21 juillet 1970 2 21 /07 /juillet /1970 11:41
La laïcité française et l'Europe
par Samuël Tomei (1)

En ligne le  19 janvier 2009

Communication au colloque Comment promouvoir la laïcité en Europe ? organisé par le Grand Orient de France le 25 octobre 2008. Avec les remerciements de Mezetulle.

Les artisans les plus actifs de l’Europe en construction n’ont pas vu que la laïcité était le corollaire de l’intégration. La laïcité apparaît comme la condition de la viabilité de l’Europe intégrée, le seul élément qui permette d’allier diversité et unité, le meilleur rempart des droits de l’homme. Une Europe laïque ne serait donc ni française, ni allemande, ni sociale-démocrate, ni catholique, mais tout simplement républicaine.
Faire de la laïcité la matrice de l’Europe intégrée paraît pourtant aujourd’hui inenvisageable, de toute façon il est trop tard. Mais il eût été intéressant que la laïcité républicaine, exception française en Europe, devienne une exception européenne dans le monde.



Sommaire de l'article

1 - Les trois ruptures historiques

2 - La laïcité, fondement de l'exception française

3 - La laïcité républicaine à l'épreuve de la construction européenne

Conclusion

Notes



Permettez-moi d’introduire mon propos par un passage de la Bible : « Un grand signe parut dans le ciel : une femme enveloppée de soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. » (Ap. XII, 1) Vous savez que la Vierge est souvent représentée ainsi couronnée de douze étoiles et vêtue de bleu, couleur mariale par excellence depuis le XIIIe siècle jusqu’à la proclamation du dogme de l’immaculée conception par Pie IX en 1854, moment où la couleur iconographique de Marie devient le blanc.
Ce passage de la Bible est à l’origine du dessin de la médaille miraculeuse de la chapelle de la rue du Bac, laquelle a elle-même inspiré un membre du bureau de presse du Conseil de l’Europe, Arsène Heitz, qui a conçu le drapeau européen, adopté – fruit du hasard ou de la Providence ? – le 8 décembre 1955, le 8 décembre étant la date retenue par l’Église pour célébrer l’immaculée conception.
Aussi, si l’on se pose encore la question de savoir si l’Europe a des racines chrétiennes, celles du drapeau qui désormais flotte sur tous les bâtiments publics de la France républicaine et laïque sont pour leur part indéniablement d’inspiration catholique.

Le mot « laïcité » est difficile à traduire dans les autres langues, parfois même impossible, et reste le plus souvent mal compris en France. La laïcité est souvent assimilée à un courant de pensée parmi d’autres, plus ou moins équivalent à la libre pensée ; ou bien l’on considère qu’il s’agit d’un pacte à travers lequel l’État et les religions se tiendraient à distance ; ou encore on la confond avec un sectarisme antireligieux. Or elle n’est rien de tout cela.
S’il est difficile de la définir, on peut toutefois s’accorder sur le fait qu’elle n’est pas un dogme et qu’elle constitue le noyau solide de l’exception française. Là est le nœud du problème : l’idée républicaine aux principes universels (ou à prétention universelle) s’est forgée dans l’espace de l’État-nation français. Cette idée est donc nationale et universelle dans le même temps, si rivée à la nation française qu’on ne saurait promouvoir son extension géographique sans éprouver un coupable sentiment d’abandon, une craintive sensation de dilution, mais dans le même temps si universelle qu’il semble impensable de l’isoler dans le cadre étroit d’un vieil État-nation sans paraître trahir sa vocation à se diffuser.

Cette dialectique entre la nation et l’universel, plus précisément, ici, entre laïcité républicaine et construction européenne doit fonder toute interrogation sur le sens à donner à notre engagement européen.

Il convient donc d’abord de définir autant que possible la laïcité, fruit d’une histoire et en particulier de trois grandes ruptures ; ce qui nous conduira à constater à quel point la France fait figure d’exception en Europe, si bien que, enfin, la compatibilité de notre laïcité et de la construction européenne est loin d’être une question secondaire.



1 – Les trois ruptures historiques

Pour ne prendre en considération que la période contemporaine, la laïcité est le fruit de trois grandes ruptures historiques : d’abord l’avènement de la Révolution de 1789, puis la séparation des Églises et de l’école, enfin celle des Églises et de l’État.

A – Rupture entre l’Ancien régime et la Révolution

Sous l’Ancien régime, la souveraineté appartient au roi, l’Église est le premier ordre de la nation et la société est composée de corporations.
La destruction des trois grands traits qui définissent l’Ancien régime marque l’avènement du modèle républicain français.
D’abord, le pouvoir d’État appartient tout entier au roi, lieutenant de Dieu sur terre, seul dépositaire de la souveraineté – il a le pouvoir d’édicter des textes législatifs, de rendre la justice, de battre monnaie, de déclarer la guerre, de lever des impôts.
Ensuite, au sein de cette monarchie de droit divin, le catholicisme jouit d’une position hégémonique. L’Église est le premier ordre de la nation et contrôle, à travers les congrégations, de multiples domaines comme l’enseignement et les hôpitaux… même si un lent processus de sécularisation est à l’œuvre (exemple parmi d’autres : on peut exercer la médecine sans être prêtre à partir de 1452…).
Enfin, la France d’Ancien régime est composée, écrit Ferdinand Buisson, d’ «  une juxtaposition d’innombrables petites sociétés fragmentaires, de petits groupes hétérogènes dont chacun [a] sa vie et ses droits propres ». Les individus ne sont pas égaux et chacun n’a de droits « que les droits qui lui [viennent] de la corporation à laquelle il [appartient] ». La France, pour reprendre le mot de Mirabeau, est alors « un agrégat de peuples désunis ».
La Révolution française va bouleverser ce schéma.

La Révolution française jette les bases de la laïcité républicaine.
La Révolution nous donne les trois piliers sur lesquels repose l’édifice républicain : elle attribue la souveraineté à la nation, elle affranchit l’individu et elle sépare l’Église de l’État.
Le transfert de souveraineté du roi vers le peuple est capital. Il signifie la prise en main par la nation de son destin. L’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 consacre cette évolution : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. » « Essentiellement », c’est-à-dire « par essence ». Cet article ajoute une disposition non moins importante : « Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui [n’] émane expressément. » C’est la mort des corps intermédiaires générateurs de droits particuliers. Ainsi, le décret d’Allardes supprime les corporations le 17 mars 1791. Il ne subsiste plus rien entre l’État et le citoyen. Aussi est-ce la puissance publique, l’État qui, désormais, se substituant aux féodalités, garantit la liberté individuelle.

On ne reconnaît de droits naturels qu’à l’individu et ces droits – la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l’oppression – sont inviolables, imprescriptibles et inaliénables. Ferdinand Buisson parle de « ce pivot, cette cellule élémentaire, organique, qui est l’individu, disons mieux, la personne humaine, car il ne s’agit plus de considérer l’individu comme une quantité plus ou moins imperceptible ; la personne humaine devient le fond même et le cœur de la société : la liberté fondamentale de toute la société, c’est la liberté de la personne humaine. » Les révolutionnaires ont résumé ce principe dans la Déclaration de 89 : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » On se souvient de ces mots célèbres prononcés à l’Assemblée, le 23 décembre 1789, par le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre : « Il faut refuser tout aux juifs comme nation et accorder tout aux juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens ». Ce qui vaut ici pour les juifs vaut pour tous. Voilà énoncé l’individualisme qui constitue le fond de la laïcité républicaine.

Pour finir, les révolutionnaires s’efforcent de déposséder l’Église catholique de ses pouvoirs en « laïcisant » (le mot n’existe pas encore) l’état civil en 1791 – création du mariage civil, des obsèques civiles etc. -, en supprimant le délit de blasphème (alors qu’il existe encore aujourd’hui dans la plupart des pays européens et… dans le code local d’Alsace-Moselle), en concevant, avec Condorcet, une instruction publique émancipée de la tutelle des Églises. Enfin, la constitution civile du clergé ainsi que la tentative par Robespierre d’instaurer une religion civile ayant échoué, la Convention thermidorienne décide par un décret du 3 ventôse an III (21 février 1795), que la République ne reconnaît aucun culte et ne paie plus aucun prêtre – première séparation qui durera jusqu’au concordat napoléonien et qui servira de référence aux législateurs de 1905.
À travers ce trop rapide et bien schématique tableau, il s’agit surtout ici de montrer que la Révolution française, en consacrant la souveraineté de l’individu et la souveraineté nationale, a jeté les fondements de la République laïque.

Cette première rupture, nuancée par les régressions ultérieures comme le Concordat, il reviendra à la Troisième République, qui se veut fille de la Révolution, de la compléter par une deuxième rupture : la séparation des Églises avec l’école. [Haut de la page ]

B – La séparation des Églises et de l’école

Au début des années 1880, la laïcité que défendent Jules Ferry, Ferdinand Buisson, Paul Bert… tient en cette formule : l’instituteur à l’école, le maire à la mairie et le prêtre à l’église. Pour reprendre le mot de Quinet, l’instituteur laïque doit être le précepteur du souverain, c’est-à-dire du peuple (2). Selon les principes républicains, le suffrage universel doit être éclairé. Aussi l’école primaire doit-elle être obligatoire. Pour que tous les enfants puissent la fréquenter, riches comme pauvres, elle doit être gratuite. Enfin, pour ne pas attenter si peu que ce soit à la conscience de l’enfant, qu’il soit croyant ou non, conscience considérée alors comme « chose sacrée », l’école publique doit être laïque.

La séparation des Églises et de l’école implique une triple laïcisation : celle des locaux – on ôte les crucifix des salles de classe -, celle du personnel – la loi Goblet du 30 octobre 1886 dispose que l’enseignement, dans les écoles publiques, sera exclusivement dispensé par un personnel laïque –, et celle des programmes – la loi Ferry du 28 mars 1882 remplace l’instruction morale et religieuse par l’instruction morale et civique. La morale laïque est dépourvue d’obligations et de sanctions extrinsèques, elle est immanente et pratique. Ferry la définit comme la bonne vieille morale de nos pères (ne pas mentir, ne pas voler, travailler etc.) ; Buisson, allant plus loin, la définit comme l’éducation à l’amour du Vrai, du Beau et du Bien.
Il ne s’agit pas de former des croyants mais des citoyens critiques pourvus des outils qui leur permettront de perfectionner sans cesse la République (Condorcet voulait qu’on la réforme tous les vingt ans). C’est pourquoi l’école laïque est au cœur du dispositif républicain.

Cette séparation des Églises, des dogmes religieux et de l’école trouve une suite logique et nécessaire dans la séparation des Églises et de l’État. Comment, en effet, l’État pourrait-il être le garant de la laïcité de la République s’il n’est pas lui-même laïque ?


C – La séparation des Églises et de l’État

La loi promulguée le 9 décembre 1905 consacre la fin du régime concordataire (sauf pour l’Alsace et la Moselle, occupées par l’Allemagne depuis 1871) et repose sur deux grands principes toujours en vigueur :

-La République, selon l’article 1er « assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes […] dans l’intérêt de l’ordre public ». Autrement dit, chacun est libre de croire ou de ne pas croire et d’exercer éventuellement son culte pourvu que l’ordre public soit respecté.
-La République, second pilier, selon l’article 2 « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Aussi les religions n’ont-elles plus à s’immiscer dans la vie publique, pas plus que l’État n’a à intervenir dans les affaires internes aux religions.

Une formule de Léon Bourgeois résume bien le nouveau régime : « Les Églises libres dans l’État laïque souverain. » Pour Ferdinand Buisson, la séparation « substitue à un partage d’autorité entre deux pouvoirs rivaux, la distinction entre deux fonctions qui n’ont pas lieu de se heurter […] » Ainsi le pouvoir n’est-il désormais plus qu’ « exclusivement civil, puisqu’il n’est que la nation se gouvernant elle-même et elle seule ». Autrement dit : « légalement et officiellement, la nation n’a ni Dieu ni maître ».

Ce très rapide mais indispensable aperçu historique montre de quelle façon s’est construit l’édifice républicain en France depuis la Révolution française qui en a jeté les fondements : souveraineté de l’individu et souveraineté nationale. La puissance publique garantit à l’individu son autonomie en lui assurant une instruction laïque et la souveraineté appartient à une nation qui ne tire sa puissance que d’elle-même et non plus d’une autorité supérieure ou transcendante.
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2 – La laïcité, fondement de l’exception française

A – Un principe constitutionnel et universel

La France est le seul pays où la laïcité est explicitement constitutionnelle depuis 1946. La constitution du 4 octobre 1958, de même, dispose dans son article 1er que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». L’ordre des mots ne doit rien au hasard : la République n’est pas démocratique et sociale si elle n’est pas d’abord indivisible et laïque, autrement dit, si elle ne garantit pas d’abord l’égalité juridique des citoyens et leur autonomie de pensée.

La laïcité n’est pas un courant de pensée parmi d’autres, elle a en effet un statut fondateur. Elle crée a priori un espace de liberté, elle est le principe constitutif du lien politique en France. Pour reprendre l’idée développée par Catherine Kintzler, grâce au concept de laïcité, « le problème n’est pas de faire exister les gens tels qu’ils sont mais de faire coexister toutes les libertés possibles ». D’un point de vue politique, son étymologie – Laos signifie « peuple » en grec, le peuple indivisible – fait de la République le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. D’un point de vue dynamique, le laos s’opposant au kleros – « le bon lot », qui a donné « clérical » -, elle est la lutte permanente contre toute forme de cléricalisme – religieux, politique, économique etc. – c’est-à-dire la volonté pour un groupe ou un individu de capter une part ou la totalité de la souveraineté qui revient au peuple. La laïcité c’est le règne du droit commun. Elle est donc inséparable d’un régime démocratique et républicain.

La laïcité garantit la liberté individuelle de conscience et d’expression dans les limites de l’ordre public ; elle suppose l’impartialité des pouvoirs publics ; enfin, elle est par nature anticléricale dans le sens qu’on vient d’évoquer. Anticléricalisme qui n’a donc rien d’antireligieux. Jules Ferry qui a lancé la laïcisation de l’école a toujours affirmé que jamais il ne s’attaquerait à la religion. Émile Combes qui a éradiqué les congrégations non sans fermeté était un philosophe spiritualiste et est resté concordataire jusqu’en septembre 1904 ! Enfin, tous ces républicains anticléricaux sont restés fidèles à celui qui a popularisé la formule : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », Gambetta, qui, le 27 septembre 1872, déclarait : « Ne dites donc pas que nous sommes les ennemis de la religion, puisque nous la voulons assurée, libre et inviolable. »

Ces principes, les républicains les considèrent comme universels.
Les Républicains français n’ont en effet cessé de penser que la République ne pouvait se réduire à la France. Le Prussien Anacharsis Cloots, fait citoyen français par l’Assemblée législative, promet, le 27 août 1792 « d’être fidèle à la nation universelle, à l’égalité, à la liberté, à la souveraineté du genre humain. » Il est resté quelque chose de cet état d’esprit jusque chez ceux que l’on juge plutôt (parfois à tort) cocardiers. Ainsi Clemenceau écrira le 26 mars 1915 : « Il ne nous plaît pas de séparer jamais la France de l’humanité. »
L’Europe, pour les républicains, a toujours paru comme une première étape vers l’Universel – les partisans du « oui » au traité de Maëstricht en 1992 l’ont assez répété. Encore faudrait-il que l’on retrouve peu ou prou le même schéma dans les autres pays européens.


B – Les pays européens aux antipodes de la laïcité républicaine

On observe que les autres démocraties européennes ont toutes peu ou prou partie liée avec les Églises et entretiennent avec elles des rapports organiques, si bien que la séparation des Églises et de l’État, toute imparfaite qu’elle soit, n’a de réalité qu’en France. Nombre de Constitutions européennes trouvent leur source dans la transcendance (quand la nôtre est immanente) : le roi du Danemark doit appartenir à l’Église évangélique luthérienne, religion d’État. La reine d’Angleterre est le chef de l’Église anglicane qui a le statut d’Église établie ; 26 ecclésiastiques représentent l’épiscopat ès qualités à la Chambre des Lords. En Grèce, la Constitution a été promulguée au nom de la « Sainte Trinité, consubstantielle et indivisible ». La Constitution irlandaise proclame : « Au nom de la Très Sainte Trinité, dont dérive toute puissance, et à qui il faut rapporter comme à notre but suprême toutes les sanctions des hommes et des États, nous, peuple d’Irlande, reconnaissant avec humilité toutes nos obligations envers notre divin Seigneur Jésus-Christ […], nous donnons à nous-mêmes la Constitution ci-après ». Constitution signée « à la gloire de Dieu et pour l’honneur de l’Irlande » (1937) Quant à la loi fondamentale allemande, elle affirme : « Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes […], le peuple allemand s’est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant. »

Le cas de la Belgique et des Pays-Bas est intéressant, fondé sur ce qu’on appelle le système de « pilarité ». En Belgique, la constitution assure la liberté de conscience, et la laïcité est reconnue mais une laïcité conçue de façon radicalement différente qu’en France puisqu’elle ne forme qu’un pilier de la société parmi d’autres.
Disons un mot sur l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, pays concordataires, de l’Allemagne où le contribuable verse un impôt cultuel, sauf s’il abjure sa confession d’origine. Quant au paradoxal Portugal, pays dont la constitution prévoit la séparation des Églises et de l’État, on ne doit pas oublier qu’il reste régi par un concordat avec le Saint-Siège en vigueur depuis 1940…

Enfin, dans la plupart de ces pays, l’école n’est pas vraiment séparée des Églises. En outre, l’espace public n’est pas neutralisé (exemple parmi d’autres : on trouve des crucifix dans les tribunaux en Italie.)
À l’exception des pays d’Europe de l’Est marqués par un indéniable retour du religieux, si, d’une manière générale, on doit bien convenir que dans les pays d’Europe occidentale s’opère peu à peu une distanciation entre les Églises et l’État, on reste loin, très loin du modèle français, modèle isolé et mis à l’épreuve par le processus d’intégration européenne.
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3 – La laïcité républicaine à l’épreuve de la construction européenne


A – Deux logiques opposées sous-tendent les débuts de la construction européenne.

La construction européenne repose sur un présupposé simple : l’exacerbation du sentiment national est responsable de « la guerre civile européenne ». Aussi les pères fondateurs de l’Europe ont-ils confondu dans leur opprobre tout ce qui pouvait toucher à la nation, à commencer par la souveraineté nationale. Leur raisonnement est le suivant : la paix passe par le dépassement des nationalismes donc des nations. Aussi la nation en tant que concept est-elle frappée d’obsolescence et les tenants de la souveraineté nationale taxés d’archaïsme. Dans une note du 5 août 1943, Jean Monnet écrit qu’ « il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur une base de souveraineté nationale (3) ». La mise en commun des ressources sera gage de prospérité et gage, à terme, d’unification politique. Ainsi, dès 1943, le maître-mot de Jean Monnet est « fusion » : fusion des économies, fusion des gouvernements, fusion des armées et même fusion des peuples. La construction européenne telle qu’imaginée par ses fondateurs (Monnet, Schuman, Spaak, de Gasperi…) a un but : la fédération européenne que doit permettre un moyen : la délégation progressive et irréversible de morceaux de souveraineté nationale au profit d’instances supranationales politiquement irresponsables. Cet a priori oligarchique, Monnet l’exprime bien dans ses Mémoires : « Je ne pensais pas que l’on dût commencer par consulter les peuples sur les formes d’une Communauté dont ils n’avaient pas l’expérience concrète. (4) » Toute la philosophie de cette entreprise est résumée par « l’inspirateur » dans l’exergue de ces mêmes Mémoires : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes. » Ainsi que dans leur conclusion : « Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. (5) »

À l’inverse, de Gaulle, au nom du principe de réalité nationale, observe qu’une trop forte centralisation à l’échelon européen a toujours, dans l’histoire, provoqué, « par choc en retour, la virulence des nationalités ». Ainsi estime-t-il en 1970 que, « non plus qu’à d’autres époques, l’union de l’Europe ne saurait être la fusion des peuples, mais qu’elle peut et doit résulter de leur systématique rapprochement. […] » Et il poursuit : « Ma politique vise donc à l’institution du concert des États européens, afin qu’en développant entre eux des liens de toutes sortes grandisse leur solidarité. Rien n’empêche de penser, qu’à partir de là, et surtout s’ils sont un jour l’objet d’une même menace, l’évolution puisse aboutir à leur confédération. (6) »
Il ne saurait donc être question, dans cette perspective, « de faire disparaître nos peuples, leurs États, leurs lois, dans quelque construction apatride (7) ». Si les partisans de l’Europe intégrée se prévalent de pragmatisme, de Gaulle les renvoie à leur « profondeur d’illusion ou de parti pris », forts de laquelle ils croient « que des nations européennes, forgées au long des siècles par des efforts et des douleurs sans nombre, ayant chacune sa géographie, son histoire, sa langue, ses traditions, ses institutions, pourraient cesser d’être elles-mêmes et n’en plus former qu’une seule », aussi faut-il être bien naïf, c’est son terme, pour imaginer à l’Europe le même destin que les États-Unis d’Amérique (8).

Contrairement à une idée reçue qui a la vie dure, les partisans de la coopération, loin de s’arcbouter contre la construction de l’Europe, admettent tout autant que les partisans de l’intégration que, les économies s’imbriquant, les nations ne peuvent pas ne pas renforcer leurs liens, à moins de se rabougrir dans un splendide et mortifère isolement. Seulement, ils partent du principe que l’on ne doit pas procéder d’après des rêves, mais d’après les réalités, d’après les « piliers sur lesquels on peut bâtir [l’Europe] », à savoir les États, chacun ayant « son âme, son histoire, son langage à lui, ses malheurs, ses gloires, ses ambitions à lui ». Si l’on peut reconnaître, selon de Gaulle, la valeur technique de certains organismes supranationaux, on ne saurait leur accorder de pouvoir politique, c’est bien aux États que revient « le droit d’ordonner et le pouvoir d’être obéis (9)».
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B – La logique de l’intégration l’emporte sur la logique de la coopération.

Ces deux visions vont s’opposer ou se combiner tout au long de la construction européenne. Tant que prévalait la logique de coopération, l’existence de notre modèle républicain laïque ne semblait pas devoir être remis en cause. Or, depuis l’entrée en vigueur du Traité de Maëstricht en 1992, la logique de l’intégration prime celle de la coopération et l’élargissement ultérieur à 27 n’a pas remis en cause cette dissymétrie.
Alors qu’avec le référendum de 1992, les républicains français s’étaient divisés quant à l’extension de notre modèle au-delà de l’hexagone, avec le débat référendaire de 2005 sur le traité constitutionnel, finalement rejeté, c’est plus particulièrement, pour la première fois, l’avenir de la laïcité qui a été l’objet de vives controverses. Ce fut notamment le cas de la référence aux racines chrétiennes de l’Europe, indispensable puisqu’indiscutable pour les uns, inadmissible parce que partielle voire inepte pour les autres (10).

L’article 6 du traité de Lisbonne dont on veut à tout prix qu’il entre en vigueur après son rejet par le peuple irlandais, stipule que la Charte des droits fondamentaux a même valeur juridique que les traités, laquelle Charte précise que chaque citoyen dispose de « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ». On s’est beaucoup interrogé sur l’interprétation à donner ici au mot « public » et s’il fallait y déceler, dans une logique néo-bonapartiste, une reconnaissance d’un rôle public des religions. Quant au mot « religion », il apparaît dans ce texte à quatre reprises, le mot « laïcité » jamais. Si l’Union européenne, à travers ce texte, évoque bien la liberté de conscience, elle se fonde avant tout sur la liberté religieuse, ce qui constitue donc pour les républicains français une régression.

En outre, l’article 17 du traité de Lisbonne reprend tel quel le fameux article I-52 du traité constitutionnel, selon lequel, notamment, « reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec [les églises et les associations ou communautés religieuses] ». Il s’agirait, selon les détracteurs de ce texte, d’une entorse manifeste au principe de laïcité selon lequel les autorités publiques ne reconnaissent aucun culte puisqu’il y a ici « reconnaissance » et que le présent de l’indicatif vaut impératif. Le 19 septembre 2004, Mgr Adamakis, de l’Église orthodoxe, ne cachait d’ailleurs pas sa satisfaction à la suite de l’adoption de cet article : « Nous sommes satisfaits d’avoir contribué à ce projet qui reconnaît pour la première fois aux églises et aux organisations religieuses une place dans la société, ainsi que la possibilité d’entretenir un dialogue ouvert, transparent et régulier avec l’UE. En tant qu’Église orthodoxe, nous avons salué avec satisfaction cet article. Il ne faudrait donc pas s’arrêter au seul fait qu’il n’y ait pas de mention de Dieu dans le préambule puisque cet article couvre tout à fait nos préoccupations. »

Fruits de multiples compromis entre des positions très différentes, on ne peut en tout cas que relever les ambiguïtés voire les contradictions des formules employées dans ces traités, et qui suscitent un certain doute quant à l’interprétation qu’en donneront les juges européens dans l’hypothèse de leur application.
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Conclusion


La laïcité à la française déconcerte la forma mentis de la plupart des Européens. Ce qui constitue une hérésie pour les républicains français paraît tout ce qu’il y a de plus acceptable par leurs voisins.
En outre, si l’on donne à la laïcité tout son sens, à savoir celui, double, de souveraineté de l’individu et de souveraineté nationale, on doit bien admettre que la manière dont s’est construite l’Europe a mis à mal ces deux principes. D’abord, nulle part ailleurs qu’en France on a poussé aussi loin, on l’a vu, l’individualisme républicain qui veut que l’homme s’épanouisse dans le citoyen, le particulier dans l’universel, étant bien entendu que le citoyen ne nie pas l’homme ni l’universel le particulier. En République, on subordonne ses appartenances particulières à l’appartenance à la seule communauté politiquement légitime : la communauté nationale. Au rebours de ces principes, la logique européenne tend à accorder des droits spécifiques à des minorités ethniques, linguistiques, religieuses etc., alors qu’en République, c’est en tant que citoyen et seulement en tant que tel qu’on peut revendiquer des droits qui doivent être applicables à tous, et non à sa seule tribu. Enfin, la laïcité, suppose que le peuple, par ses représentants, soit maître de ses destinées à travers l’édiction de lois égales pour tous – encore une fois, la laïcité républicaine, c’est le règne du droit commun. On lira donc avec intérêt la récente proposition de résolution sénatoriale sur la proposition de directive présentée par la Commission au Conseil de l’UE, relative à la mise en œuvre de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de conviction, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle (E 3918) ; directive jugée par les sénateurs « d’inspiration communautariste » et qui, « en accordant une grande valeur à ce qui divise, en vient à créer des droits particuliers et à rompre l’égalité devant la loi » (11)?

La logique de production des normes européennes se situe aux antipodes du modèle républicain de souveraineté du peuple puisque fondée sur le lobbying, lui-même fondé sur le rapport de force. Dans ce contexte, le Parlement européen n’a qu’un rôle très secondaire dans la production juridique qui échappe donc aux peuples et à leurs représentants. En caricaturant la réalité, nos parlements nationaux seraient devenus des usines de transposition de directives édictées par des autorités irresponsables… Le législateur est en effet obligé de transposer les directives bruxelloises, le pouvoir ne venant plus d’en bas mais étant fulminé d’en haut. Notre droit est désormais, pour l’essentiel, d’origine communautaire et, selon l’avis du Service juridique du Conseil du 22 juin 2007 : « Il découle de la jurisprudence de la Cour de justice que la primauté du droit communautaire est un principe fondamental dudit droit. Selon la Cour, ce principe est inhérent à la nature particulière de la Communauté européenne. […] ». Et le Conseil d’État, en 2007, après le Conseil constitutionnel trois ans plus tôt, a accordé une véritable « immunité constitutionnelle » aux textes européens (12)

Il y a un peu plus de quinze ans, l’historien Claude Nicolet lançait cet avertissement : « Les nécessaires aliénations de souveraineté ne peuvent se faire qu’au profit d’un pouvoir politique authentique, démocratique et […] républicain ». Il écrivait, toujours en 1992, que tant que « les nouveaux instruments conformes à ces exigences, ne seront pas conçus et mis en place, il serait suicidaire pour la France et pour les républicains, de démanteler leur État et d’affaiblir leur structure nationale ». L’Union européenne est-elle devenue plus laïque, plus démocratique et plus sociale ? Les dispositions du Traité établissant une constitution pour l’Europe, puis le Traité de Lisbonne qui en reprend les dispositions dans un inextricable fouillis répondent-elles aux exigences formulées par l’historien ?

La laïcité républicaine française doit-elle donc se dissoudre dans le processus d’intégration ou bien doit-on, pour la préserver, renoncer à cette intégration ? Doit-on renier le fondement de notre République ou bien chercher à l’imposer aux autres ? Ce n’est ni possible ni souhaitable, bien sûr. On insiste souvent sur le fait que les spécificités nationales ont vocation à être préservées, mais la législation de l’Union s’imposant à tous les États membres et le principe de subsidiarité étant défini avec aussi peu de rigueur que de vigueur, que va-t-il se passer lorsque, à la faveur de la poursuite de l’intégration, la législation d’origine communautaire heurtera notre modèle ? Les uns auront un réflexe de survie qui pourra hélas prendre la forme d’un stérile repli sur soi ; les autres, ceux qui prétendent que l’exception est une anomalie, alors même qu’elle pourrait valoir d’exemple prôneront l’effacement, un lâche abandon…

Depuis 1992, hélas, ma conclusion reste la même :

« Si l’idée républicaine est dans le même temps nationale et universelle, les plus chauds partisans et les artisans les plus actifs de l’Europe en construction n’ont pas vu que la laïcité était le corollaire de l’intégration. La laïcité apparaît comme la condition sine qua non de la viabilité à terme de l’Europe intégrée, le seul élément qui permette d’allier diversité et unité, la meilleure garantie d’impartialité des pouvoirs publics communautaires vis-à-vis des croyances religieuses, des convictions politiques et des positions philosophiques, le meilleur rempart des droits de l’homme. Une Europe laïque ne serait donc ni française, ni allemande, ni sociale-démocrate, ni catholique, mais tout simplement républicaine.
Faire de la laïcité la matrice de l’Europe intégrée paraît aujourd’hui, bien sûr, inenvisageable, de toute façon il est trop tard. Mais il eût été intéressant que la laïcité républicaine, exception française en Europe, devienne une exception européenne dans le monde. »
Mais ne vous méprenez pas sur cet apparent pessimisme, il n’a pour vocation que de réveiller nos ardeurs.

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© Samuël Tomei, GODF, Mezetulle, 2009.
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1 - Lauréat du prix de thèse de l'Assemblée nationale pour son travail sur Ferdinand Buisson (1843-1932). Auteur de Clemenceau, le combattant, Paris : La Documentation française, 2008.
2 - Rappelons que c’est le socialiste Lionel Jospin, alors ministre de l’éducation nationale, qui a fait disparaître le mot d’instituteur, celui qui « instituait le citoyen » - disparition ô combien significative au regard de son histoire. Il n’est plus désormais qu’un professeur des écoles.
3 - Éric Roussel, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996, p. 390.
4 - Jean Monnet, Mémoires, Paris, Le livre de poche, 1988 (Fayard, 1976), 826 p., p. 536.
5 - Mémoires, p. 788.
6 - Charles de Gaulle, Mémoires, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade »), 2000, p. 1030.
7 - De Gaulle, Mémoires, op. cit., p. 1035.
8 - Op. cit., p. 1046.
9 - Op. cit., p. 1051.
10 - Le point de vue de l’historien Paul Veyne vaut le détour : « Ce n’est pas le christianisme qui est à la racine de l’Europe, c’est l’Europe actuelle qui inspire le christianisme ou certaines de ses versions. » Plus loin : « L’Europe n’a pas de racines, chrétiennes ou autres, elle s’est faite par étapes imprévisibles, aucune de ses composantes n’étant plus originelle qu’une autre. Elle n’est pas préformée dans le christianisme, elle n’est pas le développement d’un germe, mais le résultat d’une épigénèse. Le christianisme également, du reste. » (Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007, p. 257 et 268.
11- http://www.senat.fr/dossierleg/ppr08-058.html
12 - Christophe Jakubyszyn, « Le Conseil d’État s’efface derrière la justice européenne », Le Monde, 8 février 2007.

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