23 juillet 1970 4 23 /07 /juillet /1970 21:43
Le Ministère du mépris et de la férule
(à propos des évaluations en CM2)

par Tristan Béal
En ligne le 19 janvier 2009 - Annexe ajoutée le 29 juin 2009

Toute chose a deux anses, disait Epictète : l'une par laquelle on peut la tenir, l'autre par laquelle on se fait mal à la main. Ainsi en va-t-il de la « politique Darcos » - est-ce d’ailleurs bien une politique ? Encore une fois, la proposition du Ministre de l'Education nationale d'évaluer les élèves de CM2 était une bonne proposition : ce sont des évaluations de qualité, il faut le dire. Mais encore une fois ces évaluations s'inscrivent dans un formidable travail de sape de l'obligation scolaire d'Etat. Comme la suppression du samedi matin, elles ne sont qu'une branche cachant les frondaisons d'une forêt où il vaudrait mieux que nous n'ayons pas à nous égarer...

Nous n'en pouvons plus. Un profond abattement nous gagne.

A quel sujet, ces jérémiades ?
De prime abord, on pourrait dire que cela revient à faire beaucoup de bruit pour rien. Mais très vite les Cassandre ont donné de la voix pour justement nous alarmer. Et ce qui ainsi nous pousse à bout, ce sont de simples évaluations, ces fameuses évaluations de CM2 dont on commence à parler dans les grands médias.
Répétons-le : effectivement, ce n'est pas grand'chose que cette histoire. L'année dernière, on s'en gaussait même. Souvenez-vous de ce journal satirique du mercredi qui, hilare et amer à la fois, annonçait que les élèves de CM2 allaient subir des évaluations reprenant peu ou prou des exercices donnés lors des évaluations de CE2 des années précédentes. Or, aujourd'hui, le rire (même jaune) n'est plus de circonstance.
Et ce n'est pas tant la nature de ces nouvelles évaluations qui attriste ; bien au contraire. Ce qui n'était pas arrivé depuis des lustres dans le primaire a enfin eu lieu : dans une épreuve de français, on convoque de grands auteurs : Hemingway et Maupassant. Les exercices sont structurés et ô combien valables, que ce soit en mathématiques ou en français. Oui, mais alors pourquoi encore cet énième renâclement de la gent enseignante, rétorquera-t-on ?
Pour quelques raisons que je vous livre pêle-mêle.

Tout d'abord, ces évaluations arrivent dans le courant du mois de janvier et portent en partie sur des domaines du programme qui n'ont pas encore été abordés (que ce soit dans la classe d'une grosse feignasse d'instit' ou dans la classe d'un professeur des écoles au rendement digne de feu Stakhanov, du reste). Viendrait-il à l'idée d'un moniteur d'auto-école d'envoyer son apprenti conducteur sur la place de l'Etoile au bout de sa deuxième heure de leçon de conduite ?
On pourrait en conclure ou bien que le Ministère se soucie comme d'une guigne de ces évaluations ou bien que son mépris et son inconséquence sont sans borne. Pendant trois jours, nombre d'élèves de France auront la tête sous l'eau. A raison d'un peu plus d'une heure par jour, nombre d'entre eux auront à répondre à des exercices auxquels ils n'entendront goutte. Et qui plus est à des exercices dont on leur aura dit au préalable que leurs condisciples de tout le territoire seront en train de réfléchir. Comment ne pas être pris, même à cet âge de douce insouciance, d'une angoisse certaine et même d'un sentiment d'infériorité ?
D'autant plus que le mois de janvier est ce mois assez curieux où certains élèves sortent enfin des limbes, ont enfin compris ce qu'était leur condition d'élève, aidés en cela par leur instituteur qui aura su nouer avec eux une relation de confiance et de mutuelle estime. N'est-ce pas mettre à bas toutes les meilleures volontés ?

Ensuite, quand on voit le système de notation de certains exercices, on doute que le mépris ne soit pas parfaitement conscient. En effet, dans quelques cas, que l'élève réponde complètement faux ou qu'il réponde presque tout bon, la sanction notative est la même (1).

De plus, si maintenant on ne se place plus au niveau de l'élève mais de l'enseignant de CM2, le mépris du Ministère est redoublé par une attitude proche de l'intimidation.
En effet, spontanément, nombre d'instituteurs, dans un premier temps, ont affirmé haut et fort qu'ils ne feraient pas passer ces évaluations en janvier mais en juin, quitte à ne pas profiter par ces temps de crise de l'aumône de 400 € promise par notre ministre. Très vite, le mécontentement s'est fait entendre ainsi que des attitudes de vif renâclement : boycott des évaluations pour les uns, recul au mois de juin pour les autres, refus de transmettre les résultats pour certains. Le Ministère ayant eu vent de cette fronde (2) a montré la férule. Conséquence : menace de retrait de salaire (toujours par ces temps de crise) ; par exemple, dans le 92 (je ne sais ce qu'il en est dans les autres communes), une école type choisie par le Ministère où un inspecteur de circonscription se rendra pour s'assurer du bon déroulement des épreuves ; menaces orales à peine voilées et rodomontades de nombreuses hiérarchies...
Les enseignants de CM2 et leurs collègues n'en peuvent donc plus. Où qu'ils se tournent, ils voient le même mur. Leurs élèves, auprès desquels ils ne peuvent critiquer ouvertement ces évaluations, car après comment faire, quelle attitude avoir devant un élève qui refusera de se mettre au travail lors d'un contrôle lambda ? Les parents, auprès de qui ils pourraient passer pour incompétents et incapables d'enseigner et de tirer leurs élèves vers le haut. Leur hiérarchie, aux crocs acérés et menaçants.

Enfin, si maintenant on se place d'un point de vue social, d'une vision du monde, ces évaluations sont tout simplement « dégueulasses » comme dirait la fameuse vendeuse au cheveu court du Herald Tribune sur les Champs Elysées.
Le ministère jure ses grands dieux qu'il ne s'agit pas de mettre les écoles en concurrence les unes contre les autres, mais il veut que les résultats soient rendus publics.
Le ministère jure que ces évaluations ne sont pas là pour fustiger les cancres de janvier mais pour savoir jusqu'où peut aller un élève de CM2, mais pour l'instant tout ce que l'on voit c'est qu'ils sont une machine de guerre destinée à montrer l'inanité des programmes de 2002 et la pertinence de ceux de 2008, tout ce que l'on voit c'est qu'ils annoncent cette fameuse prime au mérite pour le "bon" enseignant (comme prévoit de l'instaurer en ce moment un projet de décret), tout ce que l'on voit c'est qu'elles vont être la parfaite vitrine pour y afficher l'école publique honteuse d'elle-même et incapable d'instruire.

Je finirai par une remarque polémique. Je connais des anciens enseignants qui sont passés de l'autre côté (directeur, conseiller pédagogique, inspecteur) qui, fut un temps, daubaient allègrement sur les notes, cette mise en concurrence, cette violence symbolique faite à l'enfant, qui en pinçaient pour le système finlandais où, paraît-il, on ne note que ce que chaque enfant sait bel et bien, qui n'avaient qu'à la bouche les mots de respect, d'estime de soi et de compassion, qui jamais n'enseignaient réellement de peur que le vrai ne maltraite l'élève, qui à qui mieux mieux ont ri des programmes de 2008, qui se disaient de gauche, et qui en ce moment même participent sans atermoiement aucun à la mise sous tutelle des collègues. Ces sans foi ni loi, tous quémandeurs en puissance des faveurs du Prince, tueront l'instruction publique.

Nous n'en pouvons plus. Un profond abattement nous gagne.

© Tristan Béal, Mezetulle, 2009

Voir les autres articles du même auteur.

Notes
1 - Peut-être qu'au Ministère ils ne sont pas méprisants mais stoïciens, à l'image d'Epictète qui disait de l'apprenti sage : que tu sois la tête sous quelques coudées d'eau ou que tu sois dans les abysses, tu peux toujours couler.
2 - Et pourtant il faut savoir que le Ministère avait entouré ces évaluations du plus grand secret. Ainsi, elles n'ont été officiellement présentées aux collègues de CM2 de certaines circonscriptions que le jeudi 16 janvier (pour être passées le lundi suivant), bien que les syndicats les aient mises en ligne depuis le mercredi précédent.


Annexe du 29 juin 2009

Fin mai 2009, les évaluations nationales de CE1 se sont déroulées dans une ambiance un peu plus sereine que celles de CM2 durant le mois de janvier de la même année.
Il est vrai que notre argument principal contre les évaluations de CM2 ne tenait plus : à quoi bon faire passer en milieu d'année des évaluations censées clôturer l'année scolaire ? Les évaluations de CE1 étaient, reconnaissons-le, bien placées dans l'année pour faire le point sur la scolarité des élèves. Certes...
Néanmoins, tous les autres arguments tenaient, eux : ces évaluations sanctionnaient une année de CE1 selon les nouveaux programmes, mais les élèves ainsi sanctionnés avaient suivi une scolarité de CP selon les anciens programmes : du coup, des exercices bons et intéressants pris absolument se sont révélés de véritables chausse-trappes pour les élèves les plus en difficulté de certaines communes déjà bien à la peine ; le système de notation, trop rigide, mettait encore sur le même plan un total échec et une semi-réussite (tout enseignant imposant une telle grille de notation durant l'année scolaire se ferait justement « sabrer » lors d'une inspection) ; la prime de 400 € continuait d'instaurer une rémunération à deux vitesses ; la remontée des résultats non anonymes et leur possible corrélation avec Base-Elèves inquiétaient toujours parmi nous les plus farouches défenseurs des libertés individuelles.
Enfin, certains inspecteurs se sont servis de ces évaluations comme d'un objet de chantage. Ainsi, dans certaine commune difficile de la banlieue parisienne connue pour quelques-uns de ses instituteurs récalcitrants (mais en voie de disparition), l'inspection de circonscription a eu dernièrement cette idée assez saugrenue pour ne pas dire profondément injuste : les écoles n'ayant pas fait passer les évaluations de CE1 ou n'ayant pas fait remonter les résultats se verront privées de l'aide des RASED, les membres de ces derniers étant redéployés dans les écoles bien respectueuses des directives ministérielles. Une porte de sortie a tout de même été montrée (d'autres diraient : un infâme chantage a été instauré) : si les résultats de chaque école sont remontés d'ici septembre, alors cette sanction sera revue.
Conséquence : tout maître de CE1 rétif cette année aux injonctions de son Ministère aura mis en danger pédagogique pour l'année prochaine et son école et ses élèves. Comment ceux-ci réagiront-ils ? Et leurs parents ? En outre, que dire de l'ambiance au sein de la salle des maîtres ?
De toute façon, un tel redéploiement des membres du RASED subordonné à la passation ou non des évaluations de CE1 est retorse : c'est faire porter aux maîtres « désobéisseurs » la responsabilité d'une injuste politique d'austérité décidée et imposée sans eux et contre eux !
Enfin, une telle décision, si elle se réalise vraiment, fera-t-elle jurisprudence sur tout le territoire ? Comment qualifier, sinon de tyrannique, une punition d'ordre collectif redoublant des sanctions déjà prises individuellement et sur un autre plan (financier, en l'occurrence) ? Rappelons que, dans une classe, le maître ne peut punir ainsi collectivement ses élèves. Rappelons aussi qu'une telle démarche (tenter de faire plier l'individu en attaquant la communauté) est lourdement connotée si l'on jette un coup d'œil à l'histoire du siècle passé.


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