8 avril 1970 3 08 /04 /avril /1970 01:00

Dossier J.-J. Rousseau, musique, langage, morale et politique (2, b)
Musique, voix, intériorité et subjectivité :
Rousseau et les paradoxes de l'espace (seconde partie)

par Catherine Kintzler       (en ligne le 8 avril 2006)


Suite de l'article (2, a). Voir la première partie de l'article

Sommaire seconde partie :
3 - Le problème du dépassement et son effet moral

Conclusion  : l’aporie finale
Notes
Références bibliographiques



3 - Le problème du dépassement et son effet moral

Reste alors à s'interroger sur la possibilité d'un moment programmatique de dépassement. Comment réactiver l'essentialité profonde des substances qui les rappellera à elles-mêmes?
Un détour par la pensée politique nous servira de guide, tout en gardant les yeux fixés sur la question de la formation de la subjectivité.

Le dépassement politique et le modèle contractuel

La pensée politique de Rousseau offre une voie de dépassement qui évite la solution régressive. En effet, le mécanisme de la formation du sujet politique au Livre I du Contrat social ne consiste pas à abolir l'aliénation, mais à la transfigurer en en changeant la modalité par une opération de totalisation constitutive à la fois du corps politique et du citoyen : "l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté".
Cette opération, analysée par Louis Althusser dans un célèbre article (13), produit mon droit, en tant qu'il est aussi le droit de tout autre. Elle n'a pas qu'un effet juridique et politique, elle a aussi un effet moral : je me saisis comme sujet relié à la pluralité des sujets du droit. Prenons un exemple anachronique : lorsque je m'arrête au feu rouge à 3h du matin et qu'il n'y a personne, je jouis, par la soumission à une loi dont je suis l'auteur, d'une liberté réelle, mais aussi de la liberté philosophique et je constitue, à partir même de ce point de solitude, la communauté des sujets mes semblables qui pourraient être présents. On pourrait faire le même exercice sur la propriété : il suffit de consentir à penser la proposition "ceci est à moi" jusqu'à son comble pour voir que la condition et la garantie de toute appropriation est dans l'existence de sujets libres ; il n'y a de choses appropriables que pour des libertés. L'idée de la volonté générale ne résulte ni d'une fusion, ni d'une simple opération collectrice.
L'espace induit par cet effet moral n'est pas réductible à une dimension linéaire de proximité ou d'éloignement : s'y ajoute une troisième dimension, celle de l'élévation, décrite au chapitre 8 du Livre I du Contrat social.

Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.


Une propriété fondamentale apparue avec la reconnaissance des consciences est ici non seulement retrouvée, mais portée à sa puissance spéculative : l'identité qui s'effectue par non coïncidence, le droit me permet non seulement de la vivre, mais aussi de la faire passer de l'état pathétique à l'état conceptuel, c'est-à-dire à un état articulé, civilisé, inscriptible dans une alphabétisation, le texte de la loi. C'est bien un dépassement qui conserve les acquis du moment de décomposition.
La communauté qui se forme conjugue la plus radicale séparation avec la plus radicale identité : elle est un lieu paradoxal qui, par la formation de l'espace public, préserve l'espace privé de chacun. Son effectuation ne procède pas d'une identification par projection imaginaire : le sujet du droit ne se construit pas par ressemblance de proche en proche, il n'est pas le "prochain" à l'égard duquel, selon le degré de l'image identificatrice, je puis être féroce ou tendre, il est au-delà de la collection des miens. Pourtant le principe qui fonde le droit, au-delà de la tendresse et de la férocité, nous unit plus étroitement que ne peut le faire l'adhésion à une représentation.
Il ne faudrait pas en conclure pour autant, en une lecture kantienne, au caractère cosmopolitique de la pensée de Rousseau. L'exigence inconditionnée du droit ne peut pas faire l'économie de ses conditions effectives de réalisation, lesquelles reposent sur la réalité de rassemblements particuliers et limités que sont les nations (14). On regardera donc ici le mode de formation du contrat comme un modèle ayant pour objet de "chercher le droit et la raison" et de dégager l'essence de ce qui fait qu'un peuple est un peuple, et non pas de ce qui fait tel ou tel peuple particulier. "Il y a mille manières de rassembler les hommes, il n'y en a qu'une de les unir" (15).         [Haut de la page]

Pourquoi ce détour par la théorie politique ? L'intérêt du modèle contractuel est d'offrir un mode de formation de la subjectivité dans lequel le principe de l'union, poussant le moment de l'extériorité et de l'aliénation jusqu'à son terme, est en même temps un principe de séparation. L'effet moral produit n'est pas celui d'une intériorité exprimée et étendue de proche en proche, ni même celui d'une intériorité retrouvée après s'être perdue : c'est celui d'une intériorité marquée par l'écart et reconstituée par le travail même de son exil et de sa perdition, et dont le rapport avec les autres consciences est sous la condition de cette étrangeté.

Le fil conducteur de cette étude est que la pensée linguistique et musicale de Rousseau soulève un enjeu philosophique du même ordre. Au-delà d'une portée simplement psychologique bornée à la sphère des sentiments que la musique et l'éloquence réactivent, la question du "point moral" engage la formation d'une subjectivité comme véritable intériorité. On a vu comment, dans l'Essai sur l'origine des langues, cette formation se règle sur les variantes de l'identification de et à autrui.
Il s'agirait alors, afin de poursuivre ce fil conducteur, de s'interroger sur le champ esthétique. En quoi est-il porteur de ce point moral, comment l'inscrit-il dans un travail d'identification d'où peut résulter la constitution du sujet? Peut-on y repérer un moment de dépassement ou plutôt - puisqu'il s'agit d'un domaine esthétique - peut-on trouver les figures du dépassement dont la pensée politique offre une version épurée et conceptuelle ?

L’impasse esthétique du divorce langue / musique         
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Dans le domaine musical, Rousseau a formulé le problème d'un dépassement qui puisse assumer les effets mais aussi les acquis du moment aliéné, dégradé et civilisé. Dans ce champ, l'aliénation prend une forme esthétique spécifique : le divorce entre langue et musique, consécutif au processus d'articulation et d'harmonisation. Le problème prend donc d'abord la forme du traitement de cette séparation en termes de progrès.

C'est un grand et beau problème à résoudre, de déterminer jusqu'à quel point on peut faire chanter la langue et parler la musique. C'est d'une bonne solution de ce problème que dépend toute la théorie de la musique dramatique. (16)

Cette problématisation aboutit notamment, on le sait, à la construction du mélodrame, qui prend appui sur le divorce entre musique et langue et s'autorise de la discontinuité pour édifier "un mélange alternatif de la parole et de la symphonie". On pourrait également considérer sous cet angle la réassomption de l'harmonie dans un rôle effacé de faire-valoir de la mélodie, qui la reconvertit du statut de supplément à celui d'accompagnement (17).
Une autre version du dépassement esthétique peut être repérée dans l'article "Opéra" du Dictionnaire de musique, qui observe un parcours souterrainement marqué par les conjugaisons entre extériorité et intériorité. Le lecteur est invité à y suivre une complexe généalogie de l'opéra, qui s'enracine dans un état idéal de fusion entre musique et langue, représenté par le mythique "récitatif énergique" du théâtre grec, à jamais perdu. Vient ensuite une singulière reconstitution du moment aliéné, véritable poétique inversée de l'opéra classique. Frappé par l'opposition consacrée entre musique et langue, cet opéra se construit par une sorte de fuite en avant qui, pour résoudre le problème d'une mutuelle et double extériorité, ne trouve rien de mieux que de recourir à une surenchère d'extériorité. Ayant perdu l'énergie émotive des origines, l'opéra moderne (et on reconnaît au premier chef l'opéra français) supplée à ce manque en multipliant les moyens, en accumulant les "plaisirs physiques". Harmonie, merveilleux, machines, décoration, danse : tous les ingrédients fournis par le principe de séparation sont juxtaposés pour exhiber l'essence artificielle du spectacle. La profusion tapageuse n'y est que le masque de l'indigence morale.
Or l'issue vient aussi d'une culture de l'extériorité. L'autonomie de la musique sert de fondement à une "seconde réforme" d'où sort l'opéra italien seconde manière, où la mélodie "tire parti de son indépendance" pour se frayer le chemin de l'émotion purement musicale, et qui "purge" le genre de son clinquant d'accumulation. Cette période de grâce, portée à son maximum par "les Vinci, les Leo, les Pergolese" est bientôt recouverte par une nouvelle dégradation qui consacre une fois de plus la séparation entre musique et langue, les tourne l'une contre l'autre et dégénère en virtuosité gratuite.
Ainsi, de retournement en retournement, l'autonomie de la musique, sa séparation d'avec la langue, en bref son moment extérieur sont présentés tour à tour comme causes d'une extériorité dégradante et abstraite, ou d'une authenticité reconquise. L'article "Opéra" s'offre de ce fait comme un des lieux aporétiques de la pensée esthétique de Rousseau.

De cet examen des figures musicales du dépassement, on sort cependant insatisfait. L'insatisfaction ne tient pas tant au caractère aporétique des différents parcours "hors de soi" (18) de l'opéra qu'à une source philosophique plus lointaine. La question de l'intériorité n'y apparaît jamais qu'à la faveur d'un traitement strictement esthétique, au sens technique du terme, celui d'un agencement formel d'ingrédients qui s'accordent ou se contrarient. La question métaphysique de la subjectivité en formation n'y est qu'évoquée, abordée sous la forme empirique d'un effet psychologique, celui de la réactivation des émotions.
Rien d'étonnant d'ailleurs à ce que ces figures restent en deçà du point métaphysique qu'est le rapport entre des subjectivités et leur constitution au sein de ce rapport. Elles sont en effet les unes et les autres des réponses au problème de l'opéra. Or l'opéra, lieu de la mise en présence et en friction des arts, est lui-même et par définition un objet frappé par l'extériorité, son problème fondamental étant celui du compromis entre des arts dont l'autonomie est attestée. La question de la subjectivité y est recouverte par cet aspect technique.

La critique du théâtre, « spectacle exclusif »              
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Mais une autre piste se présente. Alors que l'opéra nous contraint à demeurer en aval de la question qui nous occupe, celle d'une subjectivité en formation par un principe paradoxal d'union et de séparation, en revanche le théâtre conduit à son noyau. C'est en effet sur la scène du théâtre que l'enjeu de l'identification, du rapport du moi à un alter ego éclate au grand jour. Rousseau le voit parfaitement, qui dans sa Lettre à d'Alembert, retrouve les arguments des rigoristes du XVIIe siècle pour les retourner et dénoncer la thèse de l'identification paradoxale sur laquelle le théâtre classique est installé.
Les similitudes entre les critiques rigoristes du théâtre au XVIIe siècle - notamment Nicole et Bossuet - et celles de Rousseau ont été relevées par une importante tradition critique (19). L'essentiel des convergences tient à l'analyse de la position fictive occupée par le spectateur. Le théâtre repose sur un mécanisme fondamental d'abstraction passionnelle. Le poète procède à une sorte d'extraction et d'affinement des passions qu'il arrache à l'ordinaire de la vie (où elles sont presque toujours amères) et qu'il transporte dans un lieu fictif où, coupées de leurs causes réelles, elles deviennent agréables d'autant plus qu'elles sont embellies.

La scène, en général, est un tableau des passions humaines, dont l'original est dans tous les cœurs: mais si le peintre n'avait soin de flatter ces passions, les spectateurs seraient bientôt rebutés, et ne voudraient plus se voir sous un aspect qui les fît mépriser d'eux-mêmes. (20)

De même que ses prédécesseurs, Rousseau  s'emploie à montrer que le théâtre, par une opération de coupure et d'éloignement, isole une forme épurée des passions, et il dénonce comme eux une forme d'intérêt et d'identification du spectateur. Mais il convient de poser une question discriminante : dans ce mouvement d'identification, qu'est ce qui est au juste l'objet d'une reconnaissance ? C'est alors qu'apparaît la divergence.
Voyons d'abord les rigoristes. A leurs yeux, ce qui est ainsi isolé et épuré par l'opération de déconnection fictive, n'est autre que le fond unique et véritable de toutes les passions : le spectateur vient chercher au théâtre un moment de respiration et de maîtrise qui libère son moi sous sa forme la plus condamnable, celle d'une orgueilleuse liberté révélée par le régime d'irréalité des passions. Ainsi le théâtre, en nous éloignant de l'ordinaire de la vie, loin de nous détourner de nous-mêmes, ne nous y ramène que trop. J'y reconnais avec plaisir ce moi de vanité qu'il s'agit alors de rabaisser et de reconvertir vers Dieu par un programme d'austérité.
Nicole et Bossuet condamnent le théâtre, mais ce faisant ils souscrivent à leur manière à la thèse classique : c'est précisément dans la mesure où les héros du théâtre ne me ressemblent pas que je peux m'identifier à eux et reconnaître quelque chose de l'humanité qui nous unit. Par exemple les spectateurs de Rodogune et de Phèdre, en même temps qu'ils découvrent la monstruosité des crimes de Cléopâtre assassinant ses fils et de Thésée condamnant Hippolyte, monstruosité qui les dépasse, découvrent précisément à la faveur de cette séparation l'insoutenable principe de l'infanticide qu'ils portent en eux. Dans la salle de spectacle, chacun se retrouve là où il ne savait pas qu'il était ; une communauté non fusionnelle de sujets contemplatifs et inquiets prend forme grâce à cette médiation par l'extraordinaire.
Le principe de l'éloignement vaut donc ici comme principe de reconnaissance et d'union. L'extériorité du personnage et de la scène débouche en réalité sur une intériorité - simplement, les rigoristes retournent cette thèse contre le théâtre, puisque la vérité de cette intériorité est pour eux haïssable.
Rousseau voit les choses de manière diamétralement opposée. A ses yeux, le principe de l'éloignement pratiqué par le théâtre n'a nullement l'effet constitutif d'une intériorité véritable : il se borne à produire une identification d'extériorité, illusoire. Les émotions ressenties au théâtre, coupées qu'elles sont du sérieux de la vraie vie, n'ont pas d'autre consistance que l'artifice et le mensonge : on n'y est pas concerné, on y est arrêté par un obstacle matériel, un masque qui cache la vérité en prétendant la révéler. Alors que pour les classiques, l'éloignement des héros et l'abstraction des passions me rapprochent de ma vérité comme sujet libre, pour Rousseau, ils m'éloignent de toute vérité en me fixant à un stade pervers et inauthentique. Si Nicole et Bossuet condamnent le théâtre parce que les passions médiatisées par la fiction y atteignent un point de subjectivité par lequel on n'est que trop concerné, Rousseau le rejette parce que la médiation théâtrale n'est qu'un leurre : les uns dénoncent une idolâtrie, l'autre dénonce un fétichisme.

La tentation fusionnelle                    
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A cette forme "exclusive" de spectacle, qui effectivement est sous la condition d'une séparation, Rousseau oppose la fête, qu'il faudrait donc appeler spectacle inclusif. Or ce modèle se présente plus en termes de régression que comme dépassement et réassomption du moment aliéné. La fête reconvertit le regard du spectateur, transformé en acteur, vers sa propre intériorité, certes, mais elle le fait par suppression de la médiation. Sans doute aussi est-elle un rapport à autrui, mais de ce rapport l'écart et l'inquiétude critique sont exclus. En réduisant la fracture de la fiction, elle installe les sujets dans une relation de communion et de transparence qui ne laisse pas d'espace réservé pour le quant-à-soi. L'union s'y réalise aux dépens de la séparation. Les consciences ne s'y constituent pas en vertu d'un décalage avec elles-mêmes : elles s'appréhendent dans une coïncidence immédiate. Alors que le sujet du droit, à l'image du spectateur classique, se construit sous l'effet d'un détour, d'une réforme qui le constitue tout en le divisant d'avec lui-même, le spectateur-acteur de la fête publique adhère à lui-même et aux autres sans autre forme de procès (21). Le schème vocalique y est présent, et, mis en scène par un mouvement de propagation fusionnelle, il se montre sous une figure spatiale de visibilité absolue. Dans ce plein air où nulle chicane ne vient compliquer la trajectoire visuelle, où nul objet même ne lui est offert, il n'y a plus à proprement parler d'extérieur. Aucune extériorité ne vient renvoyer à l'intériorité, puisque la fête publique n'est autre que l'omniprésence, répandue partout, de l'intériorité. Oui, il s'agit bien d'une inclusion.
Tout se passe, dans la Lettre à d'Alembert et sa description de la fête, comme si Rousseau s'évertuait à resserrer la thématique de la rencontre d'autrui et de soi-même, à la lisser en la tirant vers celle d'une identification directe de la coïncidence et de la fusion, à en bannir l'écart dont était pourtant riche le moment critique dont nous avons parlé. La proximité s'y réalise sans paradoxe.
Mais l'Essai sur l'origine des langues, qui met en place de manière si étonnante ce même moment critique, n'est pas exempt de ce mouvement de simplification et de ce que j'appellerai la tentation fusionnelle. En témoigne notamment le dernier chapitre, marqué au coin du fantasme antique de la place publique et de l'éloquence communicative. De façon plus significative, comment comprendre l'obstination de l'auteur à introduire cette curieuse dissymétrie entre les lieux emblématiques du premier commerce entre les hommes que sont, au chapitre IX, les fontaines et les foyers, dont l'élargissement renvoie respectivement au Midi et au Nord ? Si, pour retracer l'origine des langues, de la musique et du sentiment de l'humanité, Rousseau privilégie l'espace public, extérieur et inclusif, des fontaines, c'est sans doute parce que les foyers figurent la clôture des lieux exclusifs. Les admettre au rang d'une scène originaire dans la formation des liens à la fois séducteurs et craintifs qui font le rapport humain, c'eût été non seulement y inscrire la division du privé et du public, mais aussi et surtout admettre, en homologuant le Nord en face du Midi, le caractère tout aussi originaire des sons sourds et de l'articulation dans la formation des langues, et du même coup accorder une égale dignité à l'harmonie et à la mélodie dans celle de la musique. Le schème vocal eût alors été concurrencé par un dispositif originairement articulé et harmonisé. En d'autres termes, c'eût été une manière de donner raison à Rameau et à travers lui à une philosophie des médiations, des dispositifs et des appareillages. Le privilège de la mélodie et de la vocalité semble donc relever d'une sorte de décision, d'une pétition de principe.



Conclusion : l’aporie finale             [Haut de la page]

Ce qui fait de l'Essai un texte énigmatique et inépuisable est notamment cette tension entre deux visions de la formation de la conscience comme intériorité. Le moment critique qui la voit éclore y inscrit l'écart ; l'humanité s'y appréhende comme telle dans une opération d'identification paradoxale qui suppose une relation en décalage, non coïncidente à soi-même parce que non coïncidente à autrui : la similitude s'y autorise d'une non identité et pour cela il faut y inclure une forme d'articulation, de scansion, ou pour reprendre une expression de J. Starobinski, "un coefficient de séparation". Mais, d'un autre côté, par la décision de maintenir le schème vocalique et mélodique et d'en faire valoir la flexibilité pneumatique, Rousseau s'emploie à récuser tout ce qui pourrait donner à l'articulation une fonction fondatrice. La tentation fusionnelle donne un tour d'écrou qui vient bloquer le texte sur le mythe méridional de la fluidité, sur une conception immédiate de l'intériorité et sur une vision extatique de la musique qui va bientôt se trouver en position rectrice dans la classification des beaux-arts. Le schème vocalique, mis en place dans la fracture du moment critique, a aussi une vertu réductrice de lissage : apparu à la faveur d'une rupture qu'il manifeste, il a aussi pour fonction de la suturer et de la dénier.

Peut-être cette aporie, cette tension entre médiation et immédiateté, entre le souci de l'écart critique et la tentation fusionnelle, traverse-t-elle l'œuvre de Rousseau et se manifeste-t-elle de façon moins pathétique et anecdotique qu'il n'y paraît dans l'équivocité de son rapport à la figure de Jean-Philippe Rameau. N'oublions pas que Rameau n'est pas seulement le musicien de l'articulation ; il est aussi celui qui, consacrant l'essentiel de son œuvre à l'opéra, ne renonce ni à la voix ni à l'agencement de la musique et de la langue.
Il resterait à faire l'épreuve conceptuelle de cette issue aporétique et de sa fécondité sur d'autres grands textes, et nous ne serions certes pas les premiers à relever l'ambivalence du Contrat social dont le corps politique formé d'atomes solitaires se réalise aussi en corps social soudé par la religion civile, ou celle d'Emile éternel adolescent dont la spontanéité n'est pas exempte d'artifice.

La portée de la pensée linguistique et musicale de Rousseau va donc bien au-delà d'un intérêt technique ou anecdotique. Elle n'est pas régionale, mais elle engage, avec une histoire de la subjectivité et de la découverte de l'humanité par elle-même, avec une vision de la culture, des questions ontologiques et morales. On ne peut s'en désintéresser sous prétexte d'insularité : il suffit, comme Rousseau le fait lui-même, de consentir à l'effectuer jusqu'à son comble pour la relier au continent de la pensée universelle, dont elle n'a jamais été détachée. On ne peut pas non plus la récuser parce qu'elle conduit à des apories. Ce serait se méprendre sur l'idée de vérité en philosophie, laquelle ne repose pas sur des propositions positives, et dont la fonction n'est pas de donner des certitudes, mais plutôt, en menant vers des questions fondamentales qui n'ont pas pour objet d'être tranchées, de les révéler, de s'y engouffrer, de les méditer, de les élucider, de faire penser.
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Notes [pour revenir au texte principal, fermer la fenêtre des notes]
13.    "Sur le Contrat social" dans Cahiers pour l'analyse. L'impensé de J.J. Rousseau, n° 8 oct. 1967, p. 5-42.
14.    On consultera notamment sur ce point le recueil des Actes du colloque de Montmorency Jean-Jacques Rousseau, politique et nation Paris : Champion, Montmorency : Musée Jean-Jacques Rousseau, 2001 ; voir notamment l'article de Paule Monique Vernes "L'illusion cosmopolitique et les grandes âmes cosmopolites" p. 743 qui montre que Rousseau "construit une philosoophie politique comme discours de la volonté libre qui ne peut se réaliser que dans un corps politique limité et dans l'économie de la modération". Sur les rapports entre universel et particulier au sujet de la musique, on consultera aussi Makoto Masuda "Nation et universalité dans la théorie musicale de Rousseau", ibid., pp. 371-385 ce texte reprend les idées de l'article "Musique et société. Anthropologie et théorie musicale chez J.J. Rousseau", Etudes de langue et littérature française, Tokyo, n° 60, 1992, pp. 57-69
15.    Contrat social, manuscrit de Genève, I, 5, OC III, p. 297.
16.    Fragments d'observation sur l'Alceste de Gluck, OC, V, p. 445.
17.    Essai sur l'origine des langues, chap. XIV (éd. Garnier Flammarion p. 109, OC V, p. 416) et Dictionnaire de musique, article "Expression", OC, V, p. 820..
18.    Voir P. Macherey et F. Regnault, "L’opéra ou l’art hors de soi", Les Temps modernes, août 1965, n° 231, pp. 289-331.
19.    Pierre Nicole, Traité de la comédie, dans Lettres sur l'hérésie imaginaire, Liége: A. Beyers, 1667 ; édition par L. Thirouin Paris : Champion, 1998. Bossuet, Lettre au Père Caffaro et Maximes et réflexions sur la comédie, Paris: Anisson, 1694 ; édition par A. Gazier, Paris : Belin, 1881 où l'on trouve une notice récapitulative de l'ensemble de la querelle au XVIIe siècle. Voir Margaret Moffat, Rousseau et la Querelle du théâtre au XVIIIe siècle, Bordeaux: Brière et Paris: E. de Boccard, 1930 ; Marc Fumaroli, "La querelle de la moralité du théâtre au XVIIe siècle", Bulletin de la Société française de philosophie, juil-sept. 1990 ; Jean Goldzink Les Lumières et l'idée du comique, Fontenay-aux-Roses : Ecole normale supérieure, 1992 : Laurent Thirouin, L'aveuglement salutaire : réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris : H. Champion, 1997. Je me permets également de renvoyer au chapitre 2 de la IIIe partie de mon Poétique de l'opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 2006.
20.    Rousseau, Lettre à d'Alembert, Œuvres complètes, Paris : Gallimard, 1995, vol. V, p. 17.
21.    Dans son introduction à la Lettre d'un symphoniste de l'Académie royale de musique à ses camarades de l'orchestre, (La Rochelle : Rumeur des Ages, 1996), Marianne Massin propose une lecture de la fête où elle voit la réalisation esthétique de la réversibilité de l'actif et du passif, du citoyen et du sujet, ainsi que celle de la suppression des corps intermédiaires. Ce faisant, elle reprend une interprétation développée par Jean Starobinski dans son Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l'obstacle (Paris : Gallimard, 1971), voir notamment le chapitre V p. 120-121. La nôtre, qui prend appui sur la formation du citoyen en tant que processus, aboutit à une lecture différente. Mais l'aporie n'en est pas moins présente chez Rousseau.

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Références bibliographiques

Althusser Louis, "Sur le Contrat social" dans Cahiers pour l'analyse. L'impensé de J.J. Rousseau, n° 8 oct. 1967, p. 5-42.
Bossuet Jacques Bénigne, Lettre au Père Caffaro et Maximes et réflexions sur la comédie, Paris: Anisson, 1694 ; édition par A. Gazier, Paris : Belin, 1881.
Burgelin Pierre, La Philosophie de l'existence de Jean-Jacques Rousseau, Paris : P.U.F.: 1952.
Derrida Jacques, De la grammatologie, Paris : Minuit, 1967.
Fumaroli Marc, L'âge de l'éloquence: rhétorique et "res literaria" de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Genève: Droz et Paris: Champion, 1980.
- "La querelle de la moralité du théâtre au XVIIe siècle", Bulletin de la Société française de philosophie, juil-sept. 1990
Goldzink Jean, Les Lumières et l'idée du comique, Fontenay-aux-Roses : Ecole normale supérieure, 1992.
Goyet Francis, introduction au Traité du sublime de Longin, Paris : Librairie générale française, 1995.
Kintzler Catherine, Poétique de l'opéra français de Corneille à Rousseau, Paris : Minerve, 2006.
- introduction et notes à Rousseau Essai sur l'origine des langues, Paris : GF, 1993.
Macherey Pierre et Regnault François, "L’opéra ou l’art hors de soi", Les Temps modernes, août 1965, n° 231, pp. 289-331.
Massin Marianne, introduction à la Lettre d'un symphoniste de l'Académie royale de musique à ses camarades de l'orchestre, La Rochelle : Rumeur des Ages, 1996.
Masuda Makoto, "Nation et universalité dans la théorie musicale de Rousseau", dans Jean-Jacques Rousseau, politique et nation Paris : Champion, Montmorency : Musée Jean-Jacques Rousseau, 200., pp. 371-385.
- "Musique et société. Anthropologie et théorie musicale chez J.J. Rousseau", Etudes de langue et littérature française, Tokyo, n° 60, 1992, pp. 57-69.
Moffat Margaret, Rousseau et la Querelle du théâtre au XVIIIe siècle, Bordeaux: Brière et Paris: E. de Boccard, 1930.
Nicole Pierre, Traité de la comédie, dans Lettres sur l'hérésie imaginaire, Liége: A. Beyers, 1667 ; édition par L. Thirouin Paris : Champion, 1998.
Rousseau Jean-Jacques, Œuvres complètes, Paris : Gallimard - La Pléiade, 5 volumes.
- Essai sur l'origine des langues, Paris : G-F, 1993.
Starobinski Jean, introduction à l'Essai sur l'origine des langues, Rousseau Œuvres complètes, Paris : Gallimard - La Pléiade, vol.V, 1995.
- “ Rousseau et l’origine des langues ”, Sept essais sur Rousseau dans Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris: Gallimard, 1971.
Thirouin, L'aveuglement salutaire : réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris : H. Champion, 1997.
Touchefeu Yves, L'Antiquité et le christianisme dans la pensée de Jean-Jacques Rousseau, Oxford : Voltaire Foundation, 1999.
Vernes Paule-Monique, "L'illusion cosmopolitique et les grandes âmes cosmopolites" dans Jean-Jacques Rousseau, politique et nation Paris : Champion, Montmorency : Musée Jean-Jacques Rousseau, 2001, p. 743.

© Voltaire Foundation 2004 et Catherine Kintzler 2006


Voir la première partie de l'article
Lire les autres articles du dossier Rousseau :
J.J. Rousseau, esthétique et morale
Deux grandes critiques du théâtre : Bossuet, Nicole et Rousseau

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