6 avril 1970 1 06 /04 /avril /1970 01:00

Dossier Jean-Jacques Rousseau, musique, langage, morale et politique (1)
Esthétique et morale
par Catherine Kintzler  (en ligne le 18 mars 2006)

Ce texte ouvre une série d'articles consacrés aux rapports entre musique, langage, politique et morale dans la pensée de J.-J. Rousseau. Il a été publié par Le Magazine Littéraire en 1997. On en trouve une version plus développée dans la présentation à l'Essai sur l'origine des langues (éd. GF) Voir sur Amazon


Inaugurale, la pensée esthétique de J.-J. Rousseau installe une conception de l'art qui est devenue notre évidence, notre pensée naturelle -l'idée selon laquelle l'art a pour fonction d'exprimer un état ineffable des passions humaines. Plus généralement et en se vulgarisant, cette conception entraîne ce que nous appelons une culture, fondée sur la notion de moralité. Ce faisant, Rousseau donne sa légitimité à l'anti-matérialisme et à l'anti-rationalisme qui sévissent encore aujourd'hui en matière esthétique. Dans cette opération, la musique joue un rôle décisif, placée par Rousseau en position d'art-pilote et de modèle représentant l'immatérialité, l'authenticité et la spiritualité du monde moral dont le schème est une voix intérieure.

Mais cette inauguration s'autorise d'un renversement. Rousseau retourne comme un gant l'un des plus imposants édifices esthétiques jamais construits et pensés. Il s'agit de l'esthétique classique française, esthétique de la matière et des raisons, esthétique à modèle littéraire et poétique au sein de laquelle la musique avait cependant conquis une place de plein droit sous la forme magnifique et tapageuse de l'opéra merveilleux. Si la France sort de son splendide isolement et s'aligne sur l'Europe à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c'est la faute à Rousseau.
A la fois système et contre-système, la pensée esthétique de Rousseau a l'ampleur des grandes théories. C'est une philosophie, avec sa logique - celle de la transparence -, avec sa cosmologie, son système de la nature et son anthropologie - le dualisme entre monde physico-rationnel et monde éthico-passionnel -, avec son éthique - celle de la régénération. Mais, à la différence des esthétiques générales, elle se construit comme une esthétique d'objet, soucieuse du détail. Cet objet, privilégié entre tous, c'est la musique.
De ce dispositif, les articles de l'Encyclopédie forment le premier jalon. Mais, pour en saisir la cohérence, il faut se donner un ensemble de textes plus vaste : la Lettre sur la Musique française, la Lettre à d'Alembert sur les spectacles, et surtout l'Essai sur l'Origine des langues. A l'autre extrémité du parcours, on retrouve les articles de l'Encyclopédie, remaniés et complétés dans le Dictionnaire de Musique. Signe, peut-être, de l'inachèvement de cette pensée. L'esthétique de Rousseau, bien qu'elle soit analogue à sa politique, n'a jamais connu son Contrat social.

Dans ce dispositif critique et thématique fondateur d'une culture spiritualiste, la musique occupe une place centrale. Pourquoi ?
Le raisonnement de Rousseau est simple: l'aveuglement des penseurs classiques (dont Rameau est à la fois le représentant et la caricature) consiste à n'avoir pas su penser l'effet musical comme un effet signifiant, un phénomène profondément moral. La musique ne produit d'effet que sur les hommes parce que seuls les hommes sont des êtres qui parlent : c'est de là qu'il faut partir.

Bien que la pensée classique ait soupçonné le rapport étroit qui unit musique et phénomènes signifiants, elle n'a pu le saisir qu'en le matérialisant et en l'intellectualisant. Le modèle lullyste, qui s'efforce d'articuler musique et langue, n'aboutit au mieux qu'à une mécanique de leurs relations. Le modèle ramiste, qui croit épuiser la musique en déployant ses composantes abstraites, se crispe sur une vision intellectuelle et matérielle, vision exacte certes, mais incomplète. Rameau se trompe en croyant que la musique se réduit à un ensemble ordonné de vibrations calculables : il est victime de l'illusion harmoniste. Symétriques et renvoyées dos à dos, les deux grandes figures de la musique française ont en partage une forme de fétichisme : elles adorent la matière et ses articulations, elles idolâtrent le monde physique.

Ni rationnel, ni matériel, irréductible à une grammaire ou à une harmonie, l'effet de sens est moral et tient à la spécificité de la nature humaine. C'est sur la notion de parole qu'il faut se pencher si l'on veut comprendre quelque chose à la musique, et non sur l'analyse du corps sonore : voilà pourquoi la réflexion sur les langues fournit son appui à la théorie esthétique.
Mais, loin de se donner l'organisation des langues comme objet, il s'agit, pour dégager le noyau profond qui fait qu'elles parlent, de remonter à un phénomène originaire et commun à toutes. On est ainsi conduit à supposer un langage primitif, fiction philosophique fonctionnant comme l'archétype de tout effet parlant. Alors s'effectue le déplacement par lequel Rousseau rompt avec la pensée classique: le principe actif rendant compte des effets de signification est à chercher dans une donnée immatérielle.
Le signe passionné fournit seul aux langues et à la musique leur force et leur énergie. Le schème qui porte la trace de cette immatérialité est la voix, phénomène "pneumatique" inarticulé et accentué. "Les oiseaux sifflent, l'homme seul chante" : la césure qui partage l'univers rousseauiste en monde matériel et monde moral, monde rationnel des calculs et monde psychique des passions, monde des alphabets et monde des hiéroglyphes, monde des articulations et monde des accents, cette césure inlassablement et passionnément répétée dans l'Essai sur l'Origine des langues a pour centre de gravité celle que l'Encyclopédie mit d'abord en place : harmonie / mélodie.

L'opposition matricielle entre harmonie et mélodie entraîne avec elle une théorie de la vérité et une ontologie. Dans ses conséquences, elle s'accorde avec le programme de régénération politique et morale dont la Lettre à d'Alembert sur les spectacles présente la version sombre, rudement réglée sur le fantasme lacédémonien, et dont le Contrat social est la version éclairée et apollinienne.
Alors, à partir de la musique, c'est toute l'esthétique classique et toute une pensée qui, de proche en proche, se trouvent à la fois récusées et révélées. La musique française, l'opéra, le théâtre classique, tous ces joyaux d'une pensée somptueuse, chargée de matière et de concepts, d'une pensée qui exaltait la fiction (médiation nécessaire à la vérité), toutes ces valeurs, aménité, politesse, élégance, urbanité, raffinement, incarnées dans les cartésiens de la seconde génération, hautains, insolents et spirituels, les Fontenelle, les Voltaire, les Rameau, tout cela, dans un grand élan qui a quelque chose de platonicien, est dénoncé et démasqué.
Parce qu'il se méfie de la matière et des raisons, parce qu'il veut être l'apôtre de la transparence et de l'intériorité, qui purgera le beau de ses dimensions matérielles et intellectuelles, Rousseau se retire dans un monde d'où l'esthétique classique lui apparaît comme le dernier mot et l'épuisement d'une pensée dépourvue de spiritualité parce que trop chargée d'esprit.
Voilà pourquoi Rousseau est le père de bien des évidences modernes en matière esthétique, évidences spiritualistes qui ont installé cette étrange aversion que les Français vouent à leur propre musique et cette étrange défiance qu'ils nourrissent à l'égard de leur propre théâtre. Ces évidences, réduites maintenant à des lieux communs anti-intellectualistes, le mélomane "branché" s'en délecte, un casque sur les oreilles ou dans le fond d'une loge d'opéra. Prise en son point de vulgarité, la philosophie des salles de concert ne se distingue pas de celle du walkman. Toutes deux en effet croient à l'existence d'une musique unique, mythe pré-babélien dont la fête indistincte et planétaire célèbre les vertus fusionnantes, en un déferlement de moralité, de sociabilité et de bons sentiments - les hommes s'entendent si bien dès qu'ils cessent de parler des langues distinctes et articulées, dès qu'ils abandonnent le concept diviseur !

Pourtant, trois éléments permettront d'arracher la pensée de Rousseau à cette sommaire et réductrice descendance.
1° Rousseau a cultivé son aversion pour la pensée et l'esthétique classiques françaises à un point extrême, précisément le point où elle se transforme en intellectualité. Fossoyeur de la pensée classique, il en est aussi le révélateur, l'archiviste et le conservateur.
2° Sa réflexion esthétique passe par des voies raffinées, complexes et quelquefois retorses.
Elle n'est pas elle-même une pensée sommaire procédant par masses et par approximations. Depuis Aristote et sa Poétique, la philosophie de l'art n'a jamais mobilisé un tel détail, n'a jamais recouru à une telle profusion de connaissances précises et techniques. Aucune réflexion esthétique ultérieure, y compris celle de Hegel, ne prendra ses objets avec autant de sérieux et de compétence. En outre, elle reste dépendante de ce qu'elle honnit et a besoin de ceux qu'elle se donne pour cible. Ce fut le cas pour les lullystes, dont Rousseau reprend les arguments en 1753 pour les retourner contre la musique française. Ce fut le cas -et cela est moins connu- pour l'abbé Dubos, penseur empiriste et ultra-mécaniste : la lecture rousseauiste accrédite encore un gigantesque contresens, qui fait de Dubos le précurseur de l'esthétique intimiste.
3° Bien que la pensée esthétique de Rousseau ait souvent donné naissance à un anti-rationalisme, elle est cependant parfaitement compatible avec la forme du rationalisme qui caractérise les Lumières. Le XVIIe et le XVIIIe siècle virent en effet se succéder deux formes distinctes de rationalisme.
Le rationalisme flamboyant de l'âge classique à modèle cartésien et mathématique, contrairement à ce qu'on entend parfois, s'accompagne d'une très riche pensée des possibles. C'est une réflexion friande de métaphysique et dont une des versions esthétiques est déployée dans la théorie cornélienne de la vraisemblance. On oublie trop souvent que cette théorie, trop rationnelle pour être raisonnable, fonde toute la poétique du merveilleux dont l'opéra va s'emparer. C'est à ce rationalisme fécond en produits imaginaires et romanesques que Rousseau s'en prend.
En revanche la pensée de Rousseau s'accorde avec le rationalisme des Lumières à modèle expérimental et en révèle le versant esthético-politique. Progrès en matière scientifique, cet esprit expérimental s'accompagne d'un mouvement d'appauvrissement poétique -abandon de la mythologie, critique du merveilleux, exigence de réalisme et de simplification- dont le théâtre bourgeois et larmoyant, le "genre dramatique sérieux" sont les fruits les plus connus. Alors que le théâtre classique supposait qu'on ne peut identifier l'humanité qu'à des héros exemplaires qui ne nous ressemblent pas (à qui il arrive ce qui ne nous arrivera jamais et qui osent vivre ce que nous n'osons pas nous avouer), on se reconnaît désormais dans les personnages du théâtre précisément parce qu'ils nous ressemblent, personnages ordinaires et quotidiens. La théorie classique de l'éloignement est remplacée par une pensée de la proximité dont pourrait bien être issu l'actuel pathos des banlieues.

Retrouvant les accents des rigoristes du XVIIe siècle, Rousseau va jusqu'au bout de cette logique de l'austérité et de l'authenticité en abolissant le théâtre dans la fête populaire, moment de communion ultime où le spectacle s'évanouit, puisque ce sont les spectateurs eux-mêmes qui en forment l'objet. C'est alors que la fiction opaque, mensongère et signe d'éloignement s'efface devant la vérité d'un peuple spectateur de lui-même, voué à la proximité fraternelle et à la transparence d'un univers de moralité.

© Catherine Kintzler et Le Magazine littéraire

Lire la suite du dossier Rousseau :
2a - Musique, voix, intériorité et subjectivité (1re partie)
2b - Musique, voix, intériorité et subjectivité (2e partie)
et l'article sur la critique du théâtre :
Deux grandes critiques du théâtre : Bossuet, Nicole et Rousseau

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