est vrai que ce qui écrase autrui). Une rivalité consternante oppose une caste de possédants imbus de leur pseudo-aristocratie à de redoutables aspirants nouveaux riches prêts à piétiner quiconque leur fait obstacle, rien que pour entrer dans un club select. Il faut citer aussi la grandiloquence parfois comique du procès auquel Zuckerberg doit faire face : on y apprend notamment qu'il est bien plus grave, pour des young males, de « crasher » pendant quelques heures le réseau intranet d'un établissement que d'insulter publiquement toutes les femmes à portée de trombinoscope. J'écris grave et femmes, mais c'est un effet de ma mentalité désuète qui fausse tout : il fallait écrire, respectivement, coûteux et pétasses (bitches). Je ferai grâce aux lecteurs des autres turpitudes érigées en modèles. Le pire est qu'elles n'ont même pas la dignité de ce que Corneille eût appelé « de grands crimes » : ce ne sont que mesquineries (quoique - ou plutôt parce que - évaluables en millions) commises en toute candeur par de brillants adolescents attardés aux âmes basses et aux dents longues.


La haute volée à grande valeur morale d'un diable qui s'habille en Prada, et même celle des bas-fonds urbains, magnifiquement traitées naguère par le cinéma américain, sont prestement congédiées au profit d'une horreur proprette bienpensante autrement inquiétante - et tout aussi magnifiquement traitée. Il fallait un amer moraliste pour peindre cet horizon de terrifiante
« transparence » qui met chacun indéfiniment sous la menace de chacun (2) et qui ne connaît de défaite que la dégringolade en bourse. A côté de cela, la compétition entre chevaliers d'industrie, et même la guerre entre voyous qui peuvent avoir un grand cœur, deviennent tout à coup naïves et surannées, délicieusement ringardes. L'ascenseur hypermoderne, pour aller plus haut que celui de la Comédie humaine, n'écrase pas seulement plus de monde : réduisant l'exercice de la pensée à l'alignement fébrile de formules et à l'invention du calcul qui ratissera le plus large et le plus vite, il fracasse allègrement tout ce qui peut avoir une odeur de générosité, de libéralité, de gratuité, ou même tout simplement d'élégance. La comparaison avec la peinture balzacienne est sans doute trop flatteuse pour David Fincher, et du reste le personnage de Mark Zuckerberg - superbement interprété par Jesse Eisenberg -  n'a pas à être enjolivé par un parallèle avec Rastignac.


Transposé dans un autre monde, où je me plais à l'imaginer (par exemple) musicien, le déplorable héros du film eût assouvi sa soif de pouvoir en jouant de l'orgue. Abrité par la console et soustrait aux contacts réels (comme devant son écran, le seul endroit où il est vraiment lui-même), il eût fait vibrer l'auditoire par clavier interposé. Mais alors, du trouble qu'il porte en lui, il eût fait quelque chose à la fois de puissant et de beau. Il est vrai qu'une telle transmutation de boue en or ne contaminerait pas 500 millions de fans en quelques clics et ne vaudrait pas l'or numérisé de milliards de dollars.
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© Catherine Kintzler, 2010

Notes

  1. Avec dans les rôles principaux : Jesse Eisenberg, Andrew Garfield et Justin Timberlake. Le scénario, écrit par Aaron Sorkin, est inspiré de l'ouvrage de Ben Mezrich The Accidental Billionaires (La Revanche d'un solitaire, traduit par Lucie Delplanque, Paris : Max Milo, 2010), que je n'ai pas lu. Voir sur Internet Movie Database la fiche du film et sa synopsis détaillée. Parmi les nombreux documents en ligne, on peut lire l'entretien que D. Fincher et A. Sorkin ont accordé aux Inrockuptibles le 17 octobre 2010 et celui de D. Fincher au Figaro.
  2. Pour une réflexion sur l'emprise et les effets des réseaux sous loi de « transparence », voir Gérard Wajcman L'OEil absolu, Paris : Denoël, 2010. Mezetulle consacrera prochainement un article à cet ouvrage.
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