3 avril 1970 5 03 /04 /avril /1970 01:00

Dossier Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau
Présentation de l’ouvrage de C. Kintzler

par Pierre Macherey              (en ligne le 4 mars 2006)

 

Pierre Macherey a donné cette conférence à l'Université de Lille-III le 8 décembre 1994. Je le remercie, ainsi que l'UMR "Savoirs, textes, langage" de me permettre de reprendre ce texte à l'occasion de la publication de la seconde édition de mon livre (Minerve, 2006).
La pagination a été actualisée pour renvoyer à cette seconde édition. Les intertitres sont de moi.
On trouve ce texte en ligne sur la page du séminaire de Pierre Macherey "La Philosophie au sens large" (cliquer sur le lien: "annexe") au sein du site de l'UMR "Savoirs, textes, langage".

Voir dans le même dossier l'article de François Regnault "En quoi nous sommes encore romantiques"

Sommaire de l'article :



L’ouvrage de Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau (Paris, 1991 et 2006, éd. Minerve) se prête simultanément à plusieurs types de lectures correspondant aux différents niveaux d’analyse qu’il développe. A un premier niveau, il présente l’étude d’un “objet” spécifique, historiquement situé et constitué : le théâtre lyrique français de l’époque classique, coïncidant avec la mise en place des éléments d’un style esthétique nouveau fondé sur une combinaison originale entre parole et musique, dont il montre la formation et suit l’évolution de Lully à Rameau. Cet objet est envisagé principalement sous l’angle des débats théoriques auxquels il a donné lieu, débats qui n’ont pas seulement doublé et commenté son histoire en l’accompagnant, mais ont joué directement un rôle dans celle-ci, en en impulsant et en en infléchissant la dynamique : est ainsi posée, à un second niveau, une question plus générale, qui est de savoir jusqu’à quel point la réflexion critique appliquée à une forme esthétique, réflexion qui prend nécessairement une forme raisonnée, est consubstantielle à la constitution de cette forme ou lui demeure extérieure. On est ainsi conduit à s’interroger sur les conditions de possibilité de l’objet esthétique considéré comme tel, et sur la nature de la forme de connaissance qui peut lui être consacrée. Or cette question se développe elle-même sur un troisième niveau qui est celui, non d’une science de l’art, au sens de la connaissance réglée d’un objet dont la nature est strictement délimitée par ses conditions d’existence telles qu’elles sont réfléchies dans sa théorie, mais d’une véritable philosophie de l’art, qui pose en particulier le problème du rapport de l’art à la connaissance ; sont alors en jeu les conditions d’un accès esthétique à la vérité, qui élève les productions esthétiques, et les “formes symboliques” dont elles relèvent en dernière instance, au rang de figures de connaissance, dont la nécessité est fondamentalement théorique, et relève ainsi d’une appréhension philosophique. C’est dans ce sens que, dès l’introduction de son livre, C. Kintzler affirme que “penser un objet esthétique oblige à penser une philosophie entière” (p. 9), car “on ne peut pas se donner l’objet esthétique lui-même comme objet théorique sans faire de l’esthétique une théorie philosophique complète” (p. 23-24).


Un système de formes symboliques ?

 On pourrait à cette occasion formuler une première question, d’ordre très général. On sait que le concept de forme symbolique a été emprunté par Panofsky à Cassirer. Or la philosophie des formes symboliques de Cassirer se propose d’étendre à l’ensemble des fonctions de l’esprit, au nombre desquelles en premier lieu le langage, une hypothèse d’inspiration kantienne, celle du primat de la forme de l’activité spirituelle sur le contenu auquel elle s’applique en lui imposant son propre mode de structuration. Dans l’ouvrage de Catherine Kintzler la référence à Kant, - précisons : au Kant de la première Critique et non à celui de la troisième -, est constante : elle se propose en effet d’interroger un objet emprunté à l’histoire de la culture, l’opéra, sur ses conditions de possibilité, de manière à montrer comment ses diverses réalisations se règlent sur un modèle formel qui en détermine a priori la structure, à la manière d’un “transcendantal”. Il s’agit ainsi de délimiter un domaine d’intervention et de création, un champ esthétique soumis à un type donné de règles, qui fonctionne comme une sorte d’a priori historique, pour reprendre le terme de Foucault, dont l’entreprise s’inscrit aussi pour une part dans la postérité philosophique du kantisme de Cassirer. Pour formuler les orientations générales de sa démarche, Catherine Kintzler utilise le terme un peu étrange d’esthémé, qu’elle forge sur le modèle de l’épistémé de Foucault.  On peut se demander s’il y a plus ou autre chose dans ce concept que dans celui de “forme symbolique”, qui tente lui aussi, l’usage qu’en a fait Panofsky en témoigne exemplairement, d’effectuer la synthèse entre le point de vue de la structure et celui de l’histoire.

Cependant il ne faudrait pas croire que l’objet sur lequel travaille Catherine Kintzler, la forme de l’opéra classique français, constitue seulement un prétexte, une occasion pour développer cette réflexion philosophique à caractère général dont les conclusions pourraient être automatiquement étendues à d’autres domaines empiriques : car cette réflexion est dégagée d’une analyse détaillée des conditions dans lesquelles l’objet auquel elle s’applique au départ a été produit et réfléchi par ceux qui en ont été les initiateurs, et c’est une connaissance entre toutes précise et exigeante de cet objet, appréhendé dans sa spécificité, qui rend possible l’élucidation des rapports que des objets esthétiques entretiennent avec des modes de structuration qui ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui ordonnent la connaissance. Il faut donc, pour maîtriser la signification des thèses proprement philosophiques qui viennent d’être évoquées, reprendre le parcours complexe suivi dans l’ensemble de l’ouvrage, pour en dégager les principales articulations.
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Un rapport de l'art à la vérité


L’ouvrage de Catherine Kintzler est intitulé Poétique de l’Opéra français de Corneille à Rousseau et non « Esthétique de l’Opéra français de Lully à Rameau ». Ce choix est guidé par une intention théorique, dont le premier effet est de déplacer le point d’application de la réflexion traditionnellement consacrée à des objets esthétiques ; et ce déplacement suppose lui-même une redéfinition du théâtre lyrique, et au-delà du cas particulier de celui-ci, de l’oeuvre d’art et de sa nature, qui amène à les penser autrement et à les situer sur un autre terrain que ne le fait l’esthétique au sens traditionnel, dont le concept, construit à la fin du XVIIIe siècle à la suite de Baumgarten et de Kant, tend à  soumettre les oeuvres d’art à un jugement de goût complètement indépendant des procédures propres à l’ordre de la connaissance.

Qu’est-ce en effet qu’une “poétique”, démarche dont la tradition remonte à Aristote et a fait l’objet d’une étonnante résurrection à l’âge classique ? C’est la mise en place d’un système de normes rationnelles qui font qu’un auteur dramatique “travaille installé dans un système poétique qui quadrille le terrain et rend sa tâche claire à ses propres yeux” (p. 166) : c’est donc “un outil intellectuel rendant possible la production poétique, une forme de pensée régulatrice sur laquelle le poète prend ses mesures” (p. 166). Ce système ne se limite pas à la détermination d’un ensemble de règles techniques de fabrication, c’est-à-dire de recettes conventionnelles, mais il définit l’allure générale d’un programme concerté, dont la structure fait l’objet d’une construction préalable à sa mise en oeuvre et relativement indépendante de celle-ci. Dans le cas du théâtre, dramatique ou lyrique, cette poétique prend la forme d’une théorie raisonnée de la fiction : cette théorie fixe en général les conditions de ce qui peut être montré sur un théâtre, en rapport avec une norme générale qui est celle du vraisemblable.

Ainsi se noue un rapport entre représentation et vérité, qui ne se laisse pas interpréter à partir des seuls critères “esthétiques” du beau, puisqu’à travers le jeu de fictions il développe une réflexion de fond sur la nature des choses : dans le cas de la tragédie, cette vérité est celle des passions, vérité que le théâtre montre dans la mesure où précisément elle ne se laisse montrer que sur un théâtre. On peut dire qu’ainsi le théâtre exhibe le réel en le stylisant, c’est-à-dire en le présentant dans une forme qui révèle son être en l’altérant, littéralement en le déformant : “La fiction théâtrale a ici la double vertu de déréaliser et de renforcer, d’élaguer et de souligner. Confrontée par la fiction à des vérités qui lui seraient insupportables sans l’appareil de l’art, l’âme éprouve de l’agrément en reconnaissant le vrai, et elle jouit en outre de sa propre force à les surmonter : telle est la genèse de l’orgueilleux plaisir que se propose de produire la tragédie” (p. 103).

La poétique qui fait de la pratique du théâtre un art concerté et raisonné est ainsi, au-delà d’une réflexion à caractère pragmatique sur la bonne manière de répliquer le réel en le représentant, une pensée sur la nature essentielle du réel, pensée qui définit  cette nature en la ramenant aux conditions propres à l’ordre du représentable : et là est la véritable signification de la théorie classique de l’imitation, qui consiste à faire apparaître que la vérité du réel consiste précisément dans cette propriété qu’il a de se replier sur lui-même en se redoublant, en s’imitant, selon un processus d’ordre ontologique et non seulement technique. On voit par là comment dans cette pratique du théâtre est d’emblée investie une philosophie, qui est précisément la philosophie de l’âge classique, telle que Foucault l’a par ailleurs analysée dans Les Mots et les choses en montrant qu’elle se ramène à une théorie de “la représentation redoublée”. En expliquant que le théâtre lyrique français s’appuie en dernière instance sur une telle poétique, dont le modèle d’origine aristotélicienne a été réactualisé par Corneille, Catherine Kintzler, à contre-courant du discours contemporain sur le “baroque” dont elle dénonce implicitement le caractère confusionnel, restitue à cette forme artistique sa dimension constitutionnellement classique: celle d’un art raisonné fondé sur une doctrine cohérente de la représentation du réel qui est aussi une doctrine du réel comme représentation ou comme objet d’une représentation possible.

Avant d’aller plus loin, il est possible de poser à ce propos une nouvelle question. La doctrine raisonnée du théâtre qui, de Corneille à Rousseau, fonde un certain rapport de l’art à la vérité, se laisse appréhender à travers le discours réflexif qui lui est consacré dans le cadre d’une littérature spécifique spécialisée dans le commentaire et la discussion des règles de la pratique du théâtre, commentaire et discussion proposés au fur et à mesure que cette pratique se déroule : “Pour atteindre et reconstituer ce moment intellectuel, il ne suffit pas d’examiner l’histoire du théâtre, celle des représentations, ni de s’en tenir à l’histoire comparée des textes poétiques. Il faut encore examiner les textes théoriques et les commentaires qui jalonnent cette histoire et éclairent les structures issues de l’analyse comparée. C’est en effet dans ces textes que se révèlent les constructions et le fonctionnement des idées poétiques sur lesquelles se règlent les auteurs et les spectateurs” (p. 167). Mais le problème n’est-il pas justement de savoir si ces textes théoriques révèlent directement, sans l’interpréter de manière biaisée, le contenu intellectuel dont ils sont indiscutablement les symptômes ? Que l’âge classique ait élaboré une certaine théorie de la représentation reflétant la conscience de l’ordre intellectuel qui soutient et organise sa vision du monde n’implique pas qu’il y ait totale adéquation entre ces idées telles qu’elles s’exposent dans des textes à caractère réflexif et la manière dont elles ont fonctionné en pratique, investies dans des objets, les représentations proprement dites, dont elles ont très bien pu déformer la réalité en la réfléchissant. Est-il légitime de lire l’histoire du théâtre et de l’opéra classique uniquement, ou principalement, à travers le prisme de ses critiques, de ses commentateurs, de ses théoriciens, de ses apologistes et de ses détracteurs, en tenant pour strictement équivalents la réalité du théâtre et l’opéra classiques appréhendés dans leur nature essentielle et les discours qui ont été tenus à  leur sujet ? Ne faudrait-il pas dire au contraire que ce discours qui  prétend fonder ontologiquement et éthiquement l’entreprise d’une représentation du monde développe ainsi une idéologie de la représentation qui n’est pas, du moins entièrement, conforme nécessairement à la nature effective de l’objet dont elle construit une image en élaborant les critères de sa légitimation d’une façon qui reste jusqu’à un certain point décalée par rapport à cette nature ? [Haut de la page]

 


La musique, la danse et l'ordre du merveilleux


Les réflexions qui viennent d’être proposées autour du thème général de la poétique ont placé sur un même plan les problèmes du théâtre et ceux de l’opéra, en ne faisant aucune différence entre représentation parlée et représentation chantée (et aussi, dans certains cas, dansée). Il s’agit à présent de comprendre comment, dans le cadre d’une poétique élaborée dans la perspective du théâtre proprement dit, ont été introduits ces éléments nouveaux, la musique et la danse, qui, à la fois, en ont exploité certaines possibilités et en ont perturbé l’économie globale, en même temps que la tragédie devenait tragédie lyrique, suivant le mouvement d’une évolution qui, comme le montre Catherine Kintzler, est propre à l’histoire française de l’opéra. Cette évolution est celle qui, dans un système réservé à la représentation du vraisemblable a introduit la référence à ce qui, en première apparence, se situe en opposition aux règles de la vraisemblance : l’ordre du merveilleux, dont le concept définit centralement le monde enchanté de l’opéra classique. Or, selon Catherine Kintzler, le paradoxe de l’histoire française de cette  forme esthétique singulière qu’est l’opéra est que, contre toute attente, cette introduction s’est effectuée dans la forme non d’une rupture mais d’une continuité : le merveilleux est lui-même devenu objet de représentation en se soumettant à des critères qui sont ceux du vraisemblable, tels qu’ils avaient été mis au point en vue des situations propres au théâtre parlé et en se glissant dans le modèle formel élaboré spécifiquement à leur intention; et c’est précisément pour rendre possible ce passage continu qu’a été inventée la forme intermédiaire, particulièrement développée par l’opéra français, du récitatif, qui superpose des modèles d’éloquence proprement musicale et lyrique à la rhétorique du discours tragique, à mi-chemin de la parole et du chant.


Pour le dire simplement, l’opéra a soumis à des règles de vérité des contenus qui, par nature, sont en eux-mêmes de l’ordre du non vrai: les fables des bergers et des pastourelles, les légendes des dieux et des démons, qui relèvent indiscutablement de l’ordre de la pure fiction, d’une surnaturalité frivole, sans aucuns corrélats dans le réel, et cependant susceptible d’une représentation réglée et concertée, soumise aux mêmes normes que celles qui, dans la tragédie proprement dite, commandent la représentation du réel ou supposé tel, car à notre point de vue la Cléopâtre de Corneille n’est pas davantage réelle que la Cybèle de Quinault mise en musique par Lully. De là une antinomie, qui est ainsi formulée à propos de l’examen consacré par Perrault à l’Alceste de Quinault et de Lully : “percevoir l’opéra à la fois comme absolument indépendant du théâtre et lié aux lois du théâtre” (p. 207). Dans ces conditions, on comprend quel problème est spécifiquement posé au compositeur d’opéra : comment faire remplir à la musique un rôle dramatique, c’est-à-dire réaliser un théâtre de musique ou une musique de théâtre qui ne soit pas seulement de la musique au théâtre ou une musique jouée sur un théâtre ? “Il faut trouver le moyen d’incorporer les ingrédients de l’opéra à la structure même de l’oeuvre théâtrale, de leur donner une fonction poétique à part entière” (p. 154). “Cela revient à dire que la fonction poétique de la musique se pense dans son rapport à la langue. C’est dans sa manière de traiter la langue et de se présenter comme une langue que la musique peut conquérir la fonction poétique dont l’opéra a besoin” (p. 155).

Ouvrons ici une parenthèse : le problème qui vient d’être soulevé a sans doute été posé antérieurement à l’expérience du théâtre lyrique français, à la fin du XVIe siècle, en Italie, au moment où a été défini dans des cercles florentins le nouveau “style représentatif” qui a conduit un musicien comme Monteverdi de repenser sur de nouvelles bases la pratique du madrigal ; la question était alors de savoir comment s’y prendre pour mettre en musique des paroles de telle manière qu’elles continuent, une fois mises en musique, à être comprises comme des paroles, ce que les perfectionnements de la polyphonie à la fin du Moyen-Age et de la Renaissance avaient précisément rendu impossible. Et ce, même problème a traversé les siècles, puisqu’on le retrouve encore, présenté dans des termes comparables, dans des oeuvres très proches de nous comme Capriccio de Strauss ou Moïse et Aaron de Schoenberg, où l’alternative de la parole et de la musique est traitée comme thème principal, le sujet d’une action dramatique et opératique. Ce problème est certainement au centre de l’entreprise wagnérienne en vue de réaliser “l’oeuvre d’art totale”, sur laquelle il est intéressant de s’arrêter un peu : celle-ci effectue la combinaison de la musique et de la parole à partir de l’hypothèse que la musique est elle-même une langue, une autre langue, qui s’insinue dans les lacunes de la parole, dont elle exprime en quelque sorte les non-dits, à la manière d’un langage de l’inconscient qui double en les démentant les propos avoués de la conscience. Ainsi, dans la perspective de Wagner, qui serait finalement assez proche de celle de Brecht, la parole et la musique, plutôt qu’elles ne se complètent harmonieusement, sont en permanence en conflit, et l’opéra n’est lui-même rien d’autre que le théâtre de ce conflit, qui s’inscrit dans la perspective d’une esthétique de la distanciation et de la rupture. [Haut de la page]


Le rapport à la langue : tout dire

Ce petit détour n’était pas tout à fait inutile, car il permet de comprendre ce qui fait la spécificité de la forme de l’opéra classique français : celle-ci articule le langage parlé et le langage chanté ou dansé selon un ordre qui n’est celui de la complémentarité de la distance et de la rupture, mais celui de la proximité et de la continuité. Ceci suppose que tous ces langages disent au fond la même chose, leur accord étant précisément fondé sur la communauté de leur contenu représentatif, tel qu’il est déterminé par les critères généraux de la vraisemblance, qui fondent leur prétention à exprimer une réalité dans les traits essentiels qui la constituent en profondeur. Pour reprendre les catégories qui viennent d’être utilisées en vue de caractériser l’entreprise wagnérienne dans ce qu’elle a précisément d’opposé à l’esprit du classicisme, disons que le modèle classique exclut et efface toute référence à un non-dit, le propre de l’expression tragique ou lyrique consistant dans sa faculté de tout dire, et de dire le tout de son objet en le représentant selon la forme qui le constitue en objet de représentation.


Cette solution classique au problème du rapport entre parole, musique et danse a été élaborée, explique Catherine Kintzler, entre 1659 et 1765. C’est au cours de cette période de près d’un siècle qu’a été défini, en pratique et en théorie, un modèle de représentation opératique cohérent, dont la cohérence n’exclut pas toutefois la diversité : disons qu’il s’agit d’une forme à géométrie variable, ouvrant la possibilité de solutions différentes, voire même contradictoires, à un problème identifié et formulé une fois pour toutes à partir de la théorie de la vraisemblance et des règles que celle-ci impose. Pour mettre en évidence la variété de ces solutions, limitons-nous aux exemples de Lully et de Rameau, dont la confrontation a donné lieu à un célèbre et véhément débat au cours du XVIIIe siècle. Ce débat est intéressant en particulier parce qu’il évoque très directement celui qui, à une autre époque, et dans un tout autre domaine de la production artistique, a opposé les tenants de l’art figuratif et ceux de l’art abstrait.

Lully est dans le domaine de l’opéra le représentant par excellence d’une esthétique figurative, au point de vue de laquelle le langage de l’art se ramène à un système de signes évoquant directement ou indirectement un référent, que cette évocation procède d’une reproduction ou d’une symbolisation conventionnelle: et ainsi la mise au point de cette forme expressive suppose que “la production de sens est l’effet d’une sorte de correspondance bi-univoque entre son et signification” (p. 322), donc entre musique et parole. Or la tentative de Rameau s’explique par la remise en question de ce présupposé : elle introduit ainsi dans la forme de l’opéra classique une dimension nouvelle, celle d’une expression qu’on peut dire abstraite, dont les signes ne renvoient qu’à eux-mêmes et obéissent à une logique interne dont la cohérence est indépendante de tout rapport à un contenu extérieur ; cette cohérence est celle de l’harmonie musicale dont il a complètement repensé le système. “Rameau est le premier à affirmer et à soutenir dans toutes ses conséquences que la musique existe à titre d’objet autonome. Il n’est nul besoin pour la définir de passer par une référence qui la subordonnerait à autre chose qu’elle-même : elle contient en elle sa raison d’être, sa raison d’être connue et sa raison d’être entendue. Ce qui dans la catégorisation de l’âge classique doit se traduire par la thèse: la musique est nature” (p. 329). La musique est nature: entendons qu’elle est une nature en soi, dont les traits immanents définissent, non tel ou tel contenu particulier qu’elle “signifierait”, mais la nature même des choses dont elle constitue l’étoffe. De ce point de vue l’entreprise de Rameau est à la musique un peu ce que celle de Mondrian est à la peinture, le choix d’une expression non-figurative, chez l’un comme chez l’autre, exprimant l’idée que l’art doit, plutôt que représenter des choses en particulier, dire l’essence du monde, en tant qu’elle est en profondeur picturale ou musicale. Il est tout à fait intéressant de voir que Rameau, à la fin de sa vie, est allé jusqu’au bout de cette idée, qu’il a développée dans la forme d’une véritable philosophie de la nature, en posant que les rapports de l’harmonie musicale sont constitutifs de l’ordre réel des choses dont ils  donnent la véritable connaissance. [Haut de la page]


La remise en question de l'opéra français : une nouvelle esthétique

Ceci permet du même coup de comprendre comment la forme de l’opéra classique s’est défaite : non pas sous le coup d’attaques extérieures à sa pratique, mais suivant la logique interne de son développement. En substituant à la conception lullyste d’une figuration musicale propre à la tragédie lyrique celle d’une musicalité pure détachée de tout souci de signification extérieure à son ordre, Rameau préparait la remise en question radicale de la forme de l’opéra qui a été effectuée par Rousseau. Cette remise en question procède sur le fond d’une réflexion sur le langage et sur ce que celui-ci a à dire: non pas du tout la nature des choses en tant que celle-ci est une nature objective, susceptible comme telle d’être représentée, mais la réalité offusquée par la culture d’un monde intérieur vrai, dont l’étoffe purement mentale est directement accessible par la musique, sans passer par les intermédiaires de la représentation. C’est ainsi que, selon Catherine Kintzler, “Rousseau, en voulant penser la musique, montre comment le classicisme est philosophiquement construit. Par là il se propose de le détruire et il le fait” (p. 349). Alors le moment est venu pour que se déploie une nouvelle forme de l’esthétique, qui serait celle de l’art romantique, fondé sur de tout autres présupposés philosophiques que ceux de l’art classique. On aimerait, et ce serait la dernière question qu’on pourrait lui poser, que Catherine Kintzler en dise plus sur ces nouveaux présupposés, et en particulier qu’elle explique s’ils sont ou non raisonnés et structurés, comme le sont, même si c’est d’une autre manière, ceux propres à l’âge classique.

© Pierre Macherey

Voir dans le même dossier l'article de François Regnault "En quoi nous sommes encore romantiques".
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