Réflexions sur l'article de L. Fedi L'utopie laïque
par Catherine Kintzler
L'article de Laurent Fedi, en ligne sur le site Parutions.com (et également sur ce blog), n'est pas seulement un compte rendu, c'est aussi une analyse menée par un spécialiste de la philosophie française du XIXe siècle en même temps qu'une critique. Voici les réflexions et les réponses qu'il m'inspire.
1 - Rendre justice à la pensée anglaise et aux Lumières. La question de la forme du lien
Il n'a pas échappé au spécialiste de la philosophie française de la fin du XIXe siècle que j'ai pris mes distances avec les fondateurs historiques de la laïcité "à la française" - Jules Ferry, Jules Barni et Ferdinand Buisson. Cette prise de distance est philosophique et non historique. En effet ces derniers, s'ils ont installé l'effectivité juridique de la laïcité principalement à travers l'école et réussi l'apaisement historique dont nous bénéficions toujours, n'ont cependant pas pensé le concept jusqu'à sa racine. Ici intervient un paradoxe que je signale dès le début de l'ouvrage : cette racine, que nous devons dégager pour vivre l'actualité, a été pensée avant eux... D'où la remontée vers la pensée classique d'origine anglaise (Locke) et vers les Lumières tant précoces (Bayle) que tardives (Condorcet).
Contrairement à une idée répandue, ce n'est pas la séparation entre sphère publique et sphère privée qui caractérise la pensée laïque. Locke, penseur de la tolérance, en a une idée nette : la loi n'a pas à contraindre la croyance. La laïcité franchit un pas de plus : non seulement la loi n'a pas à contraindre la croyance, mais elle doit s'excepter elle-même (et avec elle l'ensemble de l'espace qui la produit et qui l'applique) de toute position relative à la croyance ou à l'incroyance comme doctrines. La laïcité n'appartient donc pas plus aux incroyants et aux athées qu'aux catholiques ou aux musulmans, c'est un minimalisme politique auquel chacun a intérêt.
Si l'on veut penser cette idée jusqu'au bout, il faut renoncer à penser le lien politique sur le modèle du lien religieux, et conclure que le fondement de l'association politique non seulement ne peut pas être lié à une foi ou à une adhésion particulière, mais qu'il ne peut se prévaloir de rien de ce qui pourrait ressembler à un acte de foi ou d'adhésion. En excluant croyances et incroyances comme contenus ou doctrines, l'Etat laïque s'appuie sur ce que j'ai appelé un "vide expérimental", sur l'incroyance comme forme. Ce qui exclut bien entendu toute religion civile mais plus radicalement toute conception "religieuse" du lien politique, toute présentation de l'association politique comme une forme religieuse - l'idée de "foi laïque" (F. Buisson) apparaît alors comme oxymorique.
Or Locke avait déjà posé la question : comment associer des gens qui récusent la notion même d'adhésion - ce que Kant aurait appelé "un peuple de démons" ? A ses yeux, c'est impossible parce le lien politique est de même nature que le lien religieux. C'est ce noeud que la laïcité défait. Bayle a eu le mérite de montrer que c'est possible en fait. Mais à ma connaissance seule la pensée de Condorcet a eu l'audace de mettre au principe de l'association politique l'idée d'un lien totalement distinct de toute forme religieuse. Mais alors, il fallait aussi avoir l'audace de récuser le modèle classique du contrat : cela est développé dans le livre et je me dispense ici d'entrer dans le détail.
2 - Fiction théorique et fiction utopique
Sans doute s'agit-il d'une configuration de "haute voltige" philosophique, à la fois abstraite et paradoxale. Lâchons les gros mots, puisque L. Fedi avance celui d'utopie, prenant ainsi le risque d'ouvrir les vannes du sarcasme anti-intello : c'est de la théorie ! c'est une construction "transcendantale" et "radicale" ! Mais oui, c'est de la théorie, mais oui c'est un transcendantal qui prétend produire les conditions de possibilité d'un concept à sa racine ! En revanche l'utopie est un roman et il y a loin de la fiction théorique à la fiction romanesque utopique. L'une trace une épure qui éclaire, l'autre peint un tableau détaillé qui envoûte. L'une peut se réaliser et sa réalisation libère, en revanche il vaut mieux que l'autre ne se réalise jamais...
Le résultat le plus visible de cette configuration théorique est on ne peut plus concret, mesurable à sa puissance juridique. Elle creuse en effet le vide sur lequel pourra se déployer le spectre en droit infini de toute liberté de pensée. "Nous allons faire la fiction d'une incroyance formelle absolue qui aurait la prétention de se libérer de toute liaison et c'est sur ce vide initial que nous construirons l'association politique" : cela revient à dire que nous assurons par principe à chacun qu'il pourra être, pourvu qu'il respecte les lois communes, comme ne sont pas les autres. C'est l'assurance que ma singularité non seulement est possible, mais qu'elle est un principe politique fondamental. L'association tire sa force de cette assurance.
Alors on me dira, posant la question de l'utopie au sens conceptuel et conformément à son étymologie - celle du "nulle part" - : où cela se trouve-t-il? Le moindre bureau de vote où chacun se déplace en effectuant le trajet de "l'homme" au "citoyen", la moindre assemblée municipale discutant, s'efforçant de s'aveugler aux lobbies et aux intérêts particuliers, en témoignent. Et qu'a fait d'autre, de manière exemplaire, la "Commission Stasi" ?
Mais prenons un exemple plus concret, plus fréquent et plus complet. La moindre salle de classe, pourvu qu'elle soit à l'abri d'une indiscrète extériorité, est une réalisation vivante, concrète, de cette aporie du transcendantal et de l'empirique dont on nous fait ironiquement un épouvantail. Espace fondateur de la liberté de chaque sujet, où chaque enfant est d'abord invité au dépouillement, à se désemparer de ce qui l'enrichit faussement, de ce qui l'étouffe, de ce qui l'appauvrit, et à s'installer avec les autres dans ce moment de vide pour s'approprier des contenus effectifs qui réalisent sa liberté. Il n'y a rien de plus abstrait et de plus concret à la fois qu'un enfant en train de comprendre une addition, en train de dépasser l'idiome pour découvrir la langue avec sa grammaire et sa littérature. Et il fait cela tout seul, lui-même ! J'irai plus loin : de ces contenus les religions font partie de plein droit, mais il faut qu'elles y soient présentes et présentées comme des pensées et non comme des actes de foi incontournables ; cela se fait tous les jours, mais imposer au professeur d'enseigner les idées religieuses comme des "faits" auxquels personne ne saurait échapper, c'est déjà avoir réintroduit la forme de la foi comme un dogme anthropologique.
C. Kintzler, 2007
La discussion avec L. Fedi se poursuit dans les commentaires
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