3 juillet 1970 5 03 /07 /juillet /1970 10:25
L'école sabbatique
Réflexions sur la "libération" du samedi matin

par Tristan Béal

En ligne le 3 septembre 2008

La suppression de l’école le samedi matin n’est pas seulement un prétexte pour rendre les enfants à la vie familiale : avec l’aumône de deux heures de « soutien » aux « élèves en difficulté » (dont le dispositif est pour le moins problématique), elle poursuit l’abolition des vacances scolaires au profit d’une vacance générale de l’école.

Selon le ministre de l’Education nationale, X. Darcos, il était jusqu’à présent passablement fâcheux que, par exemple, des cousins de Neuilly et de Paris n’aient jamais l’occasion de se voir le week-end, sous prétexte qu’ils n’avaient jamais en même temps leur samedi "libéré" (1). Dont acte : supprimons le samedi travaillé !
Jusque-là rien à redire : comment ne pas souscrire à une mesure destinée à faciliter la vie de famille – et accessoirement celle du professeur des écoles (2) ?… A part effectivement quelques esprits chagrins qui ont soudain pensé : "Et dans les communes où le samedi travaillé permet aux enfants de ne pas rester chez eux à s’ahurir devant la télévision au sein d’une famille où règne une violence latente, en tout cas un mal-être ?"
Voici donc nos deux cousins (de Paris et de Neuilly) libres de partir gaiement à Deauville pour un week-end marin bien mérité.

Sauf que le ministre des longs week-ends s’est peut-être senti tout honteux : "N’allez pas croire que nous n’ayons pas souci des élèves, et tout particulièrement des élèves en difficulté…" Et voici le tour de passe-passe : ce qui au départ n’était qu’une mesure ad hoc destinée à faciliter la vie des riches est présentée à l’opinion comme une mesure visant expressément à aider le faible (3). Pendant que les deux cousins sus-cités iront batifoler sur le sable deauvillais, les nuls, eux, iront en classe pour y comprendre enfin ce qu’ils n’auront pu comprendre les quatre jours précédents (ce que l’on aura tout fait pour qu’ils ne comprennent pas durant les quatre jours précédents).

C’est la même logique à l’œuvre dans les stages dits "Darcos" des vacances de printemps et d’été : inculquer aux pauvres dès leur plus jeune âge que le loisir leur est tout à fait interdit. De même qu’enfants ils auront passé tout leur temps à se laisser peu à peu insidieusement décérébrer par un divertissement institutionnalisé, ainsi, adultes, ils accepteront plus facilement de peiner sang et eau pour gagner ce petit plus qui leur permettra de survivre petitement.
La suppression du samedi matin est donc d’une honte et d’un mépris sans fard !

Que signifie cette aumône de deux heures aux faibles ? Pourquoi, comment serait-il possible de faire en deux heures ce que l’institution interdit de faire pendant vingt-quatre heures du lundi au vendredi : instruire ?!? Pourquoi, de quel droit priver les faibles de trois semaines de vacances (4) ? Et que l’on ne dise pas qu’alors l’école donne aux pauvres ce que les riches se paient par l’intermédiaire d’officines privées ! En outre, et ce que le gouvernement cache bien à l’opinion, c’est que l’organisation de ces prétendues deux heures s’annonce un joyeux capharnaüm (5) : va-t-on faire venir les faibles le samedi matin ? le mercredi matin ? Peut-on les y contraindre, eux et leur famille (6) ? Ou bien, le professeur des écoles anorexique fera-t-il classe sur le temps du midi à des faibles nourris sous perfusion ou au lance-pierre ? Ou bien encore, après la classe, mais alors le professeur des écoles impécunieux qui fait des études pour gagner plus du coup gagnera moins…

Et que dire de l’appellation sinon frauduleuse du moins particulièrement insidieuse d’aide personnalisée ? Qui rapidement n’y verrait pas la généreuse proposition d’un tutorat institutionnalisé ? Or que non. Jamais un élève ne sera seul dans une classe avec son maître. Ce qui aura lieu, en revanche, ce sera une coexistence d’au maximum 6 élèves monades qui recevront chacun à tour de rôle (à concurrence de deux heures au plus par semaine) l’aide individualisée d’un instituteur fragmenté. A moins de constituer ce que l’on appelle des groupes de besoin (tout restant ouvert, le décret du 15 mai étant fort vague et déléguant superbement la décision à des maîtres et des inspections de circonscription qui n’en peuvent déjà mais) : réunir des élèves de différentes classes rencontrant ponctuellement la même difficulté scolaire.

Reconnaissons-le : d’une certaine façon, le stage que certains élèves ont suivi lors des dernières vacances de printemps et d'été est une réussite. Enfin, des élèves qui jusqu’à présent étaient noyés tout autant dans la masse de leur classe que dans la profusion des savoirs à eux enseignés, enfin ces égarés de l’Education nationale ont pu pendant cinq matinées successives avoir un enseignant presque particulier. Pour une fois (et nombreux sont de tels témoignages) ils ont eu l’impression d’exister en tant qu’élèves (bien qu’entendant leurs camarades des centres de loisirs jouer gaiement sous les fenêtres de leurs classes de vacances (7)), ils ont eu tout simplement le plaisir d’être considérés !

Autrement dit, le ministre de l’école sabbatique devrait aller jusqu’au bout de sa logique : faire tout le long de l’année scolaire des classes à très petits effectifs où l’instituteur pourrait instruire ses élèves au lieu de les divertir et/ou de les mâter. Et là, je crois, on aurait vraiment souci des pauvres, des faibles !
Et du même coup on aurait également souci des forts !

© Tristan Béal et Mezetulle,  2008

Voir les autres articles du même auteur.

Notes

 1 - Dans une interview donnée au journal Le Parisien datée du lundi 3 septembre 2007 : « A Paris par exemple, dans les écoles, la règle est d'avoir cours un samedi sur deux. Ce n'est pas forcément idéal pour la vie familiale, pour les inscriptions aux sports et les autres activités. On pourrait donc envisager de supprimer les cours le samedi matin. Je viens d'en discuter avec le maire de Paris, Bertrand Delanoë. Mais en même temps, il ne faut pas que les enfants dont les familles ne partent pas en week-end soient livrés à eux-mêmes. On pourrait imaginer que les écoles restent ouvertes et qu'on puisse proposer, en lien avec la ville, des activités sportives et d'éveil. » (Nous soulignons.)

2 -  Les instituteurs ont vite déchanté. Au début, naïvement, certains se sont dit : « C'est une façon de nous augmenter sans le faire : nous serons payés autant mais travaillerons moins... » Puis, le cheval de Troie de la pédagogie moralisante de soutien s'avançant de plus en plus, ils ont vite compris qu'ils devraient travailler autant et pas comme ils le souhaitaient, c'est-à-dire librement. Ainsi, des 60 heures de soutien individualisé, il se dit que l'on pourrait en enlever 10 pour préparer les 50 autres heures ; sauf que cette préparation, loin d'être menée librement chez soi, devrait se faire en groupe dans l'école. Autrement dit, il faut assigner l'instituteur : il ne doit plus quitter son école. On ne sait jamais, il pourrait lui prendre l'idée saugrenue de travailler solitairement pour lui-même, et du coup pour ses élèves.

3 -  Il faut attendre la fin du mois de septembre 2007 pour qu’apparaisse, sur le site internet de l’Education nationale, la référence "morale" aux mauvais élèves que l’on va aider grâce à la suppression du samedi matin : « Les heures de cours du samedi matin, ainsi libérées, ne seront pas perdues : elles seront réemployées à d’autres moments pour permettre un accompagnement personnalisé, en petits groupes, des élèves en difficulté. » (voir sur le site du Ministère).

4 - Les stages ont lieu la première semaine des vacances de printemps et les première et dernière semaines des vacances d’été. Ainsi, en cette paisible année 2008, dans une commune respectant le calendrier dit des 4 jours, certains élèves ont terminé la classe le mercredi 23 avril à 11 h45 et ont commencé dès le lendemain leur stage matinal et cela jusqu’au mercredi 30 avril ; leur est donc resté comme journée pleine de vacances le vendredi 2 mai (je ne compte pas les deux week-ends qui de droit sont des jours de repos et encore moins le 1er mai). Conclusion : des élèves en difficulté, donc peu enclins souvent à continuer d’user leur fond de culotte sur les bancs de l’école honnie, n’ont eu qu’une seule journée pleine de vacances. Une chose au moins qu’ils auront apprise : ne pas avoir besoin de beaucoup de vacances avant de "reprendre le collier". A défaut d’être devenus de bons élèves, au moins seront-ils devenus de futures bonnes bêtes de somme que le patronat ne cesse de demander à notre gouvernement négrier !

5 -  Surtout quand on sait que ces deux heures sont tout à fait gonflées. La suppression du samedi matin libère 106 heures. Jusqu’à maintenant, dans ces 106 heures, seules 60 heures étaient des heures de présence effective devant les élèves (sur 36 semaines de classe, seul 1/3 était travaillé pour les élèves ; les 2/3 restant étaient travaillés pour les enseignants : conseils des maîtres et/ou d’école, animations pédagogiques). Maintenant, depuis le Décret du 15 mai 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires, il se dit dans certaines inspections académiques que, de ces 60 heures de présence devant les élèves faibles, on pourra en enlever 10 heures pour notre travail de préparation. Restent donc 50 heures. Mais, en ce moment, dans toutes les écoles de France, on tente de fragmenter ces heures le plus possible afin de les faire entrer dans la journée scolaire obligatoire de 6 heures. Autrement dit, parents d’élèves à la traîne, ne croyez pas que votre enfant sera suivi pendant deux heures pleines ; estimez-vous déjà heureux si l’on s’en occupe 1 heure continue ; et ne vous plaignez pas s’il s’agit de quarts d’heure ou de demi-heures par-ci par-là ! En tout cas, ce qui est certain, c’est que les week-ends deauvillais de nos deux cousins, eux, seront bien pris en continu… En outre, l’instauration de ces deux heures et leur organisation sont laissées à la discrétion des inspections de circonscription : « Art. 10-3. ― L'organisation générale de l'aide personnalisée prévue pour répondre aux besoins des élèves qui rencontrent des difficultés dans leurs apprentissages est arrêtée par l'inspecteur de l'éducation nationale de la circonscription sur proposition du conseil des maîtres. L'ensemble des dispositions retenues est inscrit dans le projet d'école […] » Décret du 15 mai 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires. Après cela, il est certain que l’Education n’est plus nationale que par homonymie : elle est bien plutôt départementale, voire de circonscription.

6 - La réponse est non. Autrement dit, le maître propose et la famille dispose. Ce qui est tout à fait scandaleux ! Encore une fois, une telle disposition est menée dans le seul but de culpabiliser les familles et de dédouaner nos gouvernants méprisants… « Art. 10-3. ― […] Le maître de chaque classe dresse, après avoir recueilli l'accord des parents ou du représentant légal, la liste des élèves qui bénéficieront de l'aide personnalisée organisée pour répondre à leurs besoins spécifiques, dans la limite de deux heures par semaine. » Décret du 15 mai 2008 relatif à l’organisation et au fonctionnement des écoles maternelles et élémentaires.

7- Remarquons incidemment que ces classes de vacances sont la preuve malgré elles de la vacance du savoir au sein des classes. C’est parce que l’institution interdit à l’instituteur d’enseigner le vrai et que le savoir est ainsi mis délibérément en vacance dans les salles de classe, qu’un ministre peut avoir l’idée honteuse d’instaurer des classes de vacances.

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