9 juillet 1970
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La psychologie ou la loi
par Jean-Michel Muglioni
Le psychologisme et une certaine conception de la politique ont partie liée. Jean-Michel Muglioni soutient ici que la vraie politique se moque de la politique, c’est-à-dire oppose la loi au jeu psychologique des relations humaines.
L’homme et les choses, l’homme et les hommes
La pluie ne tombe pas parce que nous en avons exprimé le désir. Les plantes ne croissent pas sur demande. Il ne sert à rien de prier le marbre pour qu’une statue en sorte. Il peut arriver que l’ouvrier furieux jure ou jette ses outils, mais cela ne fait pas avancer son travail. Au contraire la colère de l’enfant mobilise toute la compagnie. Les choses, et les bêtes elles-mêmes, sont inflexibles et nous n’en obtenons ce que nous voulons que si nous savons par quels biais détourner leurs mouvements naturels, mais les hommes répondent à nos prières. « Nous avons tant de fois éprouvé dès notre enfance, qu'en pleurant, ou commandant, etc., nous nous sommes faits obéir par nos nourrices, et avons obtenu les choses que nous désirions, que nous nous sommes insensiblement persuadés que le monde n'était fait que pour nous, et que toutes choses nous étaient dues » (1) et du même coup nous nous imaginons toujours pouvoir persuader : les plus stupides savent très bien faire. Le rapport de l’homme à la nature est pour ainsi dire franc ; il est réglé comme la sculpture par le marbre. Les relations humaines sont sans règles : chacun cherche à faire plier les autres. La rhétorique des passions gouverne le monde. Et comme nous pouvons toujours espérer obtenir plus que ce que nos premières demandes ont extorqué, nous ne sommes jamais contents. C’est pourquoi l’enfant élevé sans règle stricte est plus malheureux que celui qui sait à quoi s’en tenir.
La comédie du pouvoir
Dans la moindre association les hommes jouent les plus subtils psychodrames, si une règle ne vient pas mettre fin au jeu psychologique de leurs relations. Pour comprendre la nature des luttes de pouvoir, que chacun observe chez soi les manèges des uns et des autres. Quelques savants autour d’une table, si l’institution ne les tient pas, donnent le spectacle affligeant d’une cour d’école maternelle. La loi républicaine peut seule faire que le chantage affectif permanent ne corrompe pas la vie des hommes. Dès l’instant où l’on sait qu’il n’y a pas de loi, chacun sent qu’il peut tenter d’obtenir plus que ce qu’il a, comme l’enfant qui ne s’est jamais heurté au mur d’une règle. Alors concurrence, menaces et fausses promesses n’ont plus de limite. Alors chaque agrégation d’intérêts constitue un groupe de pression, et la politique consiste à céder ou à faire semblant de céder aux uns et aux autres. Comme disait Montesquieu « la politique subsistera toujours pendant qu’il y aura des passions indépendantes du joug des lois ». Il concluait : « On juge mal des choses. Il y a souvent autant de politique pour obtenir un petit bénéfice que pour obtenir la papauté. Autant de causes y concourent, autant d’obstacles à prévoir » (2). La réussite tient plus du hasard que de l’art dans un jeu où tout est imprévisible, et les plus habiles à en tirer parti ne sont ni les plus savants, ni les plus vertueux. A quoi ne faut-il pas renoncer pour se consacrer à la comédie du pouvoir ! Il est donc dans la nature des choses que, sauf exception, les plus heureux à ce jeu ne soient pas les meilleurs. L’intelligence politique n’est que rouerie. C’est pourquoi il peut se faire qu’un danseur obtienne la place d’un calculateur ou qu’un bateleur préside aux destinées d’un peuple.
La loi n’est-elle qu’une illusion ?
Faut-il, dans ces conditions, s’étonner qu’on s’en prenne à la loi et aux institutions en général ? La loi est l’artifice par lequel les puissants imposent leur domination : lui obéir n’est pas vertu mais faiblesse, c’est servir leurs intérêts, disaient les sophistes. Et il est vrai que les discours qui prônent le respect des lois et la défense des valeurs sacralisent le désordre établi, de telle sorte que les hommes, ainsi ensorcelés dès l’enfance, font de leur soumission un devoir. Il leur arrive de considérer comme venant d'un Dieu transcendant ou, d'une manière encore plus illusoire, de leur propre volonté, des impératifs et des interdits qui se sont imposés à eux par l'intériorisation de l’autorité parentale et sociale à laquelle ils sont assujettis dès leur naissance, autant en raison de l'affection qui les lie à leur première société que de la crainte puérile qu'ils en ont alors. Ils vont jusqu’à prendre pour leur conscience ou pour l’impersonnalité de la loi un sur-moi, fruit de leur histoire personnelle. Faut-il conclure que loin de couper court à la psychologisation de nos relations, la loi en procède ? Ou que la conscience n’est qu’illusoirement « l’instinct divin, immortelle et céleste voix », dont parle Rousseau ? L'idée de république et d'autonomie (l’obéissance à la loi qu'on s'est prescrite) a-t-elle quelque chose d’infantile ?
Le réductionnisme psychologique
Pouvons-nous réduire l'idée morale et politique de loi à ce que l'explication psychologique dit des préjugés moraux ? Quand les hommes sont tenus par des obligations imaginaires, le respect de la loi officialise le despotisme inhérent au jeu des passions ; alors les institutions ne sont plus que des lieux de pouvoir. Telle est la vérité de la critique psychologique des institutions. Mais quand cette critique s’est transformée en doctrine, quand on ne dit plus interdiction mais interdit, quand le vrai respect est confondu avec les tabous, alors la réduction psychologique de la volonté aux passions entretient le mépris des lois : elle concourt à la psychologisation de la société et ainsi se donne raison à elle-même.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2008
1 - Descartes, Lettre à Reneri pour Pollot, avril-mai 1638.
2 - De la politique, Seuil, collection intégrale, p.172.
Voir sur ce blog les autres articles de Jean-Michel Muglioni.
par Jean-Michel Muglioni
En ligne le 26 octobre 2008
Le psychologisme et une certaine conception de la politique ont partie liée. Jean-Michel Muglioni soutient ici que la vraie politique se moque de la politique, c’est-à-dire oppose la loi au jeu psychologique des relations humaines.
L’homme et les choses, l’homme et les hommes
La pluie ne tombe pas parce que nous en avons exprimé le désir. Les plantes ne croissent pas sur demande. Il ne sert à rien de prier le marbre pour qu’une statue en sorte. Il peut arriver que l’ouvrier furieux jure ou jette ses outils, mais cela ne fait pas avancer son travail. Au contraire la colère de l’enfant mobilise toute la compagnie. Les choses, et les bêtes elles-mêmes, sont inflexibles et nous n’en obtenons ce que nous voulons que si nous savons par quels biais détourner leurs mouvements naturels, mais les hommes répondent à nos prières. « Nous avons tant de fois éprouvé dès notre enfance, qu'en pleurant, ou commandant, etc., nous nous sommes faits obéir par nos nourrices, et avons obtenu les choses que nous désirions, que nous nous sommes insensiblement persuadés que le monde n'était fait que pour nous, et que toutes choses nous étaient dues » (1) et du même coup nous nous imaginons toujours pouvoir persuader : les plus stupides savent très bien faire. Le rapport de l’homme à la nature est pour ainsi dire franc ; il est réglé comme la sculpture par le marbre. Les relations humaines sont sans règles : chacun cherche à faire plier les autres. La rhétorique des passions gouverne le monde. Et comme nous pouvons toujours espérer obtenir plus que ce que nos premières demandes ont extorqué, nous ne sommes jamais contents. C’est pourquoi l’enfant élevé sans règle stricte est plus malheureux que celui qui sait à quoi s’en tenir.
La comédie du pouvoir
Dans la moindre association les hommes jouent les plus subtils psychodrames, si une règle ne vient pas mettre fin au jeu psychologique de leurs relations. Pour comprendre la nature des luttes de pouvoir, que chacun observe chez soi les manèges des uns et des autres. Quelques savants autour d’une table, si l’institution ne les tient pas, donnent le spectacle affligeant d’une cour d’école maternelle. La loi républicaine peut seule faire que le chantage affectif permanent ne corrompe pas la vie des hommes. Dès l’instant où l’on sait qu’il n’y a pas de loi, chacun sent qu’il peut tenter d’obtenir plus que ce qu’il a, comme l’enfant qui ne s’est jamais heurté au mur d’une règle. Alors concurrence, menaces et fausses promesses n’ont plus de limite. Alors chaque agrégation d’intérêts constitue un groupe de pression, et la politique consiste à céder ou à faire semblant de céder aux uns et aux autres. Comme disait Montesquieu « la politique subsistera toujours pendant qu’il y aura des passions indépendantes du joug des lois ». Il concluait : « On juge mal des choses. Il y a souvent autant de politique pour obtenir un petit bénéfice que pour obtenir la papauté. Autant de causes y concourent, autant d’obstacles à prévoir » (2). La réussite tient plus du hasard que de l’art dans un jeu où tout est imprévisible, et les plus habiles à en tirer parti ne sont ni les plus savants, ni les plus vertueux. A quoi ne faut-il pas renoncer pour se consacrer à la comédie du pouvoir ! Il est donc dans la nature des choses que, sauf exception, les plus heureux à ce jeu ne soient pas les meilleurs. L’intelligence politique n’est que rouerie. C’est pourquoi il peut se faire qu’un danseur obtienne la place d’un calculateur ou qu’un bateleur préside aux destinées d’un peuple.
La loi n’est-elle qu’une illusion ?
Faut-il, dans ces conditions, s’étonner qu’on s’en prenne à la loi et aux institutions en général ? La loi est l’artifice par lequel les puissants imposent leur domination : lui obéir n’est pas vertu mais faiblesse, c’est servir leurs intérêts, disaient les sophistes. Et il est vrai que les discours qui prônent le respect des lois et la défense des valeurs sacralisent le désordre établi, de telle sorte que les hommes, ainsi ensorcelés dès l’enfance, font de leur soumission un devoir. Il leur arrive de considérer comme venant d'un Dieu transcendant ou, d'une manière encore plus illusoire, de leur propre volonté, des impératifs et des interdits qui se sont imposés à eux par l'intériorisation de l’autorité parentale et sociale à laquelle ils sont assujettis dès leur naissance, autant en raison de l'affection qui les lie à leur première société que de la crainte puérile qu'ils en ont alors. Ils vont jusqu’à prendre pour leur conscience ou pour l’impersonnalité de la loi un sur-moi, fruit de leur histoire personnelle. Faut-il conclure que loin de couper court à la psychologisation de nos relations, la loi en procède ? Ou que la conscience n’est qu’illusoirement « l’instinct divin, immortelle et céleste voix », dont parle Rousseau ? L'idée de république et d'autonomie (l’obéissance à la loi qu'on s'est prescrite) a-t-elle quelque chose d’infantile ?
Le réductionnisme psychologique
Pouvons-nous réduire l'idée morale et politique de loi à ce que l'explication psychologique dit des préjugés moraux ? Quand les hommes sont tenus par des obligations imaginaires, le respect de la loi officialise le despotisme inhérent au jeu des passions ; alors les institutions ne sont plus que des lieux de pouvoir. Telle est la vérité de la critique psychologique des institutions. Mais quand cette critique s’est transformée en doctrine, quand on ne dit plus interdiction mais interdit, quand le vrai respect est confondu avec les tabous, alors la réduction psychologique de la volonté aux passions entretient le mépris des lois : elle concourt à la psychologisation de la société et ainsi se donne raison à elle-même.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2008
1 - Descartes, Lettre à Reneri pour Pollot, avril-mai 1638.
2 - De la politique, Seuil, collection intégrale, p.172.
Voir sur ce blog les autres articles de Jean-Michel Muglioni.