29 mars 1970 7 29 /03 /mars /1970 01:00

Réflexions sur une lecture. Seconde partie
Théorie du nom juif
par Jean-Claude Milner      (en ligne le 6 février 06)


Sommaire de la seconde partie
2.1 - "Le Juif, c'est un nom". De la manière de poser la question des noms en politique
2.2 - Les noms de première personne
2.3 - Le paradoxe du nom propre. Qui nomme ?
2.4 - L'étude, unique fondement de la persistance du nom juif


Voir la première partie de l'article : Les distinctions nécessaires : sur le "tout", sur les Lumières.
Voir l'article de Catherine Kintzler : Sur le livre de J.-C. Milner Les Penchants criminels de l'Europe démocratique



2.1 - "Le Juif, c'est un nom". De la manière de poser la question des noms en politique

A propos des Lumières, je conclus sur le nom. C'est que les noms m'importent. Ils m'importent en particulier à propos des Juifs. A la différence de millions de gens sur la surface de la Terre, je ne crois pas que les Juifs soient une race; je ne crois même pas que par des voies culturelles, ils aient acquis des caractères qui les feraient se ressembler entre eux (au sens où nous disons, en conversation, que les Français sont ceci, les Allemands sont cela, etc). Les Juifs, c’est un nom.
Catherine Kintzler [voir l'article dans une fenêtre "popup"] fait léloge de la Révolution Française et de la République. Je m'y associe. Mais l'éloge, sous ma plume, serait intrinsèquement relié à la question des noms. L'axiome des Révolutionnaires, je l'exprimerais ainsi : "le pouvoir de décision ne dépend pas du nom qu'on porte". Ainsi se trouvent écartés d'emblée (qu'il ait fallu du temps pour la mise en œuvre, c'est autre chose) le principe dynastique, les privilèges attachés aux titres de noblesse, les particularités climatiques attachées aux noms régionaux, les pouvoirs des minorités etc. La forme positive de la mise hors-jeu du nom, c'est la Loi (en cela Rousseau importa plus que Montesquieu); la forme matérielle de la décision détachée du nom, c'est le vote secret et anonyme. Ainsi, les Juifs et les protestants pouvaient-ils voter au même titre que les catholiques (je rappelle que les discriminations liées aux appartenances confessionnelles ont duré très tard en Europe, y compris en Grande-Bretagne). Je passe sur les détails : on mesure le degré d'accomplissement matériel d'un tel modèle politique en répondant à la question très pragmatique : de quoi le vote décide-t-il ou ne décide-t-il pas ? La République, telle qu'elle est entendue, depuis la Première jusqu'à la Cinquième, c'est que le vote y décide de tout. Je dis bien le vote, et non le sondage.
Telle est la raison, je le note au passage, pour laquelle je considère que Jacques Rancière, en prenant comme centrale la question de la filiation, s'attache en vérité à un caractère dérivé. La mise à l'écart de la filiation dérive de la mise hors jeu des noms et non pas l'inverse. Cette méprise va de pair chez cet auteur avec la promotion de la démocratie au détriment de la république. Il peut y avoir démocratie là où le vote ne décide pas de tout (par exemple, là où il y a un principe dynastique : par ex. la Grande-Bretagne et là où il y a un pouvoir des minorités en tant que minorités : par ex. les USA); mais il ne peut pas y avoir de république effective.
Telle est aussi la raison pour laquelle j'émets des soupçons à l'endroit de la Communauté européenne : sa logique conduit à retirer au vote des pans entiers de décision.
Soit donc la proposition : le propre de la politique issue de la Révolution française, c'est de ne pas poser la question des noms. Certains en concluent que la question des noms ne doit pas être posée. C'est ne rien comprendre à la politique, telle que la Révolution française la détermine. La politique n'est pas là un illimité, mais un limité. Comprendre la Révolution française et comprendre la République qui en pousse les conséquences à leur point d'aboutissement, conduit à conclure : la question des noms peut se poser librement. J'use de cette liberté. J'en use à propos du nom de Juif, parce qu'il concentre sur lui un nœud de difficultés. J'en use, sans m'interdire de recourir ni à mon savoir de linguiste ni aux réflexions que j'ai menées à partir de Lacan ni à ce que j'ai pu apprendre des philosophes et des historiens.



2.2 - Les noms de première personne  [sommaire de l'article]

Sartre pensait que le nom de Juif venait des Autres, le moment de la 1e personne étant dérivé du moment de la 2e personne. Il se trouve qu'en tant que linguiste, j'ai étudié les noms de 2e personne; ils se réalisent dans les langues sous la forme de l'insulte. La logique de la position de Sartre revient donc à soutenir que le nom de Juif tire son origine de l'insulte antisémite.
Je tiens pour ma part que Sartre se trompe; le nom de Juif est d’abord un nom proféré en première personne; le moment de la deuxième personne étant dérivé, ainsi que le moment de la troisième personne (les Juifs comme nom de peuple, ou de communauté, ou de groupe, suivant les usages). 
Mais Sartre se trompe moins que ceux qui croient que le nom de Juif est, comme celui de Français ou d’Italien, d'abord un nom de 3e personne, dont l'emploi de 1e et 2e personnes est dérivé.
La plupart des noms d'une langue sont des noms de 3e personne. Ils se reconnaissent à ceci qu'ils peuvent s'employer de manière prédicative, dans la mesure exacte où ils s'analysent comme un paquet de prédicats. En revanche, insulter quelqu'un, le traiter de salaud, ce n'est pas lui attribuer un prédicat, ce n'est même pas le faire entrer dans une classe : les salauds sont ceux qu'on traite de salauds (où l'on retrouve Sartre); la circularité est ici structurante. La phrase apparemment prédicative "Untel est un salaud" n'est pas vraiment prédicative; elle est la transposition en 3e personne d'une insulte de 2e personne. Quant à l'aveu "Je suis un salaud", il intériorise une insulte, qu'elle ait été proférée ou pas.
En tant que Juif est un nom de 1e personne, les Juifs sont ceux qui disent d'eux-mêmes "je suis Juif". Mais ce propos, là encore, n'est qu'apparemment prédicatif. Le pseudo-prédicat est une réitération du sujet. C'est une manière de dire "je". On est plus près de la proclamation performative, au sens de Benveniste, que du jugement d'attribution. L'insulte de 2e personne, "sale Juif", vient en second temps; c'est de fait une convocation requérant le sujet de dire de lui-même "je suis Juif", mais non pas sur le mode de la proclamation performative; bien plutôt sur le mode de l'aveu. La phrase de 3e personne "Untel est Juif" est transposition d'un énoncé de 1e personne ou de 2e personne, suivant les circonstances.



2.3 - Le paradoxe du nom propre. Qui nomme ?
[sommaire de l'article]

Ce que je dis des noms de 1e personne est directement inspiré de ce que Jakobson dit des noms propres. "Jean-Claude" signifie une personne nommée Jean-Claude. Jakobson ajoute "la circularité est évidente". On peut poursuivre. Le nom "Jean-Claude" est le mien, je me nomme ainsi en 1e personne, ce nom ne résume aucune propriété que j'aurais en commun avec les autres porteurs du nom Jean-Claude, on ne peut donc en faire validement un prédicat de la forme "X est un Jean-Claude", etc. Un grand pas a été accompli ainsi dans l'analyse du nom propre, mais aussi un pas de clerc : la réalité des êtres parlants, c'est que le nom propre n'est pas donné au sujet par le sujet. Il y a toujours un moment où l'être parlant est infans et c'est à ce moment qu'il est nommé. Si profondément que je m'inscrive en 1e personne dans mon nom propre, ce nom m'a été donné. Pour moi, comme dans le cas le plus général, il m'a été donné par mes parents. Généralisons pour tenir compte des variations que l'anthropologie a décrites : le nom propre de l'être parlant lui vient de ceux qui l'ont inscrit au champ du langage.
Je n'ignore pas que je mêle allègrement langage, langue et pourquoi pas parole, mais je ne peux être exact sans compliquer excessivement l'exposé; je renvoie à L'Amour de la langue.
Je n'exclus pas que parmi les noms de 1e personne possibles, il en existe qui ne soient donnés au sujet par personne d'autre que le sujet lui-même. J'en donnerai un exemple plus bas. J'admets donc que la structure du nom propre ne soit pas vérifiable de tous les noms de 1e personne. Mais le nom de Juif présente bien un paradoxe analogue à celui du nom propre; c'est un nom de 1e personne, mais il est donné. Non pas par Autrui au sens de Sartre : l'Autre sartrien est fondamentalement quelconque; les donateurs du nom juif - comme les donateurs du nom propre - ne sont pas quelconques. Ce sont le père et la mère (ou la mère seule, si l'on s'en tient aux prescriptions). C'est ici que prend place ce que j'appelle la quadriplicité. Loin d'être un ajout adventice à la théorie du nom juif comme nom de 1e personne, elle en constitue le cœur.



2.4 - L'étude, unique fondement de la persistance du nom juif  [sommaire de l'article]


Si l'on admet mon point de vue, on peut reprendre en termes nouveaux la question de Spinoza; elle devient : comment le nom juif a-t-il persisté, en l’absence de territoire, d’État, de langue commune ? Autrement dit, comment un nom peut-il subsister sans pouvoir s'appuyer sur des objectivités, qui deviennent ses prédicats de 3e personne ? La question ne se pose pas pour le nom propre, ou du moins elle ne se pose pas pour le nom propre personnel. Comme il n'y a rien de commun entre ceux qui s'appellent Jean-Claude, le fait que ce nom soit porté par des individus différents ne pose aucun problème de continuité ou de discontinuité.
Malgré sa proximité avec le nom propre personnel, le nom de Juif s'en sépare radicalement sur ce point. Il faut affronter la question de sa persistance : le nom ne commence pas avec le sujet; il ne commence même pas avec ses parents; il ne se termine pas avec le sujet, serait-il sans enfants. Quel peut être le support de cette persistance ? Certains soutiennent qu'elle est imaginaire; j'invoquerai Rousseau, qu'aimait à citer E.A.Poe : " C’est une manie commune aux philosophes de tous âges de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas." D'autres, comme Spinoza, soutiennent qu'elle dépend d'une autre persistance qui est la haine des nations, mais – et Spinoza le savait fort bien -, on s'engage alors dans un cercle : est-ce la persistance qui nourrit la haine ou la haine qui assure la persistance ? Je soutiens pour ma part que si la persistance du nom de Juif est admise, alors le choix est simple : ou bien, elle a un fondement suprasensible, ou bien, elle a un fondement matériel. Je choisis la seconde voie, par conviction matérialiste athée. Si le fondement de la persistance est matériel, alors, cette fois encore, il n'y a que deux possibilités : ou bien ce matériel vient d'un facteur externe ou bien il vient d'un facteur interne. S'il vient d'un facteur externe, on retrouve le cercle : est-ce le facteur externe qui entraîne la persistance du nom ou est-ce la persistance du nom qui entraîne la persistance du facteur externe ? Si l'on veut éviter le cercle, alors le facteur de persistance est interne; s'il est interne, alors, il n'y a toujours que deux possibilités : ou bien le facteur interne vient de la nature ou bien il vient de l'histoire. S'il vient de la nature, alors il s'agit de la race; beaucoup de gens croient cela, sans forcément le savoir. S'il vient de l'histoire, alors on retrouve ce que j'appelle l'étude.
Je pensais avoir été clair en employant ce terme; apparemment, je me trompais : l'étude dont je parle est l'étude des textes juifs, que les Pharisiens ont mis au centre de la vie juive. Je ne veux pas dire que tous ceux qui disent d'eux-mêmes qu'ils sont Juifs se consacrent à cette étude; je veux dire que la persistance de cette étude est ce qui fait que le nom de Juif qu'ils se donnent n'est pas, à leurs propres yeux, un flatus vocis. Pieux ou agnostiques, instruits ou non dans le Talmud, ils tiennent tous que ce nom n'est pas né avec eux, ni avec leurs parents, ni avec les lois anti-juives, ni avec l'Affaire Dreyfus, ni avec les pogromes etc. Qu'il n'est pas réductible à quelques souvenirs de yiddish ou de cuisine d'Europe centrale.
En référant la persistance du nom juif à l'étude pharisienne, je retrouve une déclaration explicite de Freud, dans Moïse et le monothéisme (Folio, p. 214); Max Weber, en conclusion du Judaïsme antique, s'exprime en sens comparable. Je ne suis donc pas le seul matérialiste à avoir dit ce que je dis. J'ajoute que ce type de proposition est le seul qui permette à un matérialiste aujourd'hui de ne pas se trouver ramené au racisme – qu'il s'agisse du racisme du génotype (version IIIe Reich) ou du racisme du phénotype (version Giraudoux).
Je suis tout à fait prêt à admettre qu'il est d'autres études que l'étude juive. Dans la discussion que j'avais eue précédemment avec Catherine Kintzler, je lui faisais valoir, non sans quelque ironie, que les professeurs de philosophie croient bien souvent qu'à travers eux continue un exercice discursif né à Athènes au Ve s. avant JC. Le support matériel de cette continuation est assuré par l'étude de quelques textes, dont la liste est variable, mais autour d'un noyau relativement stable. Appelons cela l'étude philosophique. Je rappelle qu'en certaines occasions encore récentes, son maintien a été remis en cause. Aux yeux de ceux qui combattirent pour défendre l'étude philosophique, il y allait de la survie de la philosophie elle-même. Ce rappel étant fait, je soulignais aussi que la structure de la persistance était fort différente de ce qui se propose dans l'étude pharisienne : le sujet qui se dit philosophe trouve ce nom hors de lui, dans une étude qui lui est antérieure et lui sera postérieure, mais ce nom, il se le donne à lui-même et ne le doit à personne d'autre que lui-même. A moins de croire que le jury d'agrégation ou le CNU fonctionnent in loco parentis
A présent, Catherine Kintzler fait valoir que la République française, elle aussi, persiste par une étude; je serais le dernier à y contredire; j'ai le vague souvenir de m'être exprimé en ce sens, il y a un quart de siècle. Il serait sans doute opportun de construire le programme d'une "étude française", dont le maintien et le renforcement seraient plus que nécessaires au maintien des libertés républicaines. Mais il y a une différence : la République n'a pas l'étude pour seul support matériel; elle a une langue, un territoire, des institutions. Aucun de ces divers supports ne saurait lui être retiré sans affecter son existence. Il faudrait être bien naïf pour croire que la République pourrait continuer longtemps, alors qu'elle n'aurait plus que l'étude pour s'affirmer, mais ni langue, ni territoire, ni institutions. Il est vrai que je ne connais personne qui croie cela; la plupart de ceux qui s'en prennent à l'étude française s'en prennent aussi aux autres supports matériels (cf. Le Monde). Mais mon observation demeure : quand il s'agit de la République, l'étude, mais pas l'étude seule.
En revanche, le nom juif a pour seul support matériel indispensable de sa persistance la persistance de l'étude juive. Si cela lui était retiré (ce qui est objectivement possible; les témoins pensent que l'interruption a manqué de se produire après la Seconde guerre), l'effacement aurait lieu, même si l'état d'Israël par ailleurs continuait, dans des frontières sûres et reconnues. Car enfin, Juifs et Israéliens, ce n'est pas le même nom. Quand un vieillard meurt en Afrique, une bibliothèque disparaît, dit-on; pour le nom de Juif, la proposition se renverse; si l'étude pharisienne devait prendre fin, alors on pourrait dire des Juifs du monde comme Spinoza, des Juifs d'Espagne : “peu de temps après, rien d’eux ne subsistait, non pas même le souvenir”.

© Jean-Claude Milner

Voir la Première partie : Les distinctions nécessaires : sur le "tout", sur les Lumières
Voir l'article de C. Kintzler "Lecture et commentaire du livre de Jean-Claude Milner Les Penchants criminels de l'Europe démocratique".
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[Note ajoutée par CK.] Paru en mars 2006 : Elisabeth de Fontenay, Une tout autre histoire. Questions à  Jean-François Lyotard (Fayard) [voir sur Amazon]. Présentation :

J'avais envisagé d'intituler ce livre : " Les questions juives de Jean-François Lyotard ", car c'est bien le sujet ici traité : Levinas, Auschwitz, le Sinaï, Saint Paul... Autant de façons qu'eut Lyotard, à travers ces noms propres, de décliner un fidèle tourment quant à une tout autre histoire, celle " dont l'Europe ne veut rien savoir ", et de tenter d'en maintenir au plus juste la pensée en se plaçant à distance aussi bien de la philosophie de l'histoire que de l'histoire historienne. Mais une telle orientation doit être questionnée, surtout quand celle qui interroge se demande : de quel droit ?



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commentaires

Z
Je me permets de vous féliciter pour votre blog et je remercie Jean-Claude Milner pour cet excellent article, que je trouve pour ma part très éclairant. J'ai rarement lu un exposé qui pose aussi clairement les enjeux et les alternatives qui entourent la question juive. Pour qui cherche à penser la persistance du nom juif, Milner présente toutes les alternatives possibles et je suis très convaincue par la position avancée. Je me demande cependant si le nom juif ne doit pas nécessairement faire problème pour la république française en tant que cette dernière se fonde justement sur la "mise hors-jeu du nom". Si on suit le début de l'article de Milner, la République "ne pose pas la question des noms" ; or le nom juif n'est-il pas, dès lors et nécessairement, en position d'interpeller la République sur ce point précis ? de lui rappeler ses choix inauguraux (posés par la république comme seuls principes valables, légitimes)? Le nom juif ne vient-il pas "gripper" le rouage, la mécanique républicaine, et notamment la figure universelle et abstraite (sans nom propre) du citoyen ?Il me semble difficile d'affirmer que la république trace un espace de liberté où la question du nom juif peut se poser sans affronter aussi le problème que le nom juif pose (nécessairement ?) à la république. En vous remerciant encore pour cet article.
F
Bien, merci pour tous ces éclaircissements.
C
Prenons la phrase "la circularité est ici structurante", extraite du § 2.2 du texte de Jean-Claude Milner. Je pense qu'elle signifie quelque chose. Et je peux montrer que la lecture de l'oeuvre (même pas complète, je vous rassure tout de suite) de Milner peut nous éclairer.Je donne ma lecture, mon explication, ma façon de comprendre le texte. Bien entendu elle n'engage aucunement l'auteur. Comme c'est ma lecture, je la donne non pas dans une réponse (qui serait celle de l'éditeur-auteur de Mezetulle) mais dans un commentaire de lecteur.1° D'abord situons la proposition dans l'économie du raisonnement de l'auteur. Refaisons le début du § 2.2Il s'agit d'expliquer le "nom juif" par l'angle de la question suivante : est-il proféré fondamentalement en première en seconde ou en troisième personne? On part de la position de Sartre, qui semble intéressante à JCM bien qu'il dise que "Sartre se trompe".Sartre dit en effet que "Juif" vient des autres, que c'est un nom de 2e personne. Mais il ne voit pas que c'est d'abord un nom de première personne "Je suis juif". En quoi il se trompe. Mais, ajoute JCM "il se trompe moins que ceux qui croient que le le nom de Juif est, comme celui de Français ou d’Italien, d'abord un nom de 3e personne". Donc il est plus intéressant, même si c'est faux, de penser comme Sartre que c'est un nom de 2e personne. Pourquoi ?L'intérêt vient de l'intersection avec la structure de l'insulte (le début du § avait rapidement abordé ce point : en tant que nom de 2e personne, "juif" c'est aussi une insulte antisémite). 2° C'est dans le passage suivant, qui reprend le fonctionnement de l'insulte que nous trouvons la proposition "la circularité est ici structurante". Voici comment je comprends les choses.Comment fonctionne l'insulte pour le linguiste ? De manière très étrange : elle semble attribuer une propriété et donc constituer une classe, mais en réalité c'est un leurre parce qu'on ne peut pas trouver objectivement l'existence préalable de la multiplicité qui est nommée et qu'on ne peut pas énumérer les propriétés de cette multiplicité. Exemple (sartrien) "espèce de salaud !" - la formule en français le dit elle-même : l'"espèce" n'est formée qu'au moment de sa profération par la profération elle-même. Le salaud c'est celui dont on dit qu'il est un salaud au moment où on le dit. Là est la circularité. Elle est structurante en deux sens. D'abord linguistiquement parce qu'elle constitue la forme même de l'insulte à partir de laquelle, si elle est juste, le linguiste va pouvoir expliquer les insultes dans une langue donnée. Ensuite elle est structurante psychiquement par ses effets ici et maintenant, pour l'insulté qui est convoqué à s'anéantir dans cette pseudo-classe... ("je me sens insulté" = "je sens qu'on me convoque à une forme d'anéantissement..., je me sens écrabouillé").N.B. Il se trouve que JCM en tant que linguiste est l'auteur d'une théorie de l'insulte, développée notamment dans De la Syntaxe à l'interprétation (Seuil, 1978). Je n'ai pas le texte sous la main, j'y renvoie néanmoins les lecteurs qui voudraient approfondir la question. Je me contenterai du résumé qu'il en donne dans Les Noms indistincts (Seuil, 1983), chap. 10, p. 107-108 :"Or il existe des multiplicités qui se fondent d'ailleurs [d'ailleurs que d'une propriété attribuable]. Ainsi, il en est dont le principe ne tient nullement à une propriété représentable mais entièrement au signifiant qui les nomme comme multiplicités. Celles-ci, dès lors, ne sauraient préexister à la profération du signifiant lui-même ; la propriété se ramène à la nomination qu'on en fait et le sujet ne la reçoit qu'à l'instant même où se dit la liaison. Si l'on veut parler alors de classe, il faut ajouter qu'elle ne rassemble que de manière incessamment mouvante, étant sans cesse affectée par les dits qui se profèrent. Ces dits eux-mêmes peuvent ressembler à une attribution, mais c'est là pure homonymie : ainsi en va-t-il de ces proférations insultantes, où, dans l'instant qu'il est par elles nommé, et dans cette mesure même, un sujet se trouve supporter le nom qu'on lui adresse : "porc", "ordure", "déchet". On sait qu'alors le sujet se trouve convoqué à porter un nom, dont le contenu de propriétés se résume à la profération seule. Qui demanderait une définition aristotélicienne de la propriété désignée se trouverait fort embarrassé, puisque la circularité serait incontournable : n'est tel que celui qu'on nomme tel, et il ne l'est que dans l'instant où on le nomme [ici une note renvoyant à De la Syntaxe à l'interprétation]. La propriété ne subsiste pas hors de la nomination : un Dieu, fût-il omniscient, serait lui-même hors d'état de faire le dénombrement de la classe censément construite. A moins qu'il ne prenne à son compte la profération insultante : après tout, certaines théologies ne structurent pas autrement la damnation des prédestinés."3° Pourquoi ce détour par la théorie de l'insulte ? Parce que, bien que le nom de "Juif" ne soit pas un nom de 2e personne, il présente cependant un caractère commun avec la forme de l'insulte, qui est l'apparence prédicative : quand je dis "Je suis juif", apparemment je me range dans une classe, je m'attribue un prédicat. Et pourtant non. c'est une manière que le sujet a de se dire comme sujet. Ce serait une formule du genre "je suis je". Et alors on passe au § 2.3 : car comme "juif" ce n'est pas un nom de 2e personne, mais un nom de 1e personne, on va aller regarder les noms de 1e personne pour voir si ça peut nous apprendre quelque chose en relation avec ce qu'on a déjà glané en regardant la forme de l'insulte. Et parmi les noms de 1e personne, on va regarder les noms propres : la transition se fait par la référence à Jakobson. En effet Jakobson a souligné la circularité des noms propres car Catherine ne signifie rien d'autre qu'une personne nommée Catherine... et le texte continue en posant la question de l'inscription du sujet dans un nom de 1e personne - celui-ci (c'est le cas du nom propre) apparaît malgré tout comme ayant été donné à l'infans par ceux qui ont inscrit le sujet au champ du langage. Est-ce que c'est comme ça pour le nom juif ? Il présente un paradoxe analogue à celui du nom propre : de 1re personne, mais donné. Ensuite on passe au dernier §, 2.4 où l'auteur aborde la question de l'étude comme point de persistance du nom juif.Je m'arrête là.Je pense avoir montré que la proposition "la circularité est ici structurante" n'est pas vide de sens - sans prétendre avoir montré que ce sens est le bon, le seul, qu'il est "vrai" ! Je pense avoir montré qu'une référence à un petit passage de l'oeuvre de l'auteur n'est pas inutile. Je pense avoir montré que le texte est parfaitement construit et qu'il valait la peine de le lire en détail, avec des yeux cartésiens (n'oublions pas que la vertu éminente du traité Les passions de l'âme est la générosité...).
F
Je parlais bien des paragraphes 2.2 et 2.3. Le début est en effet plus compréhensible.<br /> Je n'ai pas l'intention de développer (je sais que c'est ce qui vous gêne) car  je considère que ce serait une perte de temps que d'essayer de démontrer que ces paragraphes sont vides. De même il est inutile d'essayer de démontrer l'inexistence des fantômes : on ne peut pas (mais la charge de la preuve revient à celui qui affirme en premier lieu).<br /> La comparaison avec le jargon mathématique est classique. La différence est que ce jargon renvoie à un ensemble de définitions parfaitement clair, utilisant un vocabulaire très pauvre de notions premières. Spinoza fait de même (ou en tout cas essaie) : il y a une complexité dans l'articulation des concepts, mais pas d'inutile complication. Maintenant prenons la phrase suivante de Milner :<br /> "la circularité est ici structurante"<br /> Je suis désolé mais je ne vois pas ce que ça signifie, et je gage que la lecture de l'oeuvre complète de Milner ne m'éclairera pas sur ce point. Quand je lis ce genre de phrase, quelque chose en moi se sent insulté. Je ne devrais sûrement pas me laisser aller à cette passion triste, mais parfois c'est plus fort que moi : j'éructe. Mais ce n'est pas le mathématicien qui éructe, ce n'est pas le scientiste borné : c'est le cartésien. Je ne crois pas qu'il existe de concept irréductiblement compliqué.
F
Je n'ai pratiquement rien compris au texte de J.C. Milner. Si j'étais bien élevé je resterai dans mon coin à méditer sur mes piètres capacités intellectuelles. Mais il se trouve que je n'ai pas peur de passer pour un ruffian en donnant mon avis : c'est obscur, et l'obscurité n'est pas pour moi synonyme de profondeur. Mobiliser des dizaines de concepts et de références en deux paragraphes ça n'éclaire aucune question : ça fait beaucoup de fumée pour donner à penser qu'il y a un feu.
C
Fabien, j'ai reçu sur le mail et verbalement des réactions au texte de JCM, très enthousiastes - mais elles sont et elles doivent de ce fait demeurer privées. Il se trouve que vous êtes le premier à prendre la plume publiquement. En réalité, une seule chose me gêne dans votre commentaire, mais elle m'importe suffisamment pour que je m'empresse d'intervenir : je considère (peut-être présomptueusement) que la tonalité de ce blog est engagée. Vous présentez une lecture "par le bas" et vous en faites un critère de jugement qui verrouille tout accès à l'intérieur du texte, et qui dit aux autres : "n'y allez pas, restez à l'extérieur, c'est de la camelote et la preuve c'est que je n'y comprends rien à première lecture". Or vous pourriez présenter des critiques extrêmement dures que cela ne me gênerait pas le moins du monde, pourvu qu'elles soient faites à partir d'une position de lecture qui tient le texte pour argent comptant.Quand j'étais élève en classes scientifiques de seconde et de première, beaucoup de leçons de mathématiques m'échappaient, bourrées de concepts et de références à des propositions antécédentes que je ne maîtrisais pas. J'ai mis longtemps à comprendre les équations du second degré, que je résolvais mécaniquement mais sans me faire d'illusion... Je n'en ai jamais conclu qu'il n'y avait là que fumée et qu'il convenait de se tenir à l'extérieur. Je n'en ai pas conclu non plus que je n'avais plus qu'à méditer sur mes piètres capacités intellectuelles. J'ai pris la chose "par le haut" et je me suis mise au travail, pas assez sans doute pour comprendre tout ce que plusieurs de mes condisciples trouvaient "si simple et si facile", mais en tout cas assez pour comprendre qu'il y avait là quelque chose d'important à comprendre et que ce n'était pas au-dessus de ma portée, pourvu que je m'estime assez moi-même. Certes les mathématiques n'y ont rien gagné - elles n'ont pas besoin de cela - mais moi j'y ai gagné beaucoup.Vous allez me dire : Milner, ce n'est pas les mathématiques, ce n'est pas démonstratif. Soit, je veux bien laisser de côté les "sciences dures" au nombre desquelles je compte la linguisitique qui pourtant est largement présente dans le texte et pas du tout de façon anecdotique. Je vous répondrai brièvement et pour le moment de façon plus vulgaire : intervenir aujourd'hui sur la question du "nom juif" et proposer une théorie nouvelle, ce n'est pas rien. C'est en tout cas être tenu de prendre place dans une série de "gros calibres" - les références que vous écartez en les transformant en griefs : Sartre, Max Weber, Freud, et plus lointainement Spinoza (je m'en tiens ici seulement à la seconde partie du texte de JCM mais si on veut bien remonter plus haut et se donner la peine de les étudier, inutile d'être un grand expert pour comprendre qu'il y a là une grande lignée, sinon de matérialistes, du moins de grands rationalistes). Que la question du mode d'attribution d'un nom soit pour vous dénuée d'intérêt, c'est ce que je ne crois nullement, car elle mobilise ce que le logos a de plus puissant et de plus fascinant. En revanche je comprends que ce qui peut vous sembler étrange, c'est que cette question soit abordée du point de vue des "personnes" (au sens de la grammaire), et pourtant le paradoxe du nom propre n'est sans doute pas en dehors de votre champ de réflexion. Mais pour le voir, encore aurait-il fallu consentir à prendre le texte par l'intérieur.Quant à la première partie du texte, sur les Lumières, je ne pense pas qu'une thèse telle que "entre la Terreur et l'extermination des Juifs et des Tziganes, la différence est absolue" soit obscure. Pour ma part, je vous avoue que c'est une proposition qui me soulage car elle ne m'a pas sauté aux yeux lorsque j'ai lu le livre !!! J'ai centré l'essentiel de mon commentaire critique sur cette inquiétude, et JCM la dissipe de façon radicale. Cette proposition à mon sens est un des enjeux de la première partie et c'est pour l'établir et la déployer que l'auteur met en place notamment la distinction entre "moment", "paradigme" et "idéal" au sujet des Lumières. Tout cela demanderait bien sûr un débat plus long et plus conceptuel. Mais le blog est fait pour cela. Aussi, j'essaierai d'y revenir.

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  • Livre Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2014)
  • Livre Condorcet, l'instruction publique et la naissance du citoyen (Paris : Minerve, 2015)

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