27 décembre 1970 7 27 /12 /décembre /1970 17:05

Réflexions sur le livre d'Edith Fuchs Entre chiens et loups (1) 

par Jean-Michel Muglioni

En ligne le 13 novembre 2013

Entre chiens et loups d’Edith Fuchs – préfacé par Bernard Bourgeois – a reçu le prix Osiris de l’Académie des sciences morales et politiques. C’est un travail considérable où l’érudition n’étouffe jamais l’indignation. Car il fallait une grande force d’âme pour lire et analyser toutes les littératures philosophiques et surtout pseudo-philosophiques qui ont finalement abouti à la propagande nazie : c’est en effet de cela qu’il s’agit. Je reprendrai ici à ma manière quelques aspects de cet ouvrage revigorant. Le lecteur sera sans doute comme moi étonné et même admiratif : qui, en effet, peut s’attendre à être revigoré par le passage en revue des pires monstruosités qui aient jamais été conçues par des hommes ? Cet ouvrage est au fond une sorte de protreptique, c’est-à-dire d’invitation à philosopher au lieu de se laisser séduire par « la fausse philosophie, qui est aussi une philosophie fausse, [et qui] plagie, parodie, travestit et dévoie le travail philosophique (1) ». Edith Fuchs montre par quels détours la philosophie a été dénaturée jusqu’à devenir méconnaissable et se métamorphoser en propagande nazie.

 

Sommaire
  1. Comment penser la fausse philosophie ?
  2. Le courage de penser et l’exemple de Husserl en 1935
  3. L’incompréhension générale de la vraie philosophie
  4. La conviction philosophique
  5. Le prestige de la philosophie en Allemagne avant le nazisme
  6. Que s’est-il passé en Allemagne ?
  7. L’exemple de Nietzsche
  8. Le refus de la Révolution française en Allemagne
  9. Réduction de la philosophie à l’idéologie ou à la rhétorique
  10. La haine de la raison et de l’Etat
  11. Le massacre de la langue allemande
  12. Le cas Hannah Arendt, persistance du même phénomène 
  13. Ne pas se tromper de style : ou l’honneur d’enseigner la philosophie
 

1 - Comment penser la fausse philosophie ?
La principale difficulté de son analyse ne réside pas dans la manière dont elle montre par quels degrés on est passé de la philosophie authentique à la propagande pure et simple, mais dans la nécessité philosophique de déterminer rigoureusement les types d’imitation dont la philosophie a été victime. Le seul titre de l’ouvrage dit bien que nous sommes devant le problème posé par Platon dans toute son œuvre et particulièrement dans Le sophiste  : comment comprendre qu’on puisse simuler la vérité ? Comment penser le rapport du modèle à la copie, de la philosophie à ses imitations, puis de ces imitations à leurs imitations ? Comment penser le passage de l’idéalisme allemand aux haut-parleurs du nazisme ? De là toute une réflexion sur la notion d’idéologie (p. 153-179), et la tentative de former le concept d’idéologie philosophique sur le modèle de celui d’idéologie scientifique tel qu’il a été proposé par Canguilhem (2) (mutatis mutandis).

2 - Le courage de penser et l’exemple de Husserl en 1935
Selon Platon, on le sait, philosophes et sophistes sont parents et se ressemblent comme chiens et loups (3), le loup prédateur et le chien fidèle. Fidélité, c’est courage, non pas seulement courage physique dont les bêtes sauvages – les loups – aussi sont capables, mais courage intellectuel qui consiste à garder fermement ancré en soi-même ce qu’on sait être vrai pour l’avoir jugé tel, sans craindre pour sa réputation, sans craindre surtout la réprobation de ses amis, comme sut faire Socrate dans le Criton. Courage qui signifie que le cœur est l’allié de la raison et que l’irrationalisme est essentiellement un détournement de la sensibilité. Courage inséparable aussi de la colère, colère dont le vieil Husserl était encore capable. En 1935, il avait en effet tiré le signal d’alarme. Il prenait la défense de Descartes contre une interprétation « à la mode » selon laquelle la « fondation apodictique de la connaissance » aurait créé une humanité décadente dont l’idéal de progrès n’est jamais que l’obsession de la « sécurité », « en quelque sorte une assurance contre le destin » par la maîtrise de la nature. Or, remarque Husserl, une telle « philosophie de la décadence […] appartient essentiellement à une telle humanité » et « dans le fait, la pire décadence consiste dans la cécité à l’égard du grand et authentique éthos, qui justement fait la philosophie – la grande et authentique philosophie –, et rend digne qu’on l’honore celui qui en est de façon créatrice, le porteur. Comment ? Descartes, le grand solitaire, et son grand élève Spinoza, chercheraient la « sécurité », et ils voulaient par leurs écrits conduire les hommes sur le chemin de la sécurité ? etc. ». Ces mots des Beilagen de la Krisis (4) expriment l’indignation de Husserl devant l’interprétation heideggérienne de Descartes et de la métaphysique (5). La même colère anime tout l’ouvrage d’Edith Fuchs sur le long et systématique processus par lequel la philosophie s’est abâtardie en Allemagne. Elle le démonte par l’étude de toute une série d’ouvrages : le courage exige parfois qu’on ne recule pas devant des tâches déplaisantes, « descente aux enfers philosophico-culturelle », commente Bernard Bourgeois (6). Car on ne trouvera pas dans ce livre la galerie hégélienne des héros de la raison qui pense, mais bien d’immondes littérateurs qui font passer pour philosophie un discours proprement inqualifiable.

3 - L’incompréhension générale de la vraie philosophie
L’avertissement de Husserl n’a pas été entendu. Après la seconde guerre mondiale, la philosophie a été soupçonnée par un certain marxisme à la mode d’être une idéologie bourgeoise ; elle a ensuite été accusée de totalitarisme pour avoir enfanté Marx. Elle est aujourd’hui encore déconstruite par les plus subtils, qui se réclament de Heidegger : en tant que métaphysique ou connaissance rationnelle pure, son destin serait la rationalité technique, responsable de la dévastation de la planète (Descartes aurait rêvé d’un homme « maître et possesseur de la nature (7) »). Il est vrai que la tradition métaphysique, si par là on entend le cartésianisme de Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz, est un rationalisme radical ; mais ce n’est en rien une réduction de la raison à sa fonction calculatrice. Et si une telle réduction de la raison domine aujourd’hui le monde et une trop grande part de la recherche scientifique, si en effet cette domination conduit nécessairement au nihilisme, la philosophie n’en est en rien l’origine : la colère de Nietzsche contre la conséquence inévitable du scientisme qu’est le nihilisme est en un sens salubre, mais il est totalement faux que cette dérive soit imputable à la tradition philosophique, comme il le soutient et comme Heidegger le soutiendra à son tour, dans un tout autre style. [ Haut de la page ]

4 - La conviction philosophique
Ainsi, soupçonnée des pires maux, la philosophie trouve ses meilleurs contempteurs chez ceux qui en font profession et en vivent, qu’ils l’enseignent ou que sous le nom de philosophes ils fassent une carrière médiatique. Or il est arrivé à Edith Fuchs, après être restée jusqu’à sa retraite professeur de philosophie, de croire encore en la philosophie et d’écrire un livre de 540 pages pour répondre à celles de ces accusations qui en font la cause du nazisme. Un professeur dont la conviction philosophique n’a pas faibli soutient qu’il y a entre nazisme et philosophie contradiction. Une quelconque approbation du nazisme ne peut être seulement un accident dans la vie d’un auteur – « ne peut être traité comme un cas particulier de la question des rapports entre la vie et l’œuvre d’un auteur (p. 14) (8) ». Cette conviction, exprimée à propos de Carl Schmitt (9), ne vaut-elle pas aussi pour Heidegger, si bref qu’ait été le temps de son rectorat sous le règne de Hitler ?

5 - Le prestige de la philosophie en Allemagne avant le nazisme
Mais comment comprendre que les historiens (p. 20) n’hésitent pas à voir dans l’idéalisme allemand un des éléments qui ont préparé le succès du nazisme ? Si selon Canguilhem l’usurpation qui caractérise une « idéologie scientifique » est dénoncée et perd son efficacité « quand le lieu qu'elle occupait dans l'encyclopédie du savoir se trouve investi par une discipline qui fait la preuve, opérativement, de la validité de ses normes de scientificité (10) », au contraire, et à coup sûr, « ce qui n’est pas philosophique n’attend pas la sanction d’une vraie philosophie enfin trouvée : une vraie philosophie « existe » depuis que la philosophie existe, – mais aussi en même temps une armée des imitateurs et des faussaires » (p. 174). Seulement les discours qui se donnent l’apparence de la philosophie lui usurpent son prestige : ainsi une fausse philosophie a séduit en Allemagne, pays de tradition de philosophie authentique où la philosophie demeurait prestigieuse. A ce titre, et à ce titre seulement, l’idéalisme allemand a concouru au nazisme. Le nazisme suppose donc la philosophie, non pas parce qu’elle en est porteuse, mais parce que des faussaires lui ont volé son « aura » (cf. p. 37). Telle est au moins en partie la réponse d’Edith Fuchs à « la question intrigante de savoir pourquoi tant d’idéologues ont tenu à passer pour philosophes » (p. 26-27).

6 - Que s’est-il passé en Allemagne ?
Or il ne s’agit pas seulement de comprendre qu’un grand peuple humilié par le reste du monde et écrasé par une crise économique ait été séduit par les mesures économiques du nazisme, ni même qu’il ait pu être soulevé par une vague nationaliste au point de repartir en guerre. Ce qui paraît d’abord inintelligible, c’est ce que, dans sa préface au livre d’Edith Fuchs, Bernard Bourgeois appelle « la grande catastrophe de la culture allemande au cours du XX° siècle ». Rares furent les universitaires qu’elle a scandalisés (p. 17-18). La plus grande part de l’intelligentsia (p. 18-19) d’un peuple, je ne dis pas seulement civilisé, mais un des plus cultivés du monde, a joyeusement emboîté le pas de Hitler. Or il suffit de lire les citations tirées par Edith Fuchs de livres à succès publiés bien avant leur reprise par les « haut-parleurs » du troisième Reich pour être horrifié et pour voir comment l’aveuglement des années trente a été progressivement préparé. Ici, comme souvent en histoire, le mouvement rétrograde du vrai a un sens. On ne saurait objecter que ne sachant pas les conséquences du racisme on pouvait être raciste sans être criminel. On ne pouvait certes prévoir l’avenir de ces idéologies, mais on pouvait, ou plutôt on devait en comprendre l’aberration théorique et morale. Un collègue allemand de l’université de Marburg m’a rappelé il y a deux ans que lorsqu’un beau matin les professeurs juifs eurent disparu, personne dans la section de philosophie de Marburg n’a réagi ; or s’y trouvaient réunis des hommes qui avaient consacré leur vie à l’œuvre de Kant. Edith Fuchs montre quelle sorte de dégénérescence a affecté la philosophie en Allemagne du XIX° au XX° siècle, et comment des discours faussement philosophiques ont fait le lit du nazisme au point non seulement de rendre ces universitaires insensibles à ses horreurs, mais de les leur faire approuver : comment un discours idéologique, imitation de la philosophie, l’œuvre de Spengler, a rendu audible le discours des propagandistes nazis, et comment cette idéologie philosophique a elle-même été rendue possible par l’irrationalisme (11) qui s’est développé d’abord en grande partie contre la Révolution française et dont l’œuvre de Nietzsche est par sa grandeur même un des éléments essentiels : elle est philosophique en ce que comme toute philosophie elle « remet en chantier » (p. 167) l’idée même de la philosophie, mais, elle s’oppose à la tradition de la rationalité philosophique : « Nietzsche signe l’introduction de l’esthétisme en philosophie, qui le pousse à un excès de provocation et d’insouciance ». Et plus loin (p. 150) « Nietzsche, en écrivant en poète, en déniaiseur, en polémiste, en visionnaire (quoiqu’il s’en défendît) selon des voies a-conceptuelles, équivoques, plurivoques comme le sont inévitablement images, métaphores, analogies, figures et types, a « levé le couvercle », de sorte qu’une armée de talents fort inférieurs (12), fort dépourvus de sa sincérité, a pu s’autoriser de cette écriture pour « faire philosophe  » ». [ Haut de la page ]

7 - L’exemple de Nietzsche
Il est par exemple vrai qu’il n’y a pas chez Nietzsche le genre de biologisme qu’on retrouvera dans la propagande nazie. Mais c’est bien toujours « un versant de l’esthétisation nietzschéenne » (p. 125) que la prédilection de Nietzsche pour la métaphore de la santé et de la maladie. Un lecteur de Canguilhem, prêt à admettre une philosophie des valeurs en relation avec une pensée de la vie (valeur vient de valere qui veut dire se porter bien), mais aussi quiconque a quelque peu réfléchi sur le rapport de la santé et de la maladie ne peut que demeurer perplexe devant ces métaphores, par lesquelles Nietzsche veut que nous opposions la santé et la maladie par de-là l’opposition du vrai et le faux ou du bien et du mal. Ainsi il devient inutile de réfuter un philosophe, c’est-à-dire d’opposer des raisons à des raisons : il suffit de dire que Spinoza est souffreteux – « anachorète mal portant » (p.94) – et qu’il a besoin pour supporter la vie de mettre sa pensée en système, marque de faiblesse et de mauvaise santé. Citons ici Nietzsche : « Et que penser du grimoire mathématique, dont Spinoza a fini par cuirasser sa philosophie (et jusqu’à « l’amour de sa propre sagesse », si l’on veut bien donner à cette expression son sens juste et précis), afin de glacer d’emblée le courage de l’assaillant qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invincible, cette Pallas Athéné ; que de timidité, que de vulnérabilité personnelles trahit cette mascarade, chez un anachorète malade » (13) ». Edith Fuchs note en outre avec raison que dans cet usage des métaphores médicales concernant la santé et la maladie « le caractère problématique de leur départage clinique, déjà sur le terrain de la médecine somatique, est éludé ; la métaphorisation par laquelle Nietzsche ne cesse d’envisager la condition humaine, l’histoire des sociétés et des peuples en terme de santé et maladie fait quitter le champ du compréhensible pour accoster à celui des images émotionnelles » (p. 125). Au contraire le médecin Canguilhem écoute les malades et ne souhaite pas leur disparition, même métaphoriquement ou au second degré : il n’est pas « récupérable » comme a pu être repris par les nazis le discours nietzschéen sur la sélection par la mort des faibles.

Cet esthétisme est inséparable chez Nietzsche d’une remise en cause du rationalisme de toute la tradition philosophique. Et philosopher ainsi contre la philosophie séduit par son apparence de liberté. Bénéfice secondaire ou primaire, le lecteur se trouve dispensé de suivre la longue médiation de l’histoire de la philosophie. Voilà par quels détours un auteur dont la culture philosophique est incontestable apprend à ses successeurs à croire qu’elle est un obstacle à la pensée. Ainsi chez des auteurs les moins soupçonnables de nazisme se retrouveront les mêmes thèses qui ont nourri le discours nazi. Et l’aura d’écrivains à prétention philosophique qui s’en prennent précisément à ceux des penseurs qui ont le plus fortement exprimé l’exigence philosophique ne caractérise pas seulement l’Allemagne d’avant 1933 : déconsidérer le rationalisme et professer un irrationalisme esthète à la manière de Nietzsche se vend bien. La pseudo-philosophie dénonce chaque fois la tradition philosophique de la raison et « le succès d’Hannah Arendt tient pour une part à sa philosophie de la révolte contre la philosophie » (p. 494). Au contraire le livre d’Edith Fuchs est un appel à un retour à la raison que le XX° siècle a continué de mettre à mal après la tragédie nazie. Autre exemple, le plus médiatique des philosophes médiatiques d’aujourd’hui (dont il n’est pas question dans le livre d’Edith Fuchs) soutient que le nazisme d’Eichmann a pour origine la philosophie pratique de Kant, pour cette raison que l’idée d’impératif catégorique justifierait l’obéissance aveugle.

8 - Le refus de la Révolution française en Allemagne
Hegel, dans ses leçons de philosophie de l’histoire, au chapitre consacré à l’Aufklärung et à la Révolution française, demande qu’on examine la Révolution au point de vue de l’histoire universelle et qu’on distingue soigneusement la lutte contre le formalisme de la portée historique universelle de cet événement (14). Car si l’Allemagne a avec Kant le philosophe de la liberté, le penseur du droit pour le droit seul, « cela demeura paisible en théorie chez les Allemands ; mais les Français voulurent l’exécuter pratiquement (15) » et ce n’est pas seulement parce qu’ils ont, comme on, dit la tête près du bonnet (en français dans le texte). En d’autres termes, la révolution a libéré le monde que sans cela l’Allemagne n’aurait pas réveillé. On oublie donc trop souvent que « Kant et Hegel sont des exceptions, comparés à ceux qui, passé l’enthousiasme pour 1789, tournèrent finalement le dos à la révolution » (p. 25). L’Allemagne a préféré le Volk concret à l’abstraction du droit (16). Il me paraît incontestable que « du seul point de vue de l’antirationalisme de la fin du XIX° siècle, qui poursuit de multiples façons la réception hostile de la Révolution française en Allemagne, c’est l’œuvre de Nietzsche qui occupe une place royale (17) » (p. 83). Et lorsqu’on passera de la philosophie irrationaliste à l’idéologie philosophique d’un Spengler, on retrouvera la même hostilité. Edith Fuchs peut écrire : « notre souci porte sur les métamorphoses de la philosophie allemande, lorsqu’elle a pris les voies antirationalistes et irrationalistes de la destruction de la systématicité qui avait prévalu de Leibniz à Kant et Hegel. L’hostilité allemande à l’égard des Lumières, des suites réelles ou imaginaires de la Révolution française, à l’égard de toute république ou démocratie, à l’égard de la pensée libérale, tout cela ne date pas de la grande guerre » (p. 387). Il est ailleurs fait allusion à Herder. Tel est le « terreau intellectuel sur lequel ont grandi des phénomènes de croyance » (p. 32).  [ Haut de la page ]

9 - Réduction de la philosophie à l’idéologie ou à la rhétorique
Et le passage de la philosophie à l’idéologie est lié à la manière dont de tout côté la pensée est liée à la vie, ce qui transforme la philosophie et le savoir en purs et simples moyens du pouvoir (p. 257), à quoi la polémique de Marx dans L’idéologie allemande, qui fait de la philosophie l’expression d’un intérêt de classe, avec le trop célèbre « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer » (p. 160), a elle-même contribué. Et dans le même contexte s’inscrit la réduction de la philosophie à la rhétorique, et l’oubli que le discours apophantique ou déclaratif, contrairement à la prière, l’ordre, l’éloge, a pour « condition nécessitante qu’en lui réside le vrai et le faux », comme le dit Aristote : « L’intention de vérité ne peut pas ne pas présider au discours philosophique, non en tant qu’il est philosophique, mais parce que c’est la condition de tout discours déclaratif » (p. 161).

10 - La haine de la raison et de l’État
« Le sommeil de la raison engendre des monstres » : Goya, homme des Lumières, dit bien « le sommeil de la raison » et non « la raison ». La tragédie intellectuelle que raconte Edith Fuchs montre comment la raison accusée de tous les crimes a perdu toute autorité au profit d’une sorte de délire pseudo-philosophique, de sorte que les pires crimes ont été commis, et l’aveuglement qui les a rendu possibles règne aujourd’hui encore, chez tous ceux qui accusent la raison de ces crimes monstrueux : il est vrai que « nous n’en avons pas fini avec cet aspect du nazisme » (cf. p. 167-168, p. 28). Thème heideggérien là encore que cette misologie, et les pages d’Edith Fuchs sur la désorganisation juridique et administrative avec laquelle la « solution finale » a pourtant été réalisée montrent bien que la rationalité technique et économique, supposée même représenter le tout de la rationalité, n’y est pour rien (18). De la même façon j’ai pu lire avec plaisir les pages qui rappellent que « Hitler s’inscrit dans une longue tradition antiétatique », et que par conséquent le totalitarisme ne vient pas de trop d’État mais de l’absence d’État (cf. p. 390).

11 - Le massacre de la langue allemande
On suivra avec intérêt la réflexion sur le parallélisme de la descente aux enfers de la philosophie et de la langue, telle qu’elle a été décrite par Victor Klemperer. On se demandera avec Edith Fuchs si en effet les traducteurs de Heidegger ne contribuent pas au massacre de la langue (examiné particulièrement p. 300-309). Je n’ai rien dit de toute la réflexion menée à propos de l’antisémitisme, le symbole du juif chez Nietzsche et chez Marx lui-même, et le racisme d’une manière générale consubstantiel à l’idée de Volk. [ Haut de la page ]

12 - Le cas Hannah Arendt, persistance du même phénomène
L’ouvrage d’Edith Fuchs s’achève sur une critique radicale de l’œuvre d’Hannah Arendt et des raisons de son succès. Il y a chez Arendt une désinvolture totale à l’égard de l’histoire de la philosophie (19) et de l’histoire tout court : « une capacité à enjamber les siècles » par des considérations philologiques dignes de Cratyle chez Platon. Je ne retiendrai qu’un exemple  : l’esthétisation (p. 432) de la philosophie politique kantienne à partir d’un contresens sur le jugement de Kant concernant l’enthousiasme des spectateurs de la Révolution Française, contresens dont elle n’est pas seule à se délecter. Comme si en effet la sympathie d’aspiration que Kant partage avec les peuples européens pour la réussite de la France révolutionnaire signifiait qu’il considérait cette Révolution comme un spectacle sublime (20) ! Comme si la référence aux spectateurs et non aux acteurs signifiait qu’il faut adopter sur la politique un point de vue esthétique ! Kant veut seulement et explicitement montrer que si l’enthousiasme des acteurs parisiens et français peut avoir des mobiles de toute sorte, celui des étrangers aux combats menés en France repose sur un jugement d’ordre moral et politique qu’on peut supposer désintéressé. Mais sans doute est-ce un contresens inverse de celui de Schopenhauer, repris par Nietzsche, sur l’idée de « plaisir désintéressé » par laquelle Kant disjoint le beau non seulement de l’agréable mais aussi du bien, de tout intérêt non seulement sensible mais moral (non seulement pathologique mais pratique) qui est à l’origine de cette esthétisation de la politique : le désintéressement des spectateurs de la Révolution est entendu par Arendt dans le sens du désintéressement du jugement esthétique et non, comme le veut alors Kant, dans le sens du désintérêt communément lié à la moralité. Nous avons donc là encore la présence de l’esthétisme en philosophie, et, pire, en politique.

Qu’Arendt propose une philosophie du refus de la philosophie, elle le dit clairement (p. 458)  : « Je me suis clairement rangée sous la bannière de ceux qui, depuis pas mal de temps, s’efforcent de démanteler la métaphysique ainsi que la philosophie et ses catégories, telles que nous les connaissons toutes deux, depuis leurs débuts en Grèce et jusqu’à ce jour (21) ». Que la philosophie depuis les Grecs qui lui ont donné son nom ne soit en fin de compte qu’une « illusoire mystification » (p. 494), on en trouve l’expression chez Marx, lorsque la chaleur polémique de son Idéologie allemande (p. 160) lui fait considérer toute philosophie comme une idéologie, chez Nietzsche, chez Heidegger. On en trouve le développement chez leurs lecteurs philosophes : parce qu’ils veulent en effet sortir de l’illusion que Platon figurait par une caverne, parce qu’ils sont philosophes, ils refusent à juste titre de préjuger d’une idée de la philosophie, et de là ils en viennent à suspecter d’abord ceux qui leur ont appris qu’ils étaient prisonniers des apparences. Alors leur pensée enfin déniaisée nous enferme dans la caverne. Mais que signifierait la nécessité de rompre avec les catégories de la philosophie sinon que les philosophes ont inventé des catégories, que ces catégories sont des artifices, caractéristiques d’une culture ou pourquoi pas d’une ethnie (il est devenu ordinaire de parler de la philosophie ou de la pensée occidentale), ou que ce sont les moments dépassés d’une histoire ? Pourrions-nous même encore lire Platon, Aristote, ou Descartes ? Cette nouvelle forme de sophistique est dans son principe la négation de l’unité de l’humanité : car l’universalité de la poésie elle-même suppose que nos catégories ne se réduisent pas à des clichés culturels et ethniques et puissent être comprises par tout homme en tant qu’homme. La formulation philosophique des notions sur lesquelles repose toute pensée a certes une histoire qui ne lui est pas seulement extérieure : mais ces notions ne sont pas des concepts arbitrairement forgés par des idéologues ou même par des génies. La raison s’y explicite ; ce qui fait l’unité du genre humain s’y expose au grand jour. Nous ne sommes pas les premiers hommes. [ Haut de la page ]

13 - Ne pas se tromper de style : ou l’honneur d’enseigner la philosophie
Concluons. Le métier de professeur de philosophie ne consiste pas à mener une carrière de littérateur ou de congressiste ; il ne se réduit pas non plus à la publication de travaux académiques, même remarquables, mais destinés à d’autres professeurs. Il consiste à s’adresser à des élèves ou à des étudiants pour les instruire, et pour cette raison il rend incommode, car il impose de ne pas oublier l’élémentaire. Au demeurant les mêmes qui se réjouissent des approximations historiques et conceptuelles de telle célébrité tanceraient vertement un étudiant qui les oserait. Quel lecteur de Spinoza, cherchant seulement à comprendre ce qu’il veut dire, admettrait un instant ce qu’en dit Nietzsche ? On se plaignait naguère de la présence constante de Kant en France dans l’enseignement de la philosophie dans les lycées : mais c’est qu’il est l’instituteur de la philosophie par excellence, celui par qui il est possible d’accéder à l’élémentaire, d’apprendre à ne pas se payer de mots, à ne pas se contenter d’images et même de la plus belle poésie. L’angle d’attaque du livre d’Edith Fuchs est le style, la manière d’écrire (p. 28) des philosophes ou prétendus tels : la réduction de la philosophie à la rhétorique, pratiquée par Nietzsche, théorisée par exemple chez un Perlman (p. 154-158). Edith Fuchs risque donc l’accusation de rigorisme puisqu’elle veut qu’il n’y ait de philosophie que rigoureuse, comme Kant, comme Platon chassant les poètes de la cité et mettant sur le même plan poésie, rhétorique et sophistique : son livre montre comment en réaction contre le rationalisme la poésie a été réintroduite dans le gouvernement de l’âme des philosophes. Platon aime la poésie et ne couronne pas ironiquement ou par plaisanterie Homère avant de le chasser du gouvernement de son âme : son propos n’est pas « esthétique » ou « littéraire », mais philosophique et politique. Quand les poètes gouvernent la cité, quand les mythologies l’emportent sur la raison, c’en est fini de la civilisation elle-même. Les littérateurs les plus urbains ou policés, hommes de salon stylés, ont pu devenir les pires des barbares. Edith Fuchs a donc raison de dire que Nietzche a ouvert la boîte de Pandore. Dans la descente aux enfers de la philosophie, qui va de l’esthétisme d’un philosophe sincère et à vif, à l’idéologie philosophique d’un Spengler, et de là enfin aux pires propagandistes nazis, la première étape est déterminante (22).

 

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2013

 

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Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]

1- Edith Fuchs, Entre chiens et loups. Dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle (Paris, Le Félin, 2011), p..30. Dorénavant, un numéro de page entre parenthèses indique les passages du livre auxquels nous nous référons.
2 - Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans les sciences de la vie, Paris, Vrin, 1988.
3 - Platon, Le sophiste, 231a.
4 - Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard Granel, Paris, 1976, p. 471 sq. La vigilance philosophique d’un Husserl est une des rares exceptions parmi les célébrités du XX° siècle.
5 - On retrouve la même réduction du grand rationalisme cartésien et kantien chez Jean Luc Marion  : « certitude donc sécurité » La rigueur des choses, Flammarion, Paris 2012, p. 138.
6 - P. 10. Edith Fuchs parle p. 27 de la descente aux enfers que subit la langue, analysée par Victor Klemperer (LTI. La langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, trad. et annoté par E. Guillot, Paris Albin Michel, 1996).
7 - Cf. l’excellente mise au point de Pierre Guenancia qui montre l’absurdité de cette interprétation Lire Descartes, Folio-Essais, 2000, accessible sur http://philosophie.ac-creteil.fr/IMG/pdf/P._Guenancia_technique.pdf.
8 - Et comparer ce que serait l’accident nazi de certains auteurs comme Carl Schmitt avec l’attitude de Platon auprès du tyran de Syracuse n’a de sens que si l’on oublie « que l’idée platonicienne de la philosophie reine veut dire que la seule autorité, dont tout autre n’est qu’une image, réside dans la sagesse », p. 14.
9 - Je laisse au lecteur découvrir le chapitre qui traite du cas de Carl Schmitt.
10 - G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris 1977, p. 39.
11 - Bernard Bourgeois écrit « L’intérêt de l’ouvrage est alors de présenter une telle chute comme échelonnée en une suite de dérives et de trahisons par rapport à une origine qui les interdisait absolument ».
12 - Edith Fuchs cite alors en note les noms de Langbehn, Hugo von  List,  Moeller van den Bruck, Arthur Bonus, Ernst Bertram, Alfred Bauemler, qui fit le lien entre Nietzsche et le nazisme. Une Annexe rappelle quels sont les «  étoiles  », mouvements et courants majeurs à l’œuvre.
13 - Par-delà le bien et le mal, 1re partie, Des préjugés des philosophes, §5 trad. Geneviève Bianquis, Aubier, Paris 1951. On contrôlera l’original ! Oder gar jener Hokuspokus von mathematischer Form, mit der Spinoza seine Philosophie – „die Liebe zu seiner Weisheit“ zuletzt, das Wort richtig und billig ausgelegt – wie in Erz panzerte und maskierte, um damit von vornherein den Mut des Angreifenden einzuschüchtern, der auf diese unüberwindliche Jungfrau und Pallas Athene den Blick zu werfen wagen würde – wieviel eigne Schüchternheit und Angreifbarkeit verrät diese Maskerade eines einsiedlerischen Kranken!
14 - Wir haben jetzt die Französische Revolution als welthistorische zu betrachten, denn dem Gehalte nach ist diese Begebenheit welthistorisch, und der Kampf des Formalismus muß davon wohl unterschieden werden. Trad. Gibelin
15 - Das blieb bei den Deutschen ruhige Theorie; die Franzosen aber wollten dasselbe praktisch ausführen.
16 - P. 16, p. 236, et sur le même refus du droit chez Nietzsche p. 131-132.
17 - P. 83. Cf. aussi p. 87, note 1, sur l’invention probable du terme anti-lumières (Gegen-Aufklärung) par Nietzsche. On verra p. 308 en conclusion du chapitre sur le massacre de la langue par Rosenberg que « c’est donc bien avant la Grande Guerre,  et sans doute peu après la Révolution française, que la conversion de la philosophie en arme de combat commence ».
18 - P. 333-345, intitulée : « La destruction des juifs d’Europe » fut-elle rationnelle  ?
19 - Cf. 464, 465, quelques extraits qui donnent une idée de la vision que peut avoir Arendt de Galilée et de Descartes
20 - On aimerait voir l’analyse par Edith Fuchs de l’interprétation du jugement des spectateurs de 1789 comme jugement esthétique par Lyotard, dans L’enthousiasme, La critique kantienne de l’histoire, Galilée, 1986, dont le dernier chapitre traite du sublime paradoxal d’Auschwitz. C’est l’exemple même du destin de la philosophie que son livre diagnostique.
21 - Hannah Arendt, La vie de L’esprit, PUF, Paris, 1981, I, p. 237, cité par Edith Fuchs p. 458.
22 - « On peut considérer que la première dégradation, tout intra-philosophique qu’elle soit, est jugée la plus décisive (Bourgeois, p. 11) ».

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Annexe du 20 novembre 2013

Je reçois plusieurs commentaires de lecteurs fidèles, qui sont des réflexions historiques sur les causes du nazisme. Quoiqu’ils ne soient pas sans intérêt, je n’ai pas demandé à Mezetulle de les publier et je ne désire pas leur répondre. Mon propos en effet ne porte pas sur les causes du nazisme, mais sur l’accueil qui a été fait au nazisme par ceux des Allemands dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils s’y opposent, ou plutôt qui auraient dû s’y opposer. Comment comprendre qu’il ait reçu l’approbation d’universitaires et d’écrivains dont certains continuent aujourd’hui d’être considérés ? Ainsi le livre d’Edith Fuchs ne porte pas sur le fait relativement aisé à comprendre qu’un peuple humilié et frappé par une crise économique considérable ait pu approuver le pire des régimes, ni sur ce qui a rendu les autres peuples incapables de s’y opposer, mais sur les raisons qui font que les plus cultivés et les plus subtils des esprits aient eux-mêmes approuvé ce régime et collaboré à sa propagande – et à ce qu’elle a de pire.

Or il se trouve que de toutes parts on a soutenu que la philosophie était une des origines du nazisme et du totalitarisme en général. Qu’on se souvienne des (déjà anciens) nouveaux philosophes ! Popper et d’autres s’en prennent à Platon (avec en outre un sens relatif de la relativité historique), et de Platon à Hegel, de Hegel à Marx puis à Staline, la conséquence serait bonne… Dernièrement Kant lui-même a été rangé du côté des responsables de l’obéissance aveugle des fonctionnaires nazis. La rationalité cartésienne, réduite à la rationalité technique, serait, elle aussi, la source de la « rationalité » de l’organisation totalitaire, par exemple celle de la « solution finale », etc.

Le livre d’Edith Fuchs montre que tout cela est faux et que la philosophie n’est pour rien dans l’affaire ; qu’au contraire en Allemagne, un refus du rationalisme philosophique, depuis 1789, et même auparavant, par exemple avec Herder, a peu à peu corrompu les esprits. La condamnation de la Révolution française y repose d’abord sur ce refus des Lumières et de la raison et Edith Fuchs rappelle que le jugement de Kant et de Hegel, qui en comprirent la grandeur, est en réalité une exception en Allemagne. Elle montre en outre que cette haine de la raison et de la philosophie anime des œuvres aujourd’hui encore admirées, qui se prétendent philosophiques et qui passent généralement pour telles – au point d’être au programme de philosophie des lycées et des universités. Elle démonte le mécanisme de ces fausses philosophies, qui a produit la pire des idéologies, trahissant ainsi une admirable tradition, celle de la philosophie allemande (par exemple chez Leibniz et Hegel) : ainsi Entre Chiens et Loups : Dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle est un éloge de la raison et de la philosophie, et c’est cela que j’ai voulu saluer.

 

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