Réflexions sur une lecture.
Première partie
Les distinctions nécessaires : sur le "tout", sur les Lumières
par Jean-Claude Milner (en ligne le 6 février 06)
Ces "Réflexions sur une lecture" sont bien plus qu'une réponse au commentaire de Catherine Kintzlersur le livre Les Penchants criminels de l'Europe démocratique(Lagrasse : Verdier, 2003). Jean-Claude Milner y élucide et y déploie des foyers théoriques majeurs qui travaillent son livre sans y être développés (ou même, pour certains, sans y être abordés). C'est d'abord (première partie) une série de distinctions sur le concept de "tout" et sur la question des Lumières, d'où résulte un éclairage maximal sur le couple "problème / solution" comme noyau structural. C'est ensuite (seconde partie : voir l'article) une théorie du "nom juif" d'où résulte un éclairage maximal sur la question de "l'étude" comme matérialité de la transmission. Dans les deux cas, l'élucidation s'effectue, pour le plus grand bonheur du lecteur, par le travail d'une figure structurale, réalisant en cela une relation substantielle avec l'ensemble de l'oeuvre (tant philosophique que linguistique) de l'auteur. (CK)
Sommaire de la Première partie. Les distinctions nécessaires : sur le tout, sur les Lumières
1.1 Deux usages du concept de "tout"
1.2 Le paradigme des Lumières et le moment des Lumières
1.3 Le couple problème / solution
1.4 Les Lumières et la technique
1.5 "Entre la Terreur et l'extermination des Juifs et des Tziganes, la différence est absolue"
1.6 L'idéal des Lumières et Le Portrait de Dorian Gray
Voir la Seconde partie. Théorie du nom juif
Voir l'article précédent "Lecture et commentaire du livre de Jean-Claude Milner Les Penchants criminels de l'Europe démocratique" par C. Kintzler
Je n'éprouve qu'une seule insatisfaction majeure concernant la lecture qu'a faite Catherine Kintzler de mon livre. J'exprimerai cette insatisfaction sans détours.
Par ailleurs, il est des objections de sa part auxquelles je souhaite répondre. Comme elle, je ne m'exprimerai pratiquement pas sur l'état d'Israël et sur sa politique.
Enfin, j'ai le sentiment sur un point au moins que sa présentation ne contribue pas à éclairer la discussion. Je commencerai par là.
1.1 - Deux usages du concept de "tout"
D'un point de vue logique, la réflexion sur les touts est pour moi antérieure à la réflexion sur la relation politique/société.
Je pourrais exprimer ma position ainsi : "l'usage de l'opérateur 'tout' est fauteur d'obscurité et de confusion". Pour éclairer la confusion, il convient de distinguer deux usages : le tout qui admet une limite (un x qui n'appartient pas au tout); le tout qui n'en admet pas. Cette distinction fonctionne de manière générale. Elle peut être vérifiée dans bien des domaines. Elle fonctionne en particulier dans la relation politique/société, mais pas seulement là.
En ce qui concerne la politique, il est peu douteux que la théorie est marquée par la philosophie grecque. Or, dans cette philosophie, on ne connaît que les touts limités; l'illimité grec est une figure négative, qui justement ne permet aucune totalisation. En ce qui concerne la société, tous ceux qui ont observé les effets de la Révolution française ont jugé qu'elle avait fait naître une société radicalement distincte de ce qui avait précédé. Un des traits distinctifs de la nouveauté consiste en ce que, dans la société moderne, il n'y a pas de hors-société. Parmi de multiples exemples, je renvoie à la distinction que fait Foucault entre folie et maladie mentale : la folie est un hors-société; le malade mental est interne à la société. Rousseau, comme promeneur solitaire, est impossible dans la société moderne; il y serait un randonneur, inscrit dans la forme du temps libre, lequel est prévu et calculé par la société. Or, la société moderne est couramment imaginée comme un tout; ce tout est donc illimité.
Lorsque la politique relève du limité et la société de l'illimité, alors les structures de représentation sont incompatibles. Plusieurs voies sont ouvertes; aligner la représentation de la société sur la politique en la ramenant au limité; aligner la représentation de la politique sur le social (cf. Le Monde); aménager des transactions etc. Une matérialisation de l'incompatibilité : l'entrechoc entre le vote (qui n'a de sens que dans un tout limité) et le sondage (qui peut avoir un sens dans un tout illimité). Parallèlement, une différence de nature sépare l'arithmétique politique de Condorcet (qui repose sur le limité) et la statistique (qui est proprement la science mathématisée des touts illimités).
Que la société moderne n'admette pas d'extérieur, cela n'empêche nullement les pratiques d'exclusion, mais le paradoxe est justement que l'exclusion ne permette pas de sortir de la société, quand bien même l'individu le voudrait. On définit ainsi une figure de l'exclusion interne (d'où la prévalence du mot "marginalité"), à bien distinguer de l'exclusion externe. La distinction entre les deux formes est spécialement pertinente pour les porteurs du nom juif, qui ont été placés tantôt en position d'exclus externes (antijudaïsme médiéval) tantôt en position d'exclus internes (antisémitisme moderne). L'idéologie nazie a oscillé entre archaïsme et modernisme; elle a conséquemment oscillé, concernant les Juifs, entre les deux représentations, mais si l'on quitte l'idéologie pour l'effectivité, le nazisme est une figure de la société illimitée. C'est ce que Franz Neumann avait obscurément compris en le référant au Béhémoth, plutôt qu'au Léviathan.
1.2 - Le paradigme des Lumières et le moment des Lumières [sommaire de l'article]
Dans les Penchants, la question des Lumières n'est pas centrale; elle est apparue dans les discussions qui ont suivi. Les équivoques n'ont pas manqué. Pour les éviter autant que possible, je commencerai par distinguer le paradigme des Lumières et le moment des Lumières. Le paradigme des Lumières a fonctionné bien au delà du XVIIIe s.; dans une certaine mesure, il fonctionne encore. Le moment des Lumières se situe au XVIIIe s. et regroupe un certain nombre d'acteurs; disons Condorcet, pour aller vite.
On m'a souvent inquiété sur la question de la "responsabilité" des Lumières. Je rendrais, dit-on, les Lumières responsables de l'extermination. Ce n'est pas du tout ce que je pense. Mais avant d'en venir là, je demande qu'on distingue la question de la "responsabilité" d'un paradigme, qui n'a aucun sens et la question de la "responsabilité" des acteurs (de Condorcet) qui n'a de sens que par les voies de la fiction.
Du point de vue qui m'occupe, je retiens, dans le paradigme des Lumières, deux éléments principaux
a) la sécularisation : de même que la Nature a été sécularisée par la science, la politique doit être sécularisée.
Eclaircissement : Les relations entre états européens ont été sécularisées par le traité de Westphalie et la fin de la Guerre de Trente ans (qui est la dernière des guerres de religion). Étendre la sécularisation aux relations entre les groupes, au sein d'un même état, c'est ce que réalisent les Pays-Bas des frères De Witt et ce que théorise Spinoza. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (il importe que les deux mots soient distincts et coordonnés) jette les fondements d'une société et d'une politique où la sécularisation s'étend aux relations entre individus. Liberté, égalité, fraternité et non pas charité.
b) l'émergence du couple problème/solution dans le domaine politique.
Eclaircissement : Cette émergence dépend du point (a). Le meilleur moyen pour séculariser les relations politiques (entre états, entre groupes, entre individus) est d'étendre à la politique le modèle qui a fonctionné pour la Nature : la mathématisation. La forme minimale de cette mathématisation consiste à raisonner, comme les mathématiques, en termes de problème et de solution. C'est ainsi une grande nouveauté que d'aborder l'existence de non-chrétiens sur le sol européen comme un problème soluble. Mais cette nouveauté ne se comprend pas si on ne mesure pas qu'elle consiste d'abord à penser cette existence hors de toute référence à la conversion ou non-conversion au christianisme. Ne plus penser les Juifs comme des non-chrétiens, les penser hors de toute référence négative ou positive au christianisme, c'est une sécularisation.
1.3 - Le couple problème / solution [sommaire de l'article]
Cela étant admis, l'expression hitlérienne de "solution finale"(ou plus exactement de "solution définitive") dépend de l'émergence du couple problème/solution. En ce sens, elle dépend de l'établissement du paradigme des Lumières. J'ai constamment souligné que la nature de la solution faisait toute la différence : entre la solution par l'émancipation et la solution par l'extermination, la fracture est absolue. Pourtant, quelle que soit la solution, la forme-problème demeure pertinente.
Je m'inscris ainsi dans un modèle de raisonnement qui a des précédents. Je n'ai pas pour L'Esprit des Lois une grande admiration, en revanche, j'en ai beaucoup pour les Considérations : que fait Montesquieu ? Il essaie de résoudre un embarras classique, qui a occupé les plus grands auteurs, depuis Saint Augustin au moins : d'où vient la décadence des Romains ? Réponse : la cause de la décadence est strictement la même que la cause de la grandeur. Cela signifie-t-il que grandeur et décadence soient équivalentes ? Nullement.
Cela signifie-t-il qu'il y a continuité entre les deux phases ? Nullement : il y a un événement qui fait rupture; en l'occurrence, la pax romana, qui rend les armées inutiles et les transforme en facteur de division.
De la même manière, Marx répond à une question devenue classique en son temps : d'où vient qu'il y ait tant de pauvres dans la société industrielle ? Réponse : la cause de la pauvreté moderne est exactement la même que la cause de la richesse moderne. C'est la différence entre le travail et la force de travail. Cela signifie-t-il qu'il y a équivalence entre classes pauvres et classes riches ? Nullement. Cela signifie-t-il qu'il y a continuité dans le développement ? Nullement. Il y a une rupture, un moment où les artisans des villes sont ruinés par la concurrence, où les habitants des campagnes sont chassés de leurs terres et viennent dans les villes, etc. Ainsi se multiplient, à la suite d'une série d'épisodes situables, des individus sans autre marchandise entre leurs mains que leur force de travail. Mais le Capital – au singulier – s'accomplit dans ces deux réalités opposées.
On peut dire parallèlement, concernant les Juifs, que le passage de la solution par émancipation à la solution par extermination se fait par une rupture. Et par une rupture violente, puisqu'il s'agit des pratiques nazies. Il n'en reste pas moins que la forme problème / solution en tant que forme fonctionne dans les deux cas.
1.4 - Les Lumières et la technique [sommaire de l'article]
J'aurais pu m'en tenir là dans la discussion. Mais je suis allé plus loin; j'ai soutenu que le paradigme des Lumières recélait une insuffisance de fond. Elle concerne la technique.
Selon les Lumières, la technique est toujours subordonnée; intellectuellement, elle est subordonnée à la science, dans la mesure où la science moderne n'est justement pas tournée vers l'éternel, comme l'était l'epistèmè grecque; matériellement, elle est subordonnée à l'utilité. Ce modèle a été explicité par Koyré, mais il affirme, à bon droit, ne faire que rendre compte d'un processus qui trouve ses origines chez Galilée.
A ce modèle, Heidegger en a opposé un autre : la technique ne dépend pas de la science mathématisée; c'est elle qui use de la science mathématisée à ses propres fins. Il résume cela sous le nom de "toute-puissance de la technique"; je l'interprète comme "autonomie/indépendance de la technique". Je ne suis nullement heideggérien, mais je tiens que la thèse peut être détachée de l'ensemble de la philosophie heideggérienne. J'avance ceci : que l'on considère l'explosion des forces productives ou la série des désastres, on ne comprend rien à ce qui s'est passé au XXe s. si on n'admet pas que la technique est autonome et n'est soumise à rien – sinon occasionnellement. Elle n'est pas soumise à la science; c'est elle qui fait usage de la science. Elle n'est pas soumise à l'utilité; l'utilité, quand il y en a une, se découvre après coup.
L'illustration la plus noire de cette autonomie de la technique est précisément la chambre à gaz : en tant qu'invention nouvelle, elle ne dépend pas d'un savoir scientifique nouveau; d'un point de vue strictement objectif, elle n'a aucune utilité ni économique ni militaire.
Catherine Kintzler admet mon diagnostic. Mais, dit-elle, il faudrait démontrer de plus qu'à cause de cette insuffisance concernant la technique, le paradigme des Lumières devient un obstacle. Or, une telle démonstration est impossible. Donc, j'ai tort, dans la mesure même où j'ai raison.
Il y a là quelque chose que je ne comprends pas. Qu'entend-on par obstacle ? Si l'on songe à la notion d'obstacle épistémologique, mon raisonnement en respecte les contraintes. Ce qui définit un paradigme en général, c'est ce qu'il permet de penser, mais aussi ce qu'il ne permet pas de penser. Si l'on s'en tient au paradigme des Lumières, il y a des objets qui ne peuvent pas y être pensés. Dans les Penchants, j'ai cité la chambre à gaz, mais j'ai aussi cité les guerres mondiales. La grandeur du livre d'Alain, Mars ou la guerre jugée, tient à cet effort héroïque : tenter de penser ce qu'il a vu dans les tranchées, alors que son paradigme de pensée (on me concédera que ce paradigme devait quelque chose à celui des Lumières) lui rendait cette pensée impossible. Il parvient à s'en sortir, me semble-t-il, parce qu'il est comtien et qu'à la suite d'Auguste Comte, il a enté sur les Lumières un consentement à l'obscur. A ce livre héroïque, on opposera le texte tardif qu'il publia en 1946 en préface à son Spinoza : texte qui littéralement ne saisit rien de ce qui vient d'avoir eu lieu. Justement parce que ce texte s'en tient exclusivement au paradigme des Lumières.
Au reste, je mentionne Comte, mais je suis prêt à consentir que Descartes suffisait. Un cartésien conséquent n'aurait pas eu de peine à intégrer les guerres mondiales et la chambre à gaz. Mais il l'aurait pu en demeurant fidèle à ce qui sépare radicalement Descartes des Lumières : la conviction que la guerre relève de l'obscur et du confus; la conviction aussi que les hommes quand ils se rassemblent sont rendus plus passifs et non pas plus actifs.
Autre exemple : dans le paradigme marxiste-léniniste (qui lui aussi doit quelque chose aux Lumières), la soumission de la technique à la dernière instance économique entraîne par extension la non-autonomie de la politique (entendue comme technique de domination d'une classe sur une autre). Conséquemment, le paradigme s'interdit de penser l'autonomie de la politique. Ce trait n'est pas accidentel, mais structurant. La grandeur de Lénine, dans L'État et la Révolution, c'est d'établir ceci : un marxiste ne peut parler validement de la politique qu'en partant de l'axiome "il n'y a pas de politique autonome". Mais cet axiome a aussi fonctionné comme un obstacle. Quand il a fallu exercer le pouvoir d'État, le marxisme comme doctrine et comme programme d'action s'est proprement fracassé. Il ne sert à rien de rêver à un marxisme qui aurait intégré la réflexion politique des constitutionalistes du XIX e s. Cela a autant de sens que de rêver à un Descartes qui aurait admis l'attraction à distance.
1.5 - "Entre la Terreur et l'extermination des Juifs et des Tziganes, la différence est absolue" [sommaire de l'article]
La responsabilité d'un paradigme, l'expression n'a pas de sens. J'en viens donc à la responsabilité des penseurs des Lumières. Spontanément, je n'aurais jamais raisonné en ces termes. Mais au cours des discussions que j'ai eues, la question est apparue. Pour la traiter validement, il faut s'autoriser d'une fiction. Qu'aurait fait ou pensé Condorcet, confronté aux chambres à gaz ?
Ma réponse n'est pas du tout celle que me prête Catherine Kintzler. Là réside mon insatisfaction majeure. A supposer que Condorcet eût pris à bras le corps la question d'une société illimitée, je ne pense pas du tout qu'il eût inventé la chambre à gaz. Je pense le contraire. Pour toute une série de raisons. Je laisse de côté le fait que Condorcet n'aurait jamais admis que l'extermination de quelque groupe que ce soit constitue la solution de quelque problème que ce soit. Je m'en tiens au plus près de la notion d'invention.
Le modèle qu'il avait conçu de la technique lui eût interdit cela. Précisément parce que la technique est subordonnée à l'utilité, elle ne vaut que par ce à quoi elle sert. Ainsi la guillotine est une invention technique qui évite au condamné de souffrir inutilement; elle est donc bonne en soi. Ensuite se posent les questions de droit : celui qui est guillotiné l'est-il après un procès ? Ce procès est-il respectueux des droits de la défense ? La peine de mort est-elle en soi légitime ? etc.
La chambre à gaz nazie, en revanche, n'a qu'une seule "utilité" : massifier la mise à mort; à aucun moment, n'est posée la question du droit de tout être vivant à ne pas souffrir. Elle est donc en soi injustifiable. Il n'est même pas besoin de se poser la moindre question de droit.
Allons plus loin. Contrairement à ce que laisse entendre Catherine Kintzler, je ne crois pas du tout que Robespierre aurait admis la chambre à gaz. On sait ce qu'il pensa des noyades de Nantes. Lui qui avait mis la Terreur au centre de sa politique de guerre révolutionnaire, il n'admettait pas (a) que la mise à mort ne soit pas individuelle; (b) que le mode de mise à mort ne réponde pas à une nécessité politique ou militaire. Argutie, me dira-t-on; nullement. Il y va de la rupture violente qui sépare le paradigme des Lumières et le système politique nazi, qui pourtant n'aurait pas été possible sans lui. N'en déplaise à certains contemporains : entre la Terreur et l'extermination des Juifs et des Tziganes, la différence est absolue. Qu'on l'approuve ou qu'on la condamne, la Terreur est aussi conforme au paradigme des Lumières que l'avait été le despotisme éclairé; l'extermination des Juifs et des Tziganes ne l'est pas. Aucune "modernisation" du paradigme ne peut réduire la fracture.
1.6 - L'idéal des Lumières et Le Portrait de Dorian Gray [sommaire de l'article]
Parvenu à ce point, je m'interroge. J'ai distingué le paradigme des Lumières et les penseurs des Lumières; je me demande si ce qui est en jeu entre Catherine Kintzler et moi n'est pas encore autre chose, que j'appellerai l'idéal des Lumières. Cet idéal serait celui de l'audace de l'entendement. Je renvoie bien entendu au "sapere aude" qu'évoquait Kant. Si l'on me dit que j'ai attenté à l'audace de l'entendement, ma réponse est non : je l'ai au contraire exercée pleinement.
Catherine Kintzler rappelle mon expression "il faut poignarder les Lumières".
Cette expression renvoyait au mythe de Dorian Gray. Dans le roman de Wilde, le portrait se charge de toutes les laideurs qui naissent des actions du modèle; la référence à Platon saute aux yeux : Dorian Gray ne supporte pas l'image qui lui est renvoyée de son âme. Au dernier chapitre, il poignarde le tableau. Aussitôt, le tableau retrouve sa beauté et le corps de Dorian Gray devient hideux. Appliquons le mythe à mon cas. Mon coup de poignard vient d'un sujet qui se sent intimement lié aux Lumières; en quoi a-t-il consisté ? à n'avoir pas cédé sur la généalogie de la notion de "solution définitive". A la fin du parcours, je prétends, à tort ou à raison, que j'ai mis au net cette généalogie. En tout état de cause, le corps de la solution définitive gît au pied du paradigme des Lumières; qui me lit loyalement peut mesurer en quoi je les conjoins et en quoi je les disjoins.
J'ai donc exercé l'audace de mon entendement, sans me laisser arrêter par le respect. En cela, je me suis conformé à ce que Catherine Kintzler appellerait peut-être l'idéal des Lumières. Critiquer le paradigme des Lumières, ce serait donc restaurer l'idéal des Lumières ? Je n'y objecte pas. On serait encore plus près de Dorian Gray : l'idéal retrouverait sa beauté première, tandis que l'Europe réelle serait ramenée à son histoire effective, qui n'est pas sans laideurs. Sinon que les Lumières sont alors détachées de tout paradigme; elles deviennent un pur nom. L'idéal de l'entendement audacieux, je le fais mien; mais le nommer "Lumières", j'avoue que je ne m'y sens pas tenu. Je ne crois plus ce nom assez fort pour les combats qui s'annoncent et que je crois appelés à une violence croissante.
© Jean-Claude Milner
Voir la Seconde partie : Théorie du nom juif
Voir l'article précédent "Lecture et commentaire du livre de Jean-Claude Milner Les Penchants criminels de l'Europe démocratique" par C. Kintzler
Haut de la page Accueil Sommaire