29 décembre 1970 2 29 /12 /décembre /1970 14:55

Les dilemmes de la morale laïque

par Guy Desbiens

En ligne le 9 décembre 2013

C’est dans la plus grande confusion que le projet d’instituer un enseignement de la morale laïque a pu provoquer, et provoque encore, la polémique au point de fausser le débat public sur l’École. Ceux-là mêmes qui peuvent s’entendre pour l’approuver, ou le désapprouver, ne savent pas toujours qu’ils ne s’entendent pas sur la signification qu’ils peuvent donner aux notions de morale, de laïcité, voire à l’idée de ce que doit être un enseignement. Non seulement les mots ont plus de valeur que de sens, mais ils conduisent de surcroît à une querelle dans l’ignorance des réalités d’une action politique qui leur est totalement inadéquate. C’est ce qu’enseigne une lecture attentive du Rapport de la mission sur l’enseignement laïque de la morale, remis au ministre le 22 avril 2013 (1), dont les conclusions pourraient, paradoxalement, susciter l’enthousiasme de ceux qui sont opposés à la morale laïque et l’indignation de ceux qui lui sont favorables !

 

Sommaire
1 - Axiomatique : la laïcité comme principe

 

Une morale vaut ce que vaut la civilisation dont elle est le résumé
Ferdinand Buisson


 1 - Axiomatique : la laïcité comme principe


La République française a fait de la laïcité le principe de l’association politique. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 établit la séparation des églises et de l’État : l’État ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Les articles 2 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 garantissent la liberté de conscience : nul n’est tenu d’avoir telle ou telle religion ; nul n’est tenu à la croyance ou l’incroyance. Il en résulte que la loi n’a pas à forcer les consciences, qu’elle doit garantir la liberté de culte dans les limites du droit et qu’elle ne doit tenir compte d’aucune croyance pour énoncer ce droit.

Comme l’a bien montré Catherine Kintzler (2), dans les démocraties communautaires, l’État n’est pas tenu à la réserve en matière religieuse et doit organiser la coexistence pacifique des confessions et communautés au sein de la société. C’est le principe de tolérance civile. Dans une République laïque, la puissance publique doit faire abstraction de toute croyance religieuse, ce qui impose en conséquence un strict devoir de réserve à tous ses représentants sans exception, et notamment les fonctionnaires de l’État. C’est le principe de laïcité politique. Dans le modèle laïque, le lien politique est exclusif de tout autre lien social, de sorte qu’il met en relation non pas des communautés les unes avec les autres, mais chaque individu avec et devant tous les autres. C’est ce qui permet au citoyen, dans le pacte républicain, de se penser uniquement comme citoyen, et de consentir à ce que la volonté générale ne soit en aucun cas l’expression de ses différences ethniques, sexuelles, religieuses, etc. En tant que tel, le citoyen, se constituant sans référence à une origine, un lien, un choix, peut se constituer par la seule référence à ce qui en lui-même est commun à tous les autres, à la faculté de juger qui, dans l’exercice éclairé de son autonomie rationnelle, en fait un sujet libre capable de vivre et penser avec tout autre sujet libre. [Haut de la page]

Mais la laïcité ainsi définie rend problématique l’idée de « morale laïque », qui divise aujourd’hui tous ceux qui se réclament pourtant, et de bonne foi, du modèle républicain. Il semble évident, d’une part, que la laïcité engage une morale exigeante, celle qui présuppose le libre examen, qui promeut les lumières et qui prescrit le respect de la dignité de la personne : c’est ce qui justifie assez l’implication morale d’une instruction publique (3). Et pourtant, d’autre part, certains objecteront les contradictions insurmontables d’une « morale laïque » devant à la fois garantir la liberté de pensée et la transmission de valeurs. La laïcité ne peut être une morale : elle est un principe, celui qui garantit la liberté de conscience. Et en exigeant l’obéissance à la loi, la République ne réclame pas l’approbation des consciences, la sacralisation de l’ordre établi, l’adhésion des âmes. De ce point de vue, la mission de l’École ne saurait être « d’enseigner et de faire partager les valeurs de la République » (4).


2 - Problématique : enseigner la morale de manière laïque


On ne peut, cependant, contester que l’enseignement moral et civique fut inséparable de la mission de l’instruction publique dans l’esprit des fondateurs de l’École de la IIIe République et Vincent Peillon prétend inscrire son projet dans cet héritage. On sait qu’historiquement l’enjeu fut pour Jules Ferry, avec l’application des lois de 1880 et 1881 relatives à l’obligation scolaire et la laïcité, de supprimer l’instruction religieuse des programmes de l’enseignement public et de mettre un terme au conflit entre cléricaux et républicains. C’est ce qui le conduisit à écrire, dans un souci de consensus national, sa célèbre « Lettre aux instituteurs » (circulaire du 17 novembre 1883). Il y affirme « la volonté de fonder chez nous une éducation nationale et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des vérités premières que nul ne peut ignorer ». Il y expose un rationalisme moral soucieux d’inculquer « ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul », relevant de « la sagesse du genre humain », et propose à l’instituteur d’être « le suppléant du père de famille », tout en respectant néanmoins « la conscience de l’enfant » pour former une « âme libre ».

Or c’est précisément cette conception de l’éducation du citoyen, fondée sur les valeurs de la moralité commune, qui apparaît, rétrospectivement, comme idéologiquement dépassée du point de vue de la « citoyenneté démocratique moderne » telle que l’expose le Rapport de mission : « la morale commune ne peut plus, à l’image de la morale laïque du passé, prescrire et imposer la conception d’une vie bonne, ce qui reviendrait à imposer une conception du bien parmi d’autres, en violation de la neutralité laïque » (p.23). Ainsi, d’une part, c’est le principe de laïcité, qui justifiait originellement la mission morale et civique de l’École républicaine, qui devient ce qui aujourd’hui devrait la disqualifier. C’est que « les sociétés démocratiques contemporaines, peut-on encore y lire, sont marquées par le pluralisme des opinions et des croyances [...] plus personne ne veut se voir imposer ce qu’il doit penser ou croire ». C’est donc, d’autre part, le relativisme de l’opinion qui se substitue à la liberté de conscience. Et pourtant, finalement, le Rapport insiste pour rappeler que la neutralité « ne doit pas faire obstacle à la transmission des valeurs républicaines [...]. Le respect de toutes les convictions ne peut, par exemple, conduire à transiger sur les principes de l’égalité entre les hommes et les femmes, le refus des discriminations ou la dignité de toute personne » (p.30). A-t-on cependant par ce mode d’argumentation les moyens intellectuels de justifier de telles exigences ?

Le Rapport de mission peut donc constater, avec un certain cynisme, que l’École est le lieu où « le discours moral ordinaire » a « moins de prise que par le passé sur la réalité des élèves » (p.10) ; il réclame pourtant dans le même temps un « socle de valeurs élargi », qui devrait comporter « la dignité, la liberté, l’égalité, la solidarité, la laïcité, l’esprit de justice, le respect et l’absence de toutes formes de discrimination » (p.28). Mais ce sont précisément les valeurs de la morale dite républicaine, ou celles que l’on voudrait telles, qu’on présente pourtant par ailleurs comme éminemment contestables ! Le Rapport de mission se place dans une contradiction manifeste : il n’est pas en mesure de concilier liberté critique et adhésion aux valeurs, et donc de répondre à son objectif : « repenser les principes et les orientations d’un enseignement de la morale à l’École adapté aux besoins et aux exigences de la société du XXIe siècle » (p.8).
[Haut de la page]


3 - Sophistique : de l’instruction civique à la « pédagogie morale »

Il faut surtout déplorer la distance qui sépare les ambitions déclarées par le ministre de l’Éducation nationale dans sa lettre de mission du 12 octobre 2012, la gravité de la crise qui touche l’École aujourd’hui et l’inconsistance des propositions présentées par le Rapport pour y répondre.

L’École n’est plus en mesure d’assurer infailliblement ses missions d’instruction et de transmission des valeurs. L’institution est aujourd’hui fragilisée non seulement par le contexte de crise économique, de décomposition sociale, de déclin de l’esprit civique, mais encore par des déséquilibres engendrés par des réformes totalement incohérentes qui ont renversé les modèles éducatifs traditionnels, provoqué des dysfonctionnements structurels et placé le système scolaire en contradiction avec ses propres principes.

Le projet ministériel, qui prétend répondre à une demande sociale de rétablissement des valeurs, s’inscrit pourtant dans la logique actuelle de dévalorisation de l’École elle-même !

Lorsque les ambitions culturelles de l’École sont subordonnées à une logique purement utilitariste, lorsque l’enseignement et le savoir sont dépréciés en conséquence, lorsque la pédagogie devrait se réduire à motiver plutôt que d’instruire, que le niveau de connaissances des élèves est globalement inadéquat à leur niveau de scolarité, que toute autorité est contestée, que l’indiscipline et la violence dégradent profondément le climat des établissements scolaires, que le corps enseignant, en proie au désarroi et au découragement, est de surcroît méprisé au sein de l’institution et discrédité dans l’opinion, on peut dire qu’il y a une faillite de l’École publique. Et lorsque dans « les territoires perdus de la République » se généralisent, au sein même des établissements, des manifestations inquiétantes, de la part des élèves, de prosélytisme, de racisme et d’antisémitisme, de refus de la mixité et de discrimination sexuelle, de contestations religieuses de l’enseignement et de la pédagogie, pouvant déboucher sur des actes de violence grave (5), on peut également dire que c’est la faillite du modèle républicain et du principe de laïcité.

Quelles solutions propose donc le Rapport de la mission sur l’enseignement laïque de la morale ? Il serait question d’inventer une « pédagogie de la morale », de former à une « citoyenneté participative », de « bâtir des projets autour de méthodes innovantes », de revoir le régime des sanctions, de développer une culture de la coopération, de la responsabilité, de la solidarité par les pratiques de la discussion, du débat, voire « des jeux de rôle », des « activités théâtrales », des « concours », des « journées commémoratives », etc. Et le Rapport de préciser qu’il ne saurait être question d’en faire une discipline supplémentaire, mais un « projet collectif qui demande une démarche éducative plurielle » (p.32). Il s’agirait, d’abord, de mettre en place des « modules interdisciplinaires » comportant un référentiel de « compétences », notamment « d’interaction et relationnelles », dont la validation passerait par de nouvelles modalités d’évaluation (auto-évaluation, évaluation en cours d’année, etc.) : à ce titre l’ECJS pourrait figurer dans la certification de l’examen du baccalauréat. Il s’agirait, ensuite, d’associer plus étroitement « la vie scolaire » (entendue comme l’organisation de la vie des élèves dans l’établissement en dehors de cours) et l’enseignement (les cours proprement dits) ; de promouvoir la participation des élèves aux instances de l’établissement ; de transformer « l’heure de vie de classe » en « conseil de vie de classe » ; de « valoriser l’engagement des élèves dans la communauté ». Il est recommandé que toutes ces actions figurent dans le projet d’établissement.

Il y de quoi être déconcerté par l’insignifiance des telles mesures : il semblerait qu’on ait  plutôt renoncé aux valeurs de l’École de la République, quand on estime n’avoir rien à exiger des élèves, même pour obtenir d’eux la simple politesse, le respect des autres, la disponibilité d’esprit que réclame l’enseignement, puisqu’on prétend que chacun serait libre, en « matière d’éthique », de « choisir des valeurs auxquelles il décide de se référer et de les inscrire dans ses actes » (p.32). C’est cependant confondre autonomie morale et arbitraire individuel. Le Rapport peut donc constater naïvement que l’évolution de l’École en faveur d’une pédagogie constructiviste « visant l’intériorisation des règles par l’enfant a eu pour effet de centrer les objectifs sur l’individu au détriment de la communauté » et a eu donc pour contrepartie la « fragilisation des normes » : c’est pourtant cette même pédagogie qu’il cherche à promouvoir !

La vertu du citoyen n’est-elle pas d’obéir aux lois ? Or c’est l’École publique elle-même qui donne le mauvais exemple, par son incapacité à faire respecter la loi dans tous les établissements scolaires sans exception – notamment la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux ostensibles. Pourtant, le corps enseignant sera tenu par « l’engagement » de transmettre des valeurs avec tous les risques de situations conflictuelles que cela pourra générer : peu importe, c’est pour eux « un devoir car c’est un droit » (p.23).

 

© Guy Desbiens, 2013 (article paru dans le Journal du SNALC de l'académie de Lille, juillet 2013) 

 

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Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]

 
1 - En pdf sur le site du ministère de l'Éducation nationale.
2 - Cf. notamment Qu’est-ce que la laïcité ? Paris : Vrin, 2008 2e éd.
3 - Cf. Jean Baubérot, La morale laïque contre l’ordre moral Paris : Seuil, 1997, et « Redonnons à la morale laïque toute son actualité », Le Monde du 10 septembre 2012.
4 - Cf. Jean-Michel Muglioni :« La laïcité et les valeurs » ainsi que « La morale de l’instruction ».
5 - Voir à cet égard le Rapport de l’Inspection générale présenté au ministre de l’Education nationale en juin 2004 par Jean-Pierre Obin : Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires.
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