Réflexions sur une lecture. Seconde partie
Théorie du nom juif
par Jean-Claude Milner (en ligne le 6 février 06)
Sommaire de la seconde partie
2.1 - "Le Juif, c'est un nom". De la manière de poser la question des noms en politique
2.2 - Les noms de première personne
2.3 - Le paradoxe du nom propre. Qui nomme ?
2.4 - L'étude, unique fondement de la persistance du nom juif
Voir la première partie de l'article : Les distinctions nécessaires : sur le "tout", sur les Lumières.
Voir l'article de Catherine Kintzler : Sur le livre de J.-C. Milner Les Penchants criminels de l'Europe démocratique
2.1 - "Le Juif, c'est un nom". De la manière de poser la question des noms en politique
A propos des Lumières, je conclus sur le nom. C'est que les noms m'importent. Ils m'importent en particulier à propos des Juifs. A la différence de millions de gens sur la surface de la Terre, je ne crois pas que les Juifs soient une race; je ne crois même pas que par des voies culturelles, ils aient acquis des caractères qui les feraient se ressembler entre eux (au sens où nous disons, en conversation, que les Français sont ceci, les Allemands sont cela, etc). Les Juifs, c’est un nom.
Catherine Kintzler [voir l'article dans une fenêtre "popup"] fait léloge de la Révolution Française et de la République. Je m'y associe. Mais l'éloge, sous ma plume, serait intrinsèquement relié à la question des noms. L'axiome des Révolutionnaires, je l'exprimerais ainsi : "le pouvoir de décision ne dépend pas du nom qu'on porte". Ainsi se trouvent écartés d'emblée (qu'il ait fallu du temps pour la mise en œuvre, c'est autre chose) le principe dynastique, les privilèges attachés aux titres de noblesse, les particularités climatiques attachées aux noms régionaux, les pouvoirs des minorités etc. La forme positive de la mise hors-jeu du nom, c'est la Loi (en cela Rousseau importa plus que Montesquieu); la forme matérielle de la décision détachée du nom, c'est le vote secret et anonyme. Ainsi, les Juifs et les protestants pouvaient-ils voter au même titre que les catholiques (je rappelle que les discriminations liées aux appartenances confessionnelles ont duré très tard en Europe, y compris en Grande-Bretagne). Je passe sur les détails : on mesure le degré d'accomplissement matériel d'un tel modèle politique en répondant à la question très pragmatique : de quoi le vote décide-t-il ou ne décide-t-il pas ? La République, telle qu'elle est entendue, depuis la Première jusqu'à la Cinquième, c'est que le vote y décide de tout. Je dis bien le vote, et non le sondage.
Telle est la raison, je le note au passage, pour laquelle je considère que Jacques Rancière, en prenant comme centrale la question de la filiation, s'attache en vérité à un caractère dérivé. La mise à l'écart de la filiation dérive de la mise hors jeu des noms et non pas l'inverse. Cette méprise va de pair chez cet auteur avec la promotion de la démocratie au détriment de la république. Il peut y avoir démocratie là où le vote ne décide pas de tout (par exemple, là où il y a un principe dynastique : par ex. la Grande-Bretagne et là où il y a un pouvoir des minorités en tant que minorités : par ex. les USA); mais il ne peut pas y avoir de république effective.
Telle est aussi la raison pour laquelle j'émets des soupçons à l'endroit de la Communauté européenne : sa logique conduit à retirer au vote des pans entiers de décision.
Soit donc la proposition : le propre de la politique issue de la Révolution française, c'est de ne pas poser la question des noms. Certains en concluent que la question des noms ne doit pas être posée. C'est ne rien comprendre à la politique, telle que la Révolution française la détermine. La politique n'est pas là un illimité, mais un limité. Comprendre la Révolution française et comprendre la République qui en pousse les conséquences à leur point d'aboutissement, conduit à conclure : la question des noms peut se poser librement. J'use de cette liberté. J'en use à propos du nom de Juif, parce qu'il concentre sur lui un nœud de difficultés. J'en use, sans m'interdire de recourir ni à mon savoir de linguiste ni aux réflexions que j'ai menées à partir de Lacan ni à ce que j'ai pu apprendre des philosophes et des historiens.
2.2 - Les noms de première personne [sommaire de l'article]
Sartre pensait que le nom de Juif venait des Autres, le moment de la 1e personne étant dérivé du moment de la 2e personne. Il se trouve qu'en tant que linguiste, j'ai étudié les noms de 2e personne; ils se réalisent dans les langues sous la forme de l'insulte. La logique de la position de Sartre revient donc à soutenir que le nom de Juif tire son origine de l'insulte antisémite.
Je tiens pour ma part que Sartre se trompe; le nom de Juif est d’abord un nom proféré en première personne; le moment de la deuxième personne étant dérivé, ainsi que le moment de la troisième personne (les Juifs comme nom de peuple, ou de communauté, ou de groupe, suivant les usages).
Mais Sartre se trompe moins que ceux qui croient que le nom de Juif est, comme celui de Français ou d’Italien, d'abord un nom de 3e personne, dont l'emploi de 1e et 2e personnes est dérivé.
La plupart des noms d'une langue sont des noms de 3e personne. Ils se reconnaissent à ceci qu'ils peuvent s'employer de manière prédicative, dans la mesure exacte où ils s'analysent comme un paquet de prédicats. En revanche, insulter quelqu'un, le traiter de salaud, ce n'est pas lui attribuer un prédicat, ce n'est même pas le faire entrer dans une classe : les salauds sont ceux qu'on traite de salauds (où l'on retrouve Sartre); la circularité est ici structurante. La phrase apparemment prédicative "Untel est un salaud" n'est pas vraiment prédicative; elle est la transposition en 3e personne d'une insulte de 2e personne. Quant à l'aveu "Je suis un salaud", il intériorise une insulte, qu'elle ait été proférée ou pas.
En tant que Juif est un nom de 1e personne, les Juifs sont ceux qui disent d'eux-mêmes "je suis Juif". Mais ce propos, là encore, n'est qu'apparemment prédicatif. Le pseudo-prédicat est une réitération du sujet. C'est une manière de dire "je". On est plus près de la proclamation performative, au sens de Benveniste, que du jugement d'attribution. L'insulte de 2e personne, "sale Juif", vient en second temps; c'est de fait une convocation requérant le sujet de dire de lui-même "je suis Juif", mais non pas sur le mode de la proclamation performative; bien plutôt sur le mode de l'aveu. La phrase de 3e personne "Untel est Juif" est transposition d'un énoncé de 1e personne ou de 2e personne, suivant les circonstances.
2.3 - Le paradoxe du nom propre. Qui nomme ? [sommaire de l'article]
Ce que je dis des noms de 1e personne est directement inspiré de ce que Jakobson dit des noms propres. "Jean-Claude" signifie une personne nommée Jean-Claude. Jakobson ajoute "la circularité est évidente". On peut poursuivre. Le nom "Jean-Claude" est le mien, je me nomme ainsi en 1e personne, ce nom ne résume aucune propriété que j'aurais en commun avec les autres porteurs du nom Jean-Claude, on ne peut donc en faire validement un prédicat de la forme "X est un Jean-Claude", etc. Un grand pas a été accompli ainsi dans l'analyse du nom propre, mais aussi un pas de clerc : la réalité des êtres parlants, c'est que le nom propre n'est pas donné au sujet par le sujet. Il y a toujours un moment où l'être parlant est infans et c'est à ce moment qu'il est nommé. Si profondément que je m'inscrive en 1e personne dans mon nom propre, ce nom m'a été donné. Pour moi, comme dans le cas le plus général, il m'a été donné par mes parents. Généralisons pour tenir compte des variations que l'anthropologie a décrites : le nom propre de l'être parlant lui vient de ceux qui l'ont inscrit au champ du langage.
Je n'ignore pas que je mêle allègrement langage, langue et pourquoi pas parole, mais je ne peux être exact sans compliquer excessivement l'exposé; je renvoie à L'Amour de la langue.
Je n'exclus pas que parmi les noms de 1e personne possibles, il en existe qui ne soient donnés au sujet par personne d'autre que le sujet lui-même. J'en donnerai un exemple plus bas. J'admets donc que la structure du nom propre ne soit pas vérifiable de tous les noms de 1e personne. Mais le nom de Juif présente bien un paradoxe analogue à celui du nom propre; c'est un nom de 1e personne, mais il est donné. Non pas par Autrui au sens de Sartre : l'Autre sartrien est fondamentalement quelconque; les donateurs du nom juif - comme les donateurs du nom propre - ne sont pas quelconques. Ce sont le père et la mère (ou la mère seule, si l'on s'en tient aux prescriptions). C'est ici que prend place ce que j'appelle la quadriplicité. Loin d'être un ajout adventice à la théorie du nom juif comme nom de 1e personne, elle en constitue le cœur.
2.4 - L'étude, unique fondement de la persistance du nom juif [sommaire de l'article]
Si l'on admet mon point de vue, on peut reprendre en termes nouveaux la question de Spinoza; elle devient : comment le nom juif a-t-il persisté, en l’absence de territoire, d’État, de langue commune ? Autrement dit, comment un nom peut-il subsister sans pouvoir s'appuyer sur des objectivités, qui deviennent ses prédicats de 3e personne ? La question ne se pose pas pour le nom propre, ou du moins elle ne se pose pas pour le nom propre personnel. Comme il n'y a rien de commun entre ceux qui s'appellent Jean-Claude, le fait que ce nom soit porté par des individus différents ne pose aucun problème de continuité ou de discontinuité.
Malgré sa proximité avec le nom propre personnel, le nom de Juif s'en sépare radicalement sur ce point. Il faut affronter la question de sa persistance : le nom ne commence pas avec le sujet; il ne commence même pas avec ses parents; il ne se termine pas avec le sujet, serait-il sans enfants. Quel peut être le support de cette persistance ? Certains soutiennent qu'elle est imaginaire; j'invoquerai Rousseau, qu'aimait à citer E.A.Poe : " C’est une manie commune aux philosophes de tous âges de nier ce qui est, et d’expliquer ce qui n’est pas." D'autres, comme Spinoza, soutiennent qu'elle dépend d'une autre persistance qui est la haine des nations, mais – et Spinoza le savait fort bien -, on s'engage alors dans un cercle : est-ce la persistance qui nourrit la haine ou la haine qui assure la persistance ? Je soutiens pour ma part que si la persistance du nom de Juif est admise, alors le choix est simple : ou bien, elle a un fondement suprasensible, ou bien, elle a un fondement matériel. Je choisis la seconde voie, par conviction matérialiste athée. Si le fondement de la persistance est matériel, alors, cette fois encore, il n'y a que deux possibilités : ou bien ce matériel vient d'un facteur externe ou bien il vient d'un facteur interne. S'il vient d'un facteur externe, on retrouve le cercle : est-ce le facteur externe qui entraîne la persistance du nom ou est-ce la persistance du nom qui entraîne la persistance du facteur externe ? Si l'on veut éviter le cercle, alors le facteur de persistance est interne; s'il est interne, alors, il n'y a toujours que deux possibilités : ou bien le facteur interne vient de la nature ou bien il vient de l'histoire. S'il vient de la nature, alors il s'agit de la race; beaucoup de gens croient cela, sans forcément le savoir. S'il vient de l'histoire, alors on retrouve ce que j'appelle l'étude.
Je pensais avoir été clair en employant ce terme; apparemment, je me trompais : l'étude dont je parle est l'étude des textes juifs, que les Pharisiens ont mis au centre de la vie juive. Je ne veux pas dire que tous ceux qui disent d'eux-mêmes qu'ils sont Juifs se consacrent à cette étude; je veux dire que la persistance de cette étude est ce qui fait que le nom de Juif qu'ils se donnent n'est pas, à leurs propres yeux, un flatus vocis. Pieux ou agnostiques, instruits ou non dans le Talmud, ils tiennent tous que ce nom n'est pas né avec eux, ni avec leurs parents, ni avec les lois anti-juives, ni avec l'Affaire Dreyfus, ni avec les pogromes etc. Qu'il n'est pas réductible à quelques souvenirs de yiddish ou de cuisine d'Europe centrale.
En référant la persistance du nom juif à l'étude pharisienne, je retrouve une déclaration explicite de Freud, dans Moïse et le monothéisme (Folio, p. 214); Max Weber, en conclusion du Judaïsme antique, s'exprime en sens comparable. Je ne suis donc pas le seul matérialiste à avoir dit ce que je dis. J'ajoute que ce type de proposition est le seul qui permette à un matérialiste aujourd'hui de ne pas se trouver ramené au racisme – qu'il s'agisse du racisme du génotype (version IIIe Reich) ou du racisme du phénotype (version Giraudoux).
Je suis tout à fait prêt à admettre qu'il est d'autres études que l'étude juive. Dans la discussion que j'avais eue précédemment avec Catherine Kintzler, je lui faisais valoir, non sans quelque ironie, que les professeurs de philosophie croient bien souvent qu'à travers eux continue un exercice discursif né à Athènes au Ve s. avant JC. Le support matériel de cette continuation est assuré par l'étude de quelques textes, dont la liste est variable, mais autour d'un noyau relativement stable. Appelons cela l'étude philosophique. Je rappelle qu'en certaines occasions encore récentes, son maintien a été remis en cause. Aux yeux de ceux qui combattirent pour défendre l'étude philosophique, il y allait de la survie de la philosophie elle-même. Ce rappel étant fait, je soulignais aussi que la structure de la persistance était fort différente de ce qui se propose dans l'étude pharisienne : le sujet qui se dit philosophe trouve ce nom hors de lui, dans une étude qui lui est antérieure et lui sera postérieure, mais ce nom, il se le donne à lui-même et ne le doit à personne d'autre que lui-même. A moins de croire que le jury d'agrégation ou le CNU fonctionnent in loco parentis.
A présent, Catherine Kintzler fait valoir que la République française, elle aussi, persiste par une étude; je serais le dernier à y contredire; j'ai le vague souvenir de m'être exprimé en ce sens, il y a un quart de siècle. Il serait sans doute opportun de construire le programme d'une "étude française", dont le maintien et le renforcement seraient plus que nécessaires au maintien des libertés républicaines. Mais il y a une différence : la République n'a pas l'étude pour seul support matériel; elle a une langue, un territoire, des institutions. Aucun de ces divers supports ne saurait lui être retiré sans affecter son existence. Il faudrait être bien naïf pour croire que la République pourrait continuer longtemps, alors qu'elle n'aurait plus que l'étude pour s'affirmer, mais ni langue, ni territoire, ni institutions. Il est vrai que je ne connais personne qui croie cela; la plupart de ceux qui s'en prennent à l'étude française s'en prennent aussi aux autres supports matériels (cf. Le Monde). Mais mon observation demeure : quand il s'agit de la République, l'étude, mais pas l'étude seule.
En revanche, le nom juif a pour seul support matériel indispensable de sa persistance la persistance de l'étude juive. Si cela lui était retiré (ce qui est objectivement possible; les témoins pensent que l'interruption a manqué de se produire après la Seconde guerre), l'effacement aurait lieu, même si l'état d'Israël par ailleurs continuait, dans des frontières sûres et reconnues. Car enfin, Juifs et Israéliens, ce n'est pas le même nom. Quand un vieillard meurt en Afrique, une bibliothèque disparaît, dit-on; pour le nom de Juif, la proposition se renverse; si l'étude pharisienne devait prendre fin, alors on pourrait dire des Juifs du monde comme Spinoza, des Juifs d'Espagne : “peu de temps après, rien d’eux ne subsistait, non pas même le souvenir”.
© Jean-Claude Milner
Voir la Première partie : Les distinctions nécessaires : sur le "tout", sur les Lumières
Voir l'article de C. Kintzler "Lecture et commentaire du livre de Jean-Claude Milner Les Penchants criminels de l'Europe démocratique".
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[Note ajoutée par CK.] Paru en mars 2006 : Elisabeth de Fontenay, Une tout autre histoire. Questions à Jean-François Lyotard (Fayard) [voir sur Amazon]. Présentation :