La liberté comme forme : le cycliste et le censeur
par Catherine Kintzler
Appliquée à la liberté d'expression et reprise par quelques habiles, la critique des droits formels a vite fait de se transformer en bâillon : à scruter les contenus, on s'érige bientôt en censeur des « mauvais usages de la liberté ». Pour abolir ainsi le degré zéro de la liberté, il faut se croire au faîte de la liberté : il faut se prendre pour Dieu. Il ne faut donc pas céder sur la forme, par définition indifférente au contenu pourvu qu'il respecte lui-même les formes. Sans sa forme vide, sans sa forme la plus formelle, la plus abstraite, sans ce que Descartes appelle « le plus bas degré de la liberté », il n'y a pas de place pour la liberté. Forme fondamentale, ce plus bas degré n'est pas réductible à un minimum : c'est la condition du déploiement de tous les autres.
Intervention aux débats d'Agora 21 le 5 avril 2007
Sommaire de l'article
2 - "Le plus bas degré de la liberté" : degré stupide ?
3 - "Le plus bas degré de la liberté" ou son degré zéro
La liberté d'expression fait partie des libertés que l'on dit « formelles ». Effectivement, c'est une liberté qui se définit par sa forme ou son extériorité. Rappelons trois articles fondamentaux de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, reprise dans le préambule de la Constitution de 1958 :
Article 5 - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
Article 11 - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
Ainsi c'est non pas la personne morale d'autrui ou l'idée que l'on se fait de cette personne qui forme la limite de ma liberté, mais ses droits, expressément définis par la loi réglée sur la volonté générale. En l'occurrence, la liberté d'expression est encadrée par des lois sur l'injure, la diffamation, l'incitation à la violence, à la haine raciste, etc. Le principe est toujours le même : les interdits sont nécessaires au fonctionnement du droit en ce sens qu'ils sont la condition de possibilité du droit qu'ils limitent et dont ils sont constitutifs.
On sait que les droits dits formels ont été l'objet de critiques célèbres, d'abord par les adversaires de la Révolution française, tels Burke, au nom d'une conception distributive de l'ordre politique – et c'est plutôt la notion d'égalité qui était visée (1). Plus connue dans la tradition française est la critique inspirée par le Manifeste du Parti communiste de Marx et d'Engels – et cette fois c'est plutôt la liberté « formelle » qui tombe sous le coup de la critique : la liberté en effet, c'est le droit pour le propriétaire des moyens de production d'exploiter le non-propriétaire – le loup libre dans un poulailler libre. On se souvient de l'éblouissante formule (éblouissante par son ambivalence voulue) par laquelle Marx caractérise le prolétaire : un travailleur libre. Libéré de la servitude qui frappait le serf, mais libre de toute autre propriété que celle de sa force de travail, qu'il doit donc vendre pour survivre, et même, pour le prolétaire moderne, celui de la grande industrie, libre de la technique de travail qui lui a été volée par la machine. Ainsi le prolétaire est libre en tant que force de travail pure et simple, force de travail abstraite. Notons l'emploi du terme abstrait par Marx pour caractériser cette force de travail : abstraite car réduite à son essence, sans propriétés particulières.
Or c'est précisément son abstraction que les critiques de la liberté formelle lui reprochent. Dans un premier temps, je m'attacherai à remonter à la source philosophique de cette critique, qui fédère toutes les autres : cela nous conduira au concept classique de la liberté comme maîtrise. Dans un second temps, j'essaierai de montrer comment cette conception de la liberté philosophique peut être retournée et servir à abolir toute liberté, précisément lorsqu'elle est opposée à la liberté formelle à des fins de dénonciation. J'en conclurai qu'il ne faut jamais céder sur la forme – or c'est ce que nous sommes constamment invités à faire lorsqu'une « affaire » survient, comme récemment l'affaire des caricatures et l'affaire Redeker.
1 - Liberté abstraite et liberté philosophique
La liberté d'expression et de communication est donc « abstraite ». Cela est vrai. Car abstrait indique une opération de soustraction des qualités ou des diverses déterminations, autrement dit du contenu qui spécifie un concept. Il s'agit d'une liberté « sans qualités » dont la détermination est purement extérieure : rien d'intérieur ne vient la caractériser. Autrement dit, et pourvu que je respecte l'extériorité des interdits qui l'encadrent, je peux dire, écrire, publier ce que je veux. Cette abstraction ou cette extrême pauvreté en détermination, ou encore cette indifférenciation aux contenus la rapproche de ce qu'on appelait « la liberté d'indifférence », liberté vide et absolue par laquelle je prétends décider arbitrairement, sans raisons.
On retrouve alors, exprimées en langue philosophique première les critiques de la liberté comme forme abstraite. Non seulement il s'agit d'une pauvre chose, d'une idée vide, mais si l'on y pense bien, cette absence de contenu la vide également de ce qu'elle prétend effectuer : la décision elle-même. C'est le fameux paradoxe attribué à Buridan (XIVe siècle) dit de « l'âne de Buridan » : un âne également assoiffé et affamé placé à égale distance d'un seau d'eau et d'une botte de foin mourra de faim et de soif.
Le développement le plus puissant de cette critique est présenté par Spinoza dans plusieurs passages de l'Ethique (2). Parce qu'une idée vide est une absence d'idée, il n'y a aucune liberté sans la force des raisons qui sont en présence, parce que tout simplement ces forces n'interviennent pas sur ma décision : elles sont ma décision elle-même. Et lorsque je pense prendre une décision sans attache, gratuite, « libre » au sens mécanique du terme, celle-ci n'est que l'effet de ma conscience d'agir conjuguée à l'ignorance où je suis de ce qui me détermine. Supposons que je lance une pierre et que cette pierre, durant sa trajectoire, soit brusquement douée de conscience ; elle pensera qu'elle se déplace de son propre chef ! Ainsi la liberté comme forme est, tant qu'elle s'autorise d'une abstraction vide, une illusion. Au contraire, c'est lorsque les raisons sont fortes que je suis libre, et plus elles sont fortes, plus j'augmente ma liberté.
Et c'est vrai. Je suis beaucoup plus libre quand je démontre un théorème, proposition nécessaire, que lorsque j'affirme une bêtise, proposition sans attache. Car la suite des raisons que je déploie dans la démonstration fait que rien ni personne ne me dicte ce que je fais et ce que je pense : alors seulement je suis l'auteur de mes pensées et de mes actes. Nous avons tous fait cette expérience de la certitude par la force des raisons : un enfant qui a compris comment fonctionne une addition est dans une position divine, et le fabuleux Pythagore lui-même n'en sait pas plus que lui concernant cette addition...
Voilà pourquoi Spinoza regarde avec tant de commisération l'exercice du doute dont Descartes fait son outil initial : le doute n'est à ses yeux que le signe de la faiblesse des pensées. Et Descartes lui-même, soulevant cette question dans la Méditation quatrième, qualifie rétrospectivement cette liberté abstraite de « plus bas degré de la liberté ». Nous y reviendrons, car même au plus bas, cette liberté n'est pourtant pas rien à ses yeux (3).
Et nous voilà aussi en mesure de comprendre pourquoi Spinoza déclare que « Dieu seul est absolument libre » (4). Dieu c'est-à-dire tout ce qui existe, tout ce qui est et qui peut être pensé : rien n'est à l'extérieur, rien ne pèse sur Dieu, rien ne se fait qu'il ne fasse, rien ne se pense qu'il ne pense... C'est de la philosophie première, mais c'est très simple à comprendre. Il s'agit d'une définition de la liberté par son contenu, par l'intérieur : une définition substantielle. Plus il y a de substance, plus il y a de liberté.
Cette façon de voir existait bien avant les théories explicites de la liberté. Car lorsque Socrate s'applique à dénoncer l'opinion, la doxa, chez ses interlocuteurs, il le fait selon la même fidélité à l'intériorité, à la consistance de la pensée : « tu dis cela, mais tu ne le penses pas vraiment, car nous allons voir que cela ne se pense pas, cela n'a pas de contenu ». Et ainsi on revient à ce que Rousseau plus tard appelle « le sens philosophique du mot liberté » (Du Contrat social, I, fin du chap. 8) pour le distinguer dans ce texte du sens juridique et politique du mot, qui se caractérise par la forme et l'extériorité.
Liberté philosophique : c'est celle du maximum d'autonomie, elle repose sur la consistance du contenu. C'est elle que l'on acquiert par la connaissance, par la maîtrise technique, qui toutes deux supposent que l'on s'approprie les tenants et les aboutissants de ce que l'on dit, de ce que l'on fait, de ce que l'on pense. On pourrait donc caractériser cette liberté par la maîtrise et l'appropriation. Ainsi la liberté juridique formelle serait à la liberté philosophique ce que la propriété est à l'appropriation: lorsque je possède un livre dans ma bibliothèque, j'en ai la propriété. Lorsque je lis le même livre dans une bibliothèque publique, que je le travaille, que je prends des notes pour pouvoir me servir de ce qu'il m'apprend, je me l'approprie, bien qu'il ne m'appartienne pas. Je peux aussi faire les deux, m'approprier ce que je possède. C'est ce qu'il faut impérativement faire lorsqu'on achète une voiture par exemple, bien mal nommée en l'occurrence « automobile ».
Et puisque nous sommes sur la route, prenons un exemple qui nous servira de boussole – exemple que j'ai utilisé et usé pendant toute ma carrière de professeur.
Je suis dans ma voiture, il est 3h du matin. J'arrive à un feu tricolore qui vient de passer au rouge. Il n'y a personne de l'autre côté. Imaginons Spinoza à ma place. Voici le raisonnement qu'il pourrait tenir : le stupide s'arrêtera au feu sans réfléchir parce qu'il en a l'habitude, le craintif s'y arrêtera en pensant qu'un radar est peut-être caché à proximité, le soucieux s'arrêtera en réfléchissant qu'il n'a peut-être pas tout vu et qu'après tout le feu le protège, mais le sage s'arrêtera en poussant la pensée jusqu'à son comble : il comprend que la loi qui règle les feux tricolores est profondément fondée et juste, il voit que cette loi il aurait pu lui-même la décider, et ainsi il est au summum de la liberté philosophique en attendant à l'arrêt que le feu passe au vert ! [ haut de la page ]
2 - « Le plus bas degré de la liberté » : degré stupide ?
Vous avez sans doute remarqué que dans ma classification philosophique j'ai oublié un personnage : le petit malin. C'est celui qui, après avoir bien regardé, brûle le feu « puisqu'il n'y a personne ». Le petit malin est intelligent, et il pense que les lois ne sont faites que pour ceux qui sont bêtes. Il pense que si tout le monde était intelligent comme lui, il n'y aurait même pas besoin de lois, tout se passerait très bien... Nous le croisons tous les jours. S'agissant de la route il a même en ce moment pignon sur rue, ou plutôt dans la rue : vous avez reconnu le cycliste « bobo », celui qui se conduit tantôt comme un piéton tantôt comme un véhicule, selon la situation et ce qui l'arrange.
Celui-ci est le plus dangereux de tous, particulièrement parce qu'il s'autorise de l'intelligence. S'appuyant sur la consistance d'un contenu, il en prend argument pour évacuer le premier moment, celui de la forme vide de la loi du feu tricolore : celle qui m'enjoint de m'arrêter au rouge bêtement et quelles que soient les circonstances « même s'il n'y a personne ». Le cycliste petit malin considère que sa science surpasse l'autorité du code de la route, cette dernière étant faite pour les stupides (ceux qui conduisent les véhicules motorisés). Si on lui fait remarquer qu'il n'a pas à brûler de feu ni à circuler sur le trottoir, il s'offusquera, et nous considérera comme des réactionnaires doublés d'imbéciles, persuadé qu'il est d'avoir la raison philosophique (en plus de la bonne conscience écolo) de son côté. On devrait presque le remercier de se mettre en danger et les autres avec lui.
Cependant, si l'on revient sur le mécanisme dont il tire argument pour transgresser la loi, on constate que non seulement ce petit malin est dangereux, mais que sa prétendue clairvoyance est une négation de la liberté. En effet, dissimulé sous des oripeaux libertaires, on voit fonctionner ici le même mécanisme que celui dont s'autorise la censure la plus féroce. Habiller la férocité avec des oripeaux bien-pensants, cela s'appelle de l'angélisme.
Quittons les exemples routiers et revenons dans le domaine de la liberté d'expression et de communication. Nous avons vu récemment fonctionner le raisonnement qui récuse la forme au nom d'un contenu plus consistant. Dans l'affaire des caricatures publiées par Charlie-Hebdo et dans l'affaire Redeker, des demi-habiles tiennent en effet l'argumentation suivante : « La liberté d'expression, c'est très important, c'est sacré, mais justement il ne faut pas la galvauder, il ne faut pas en faire un mauvais usage ; or ces caricatures qui s'en prennent à une religion et Redeker qui tient des propos de bistrot indignes d'un professeur de philosophie discréditent la liberté d'expression. » Et lorsqu'on leur objecte que la loi, par sa forme, définit expressément les abus de la liberté (et non ses mauvais usages), ils rétorquent qu'il ne s'agit pas de cela, qu'il faut réfléchir plus loin que le bout de son nez avant de « faire de la provocation »...
Comme le cycliste libéré, les petits malins demi-habiles font les saintes nitouches : les yeux fixés sur leur riche intériorité, ils prennent des airs hautains et dégoûtés, se pincent le nez et finissent par déclarer que, au nom de la liberté et de la haute idée qu'il convient de s'en faire, ils ne signeront aucune pétition pour soutenir des usages aussi formels et aussi extérieurs de la liberté... Il arrive même que la sainte-nitouche ait le courage de pousser le raisonnement jusqu'au bout : non seulement elle ne soutiendra ni la publication de ces caricatures ni Robert Redeker, mais encore elle réclamera des poursuites, une interdiction professionnelle par exemple. C'est ce que décrit hélas Robert Redeker dans son livre Il faut tenter de vivre (5). On est bien dans un mécanisme de censure.
Essayons de traduire cela en termes philosophiques. Au nom de la plénitude de la liberté, de son plus haut degré, on abolit la liberté formelle, son plus bas degré. Cela peut se dire aussi avec des mots plus gros, plus métaphysiques: au nom de Dieu, qui seul est absolument libre, on finit par tirer sur un homme à terre. Cette formule n'a rien de rhétorique, elle est rigoureusement déductible de ce qui a été dit plus haut. Car pour récuser ainsi le plus bas degré de la liberté, il faut parler du point de vue de Dieu – du point de vue de la vérité absolue. D'ailleurs, n'a-t-on pas entendu le même argument au plus fort de l'époque stalinienne ? La forme vide, occidentale, de la liberté et ceux qui s'en réclamaient n'étaient-ils pas dénoncés comme infantiles, stupides, comme manquant de conscience politique ? Autrement dit encore : le mauvais usage de la liberté c'est celui avec lequel je suis en désaccord. Et ce avec quoi je suis en désaccord doit être interdit, car c'est contraire à la vérité, à l'avant-garde, au progrès historique, au mouvement des masses, au progrès social, au Parti (ici peuvent prendre place différentes variantes de la divinité).
Mais à quoi bon la liberté, s'il ne faut l'exercer que pour adhérer à un consensus fixé d'avance ? [ haut de la page ]
3 - « Le plus bas degré de la liberté » ou son degré zéro
A cela il faut répondre par une défense intraitable de la liberté comme forme, de ce plus bas degré de la liberté qui abrite aussi bien la stupidité que l'intelligence. Et il faut le faire pour des raisons philosophiques. Je m'inspirerai de la bienheureuse obstination avec laquelle Descartes, au plus fort moment de ses Méditations, affirme l'idée de « plus bas degré de la liberté » - la capacité de dire non, de prendre du recul, de douter, d'être à l'écart. En effet si un peu de philosophie nous éloigne de la forme de la liberté et de son plus bas degré jusqu'à les nier, beaucoup de philosophie nous y ramène. Voici quelques arguments.
1° L'affirmation de cette forme vide autorise, avons-nous dit, la stupidité. Mais l'imprimerie, qui a révélé la puissance de l'écriture alphabétique et aujourd'hui les publications en ligne qui la portent au maximum de diffusion, ont également multiplié la quantité d'âneries diffusables et diffusées. Faut-il brûler les kiosques à journaux et programmer Google pour ne laisser paraître que les textes importants, consistants ? On voit bien ici que la forme vide est avant tout un degré zéro, une condition de possibilité : c'est la possibilité de l'extension ordurière qui conditionne l'éclosion de textes consistants et qui en multiplie les chances d'apparition.
Forme fondamentale, ce plus bas degré n'est pas réductible à un minimum : c'est la condition du déploiement de tous les autres. Car pour pouvoir démontrer un théorème, ou de manière générale avancer quelque proposition riche de contenu et susceptible de vérité, il est inutile et même nuisible de se placer du point de vue de Dieu : il faut pouvoir douter, se tromper. « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur » écrivait Beaumarchais : sans la liberté de dire ce que les habiles, du haut de leur divinité et comme s'ils étaient extérieurs au champ critique, condamnent comme des bêtises, aucune vérité ne serait possible. S'en prendre à la liberté d'expression comme forme vide au prétexte que seuls les contenus importent, c'est abolir l'espace critique. En effet, celui-ci ne peut exister qu'à la faveur de la négation, de l'erreur. Car jamais aucune proposition vraie n'a été établie directement, aucune proposition vraie ne se présente d'abord de façon affirmative : toutes sont le fruit d'un travail critique qui suppose l'erreur, la négativité, parce qu'on ne comprend jamais rien si on ne comprend pas pourquoi on n'avait pas compris. Une vérité qui n'est pas passée par l'épreuve de sa négation, de sa fausseté possible, n'est jamais qu'un objet trouvé dont on ne sait que faire : elle n'a aucune force, aucune certitude (6).
2° La loi n'a pas à me demander compte du contenu que je donne à l'usage de ma liberté et de mes droits en général, pourvu que celui-ci reste dans les formes qu'elle détermine de l'extérieur – cette extériorité étant réglée sur les droits d'autrui et non sur son bon plaisir.
Elle n'a pas non plus à me demander d'être juste, vertueux, intelligent, ni à me dire ce qui est vrai et ce qui est faux. Or c'est ce qu'elle fait lorsqu'elle prétend me dicter le contenu de ce que je fais et de ce que je pense dans le cadre d'une liberté d'expression dont il faudrait faire un bon usage. Et ce faisant, elle m'ordonne de renoncer à la constitution autonome de mes actes et de mes pensées pour me conformer à une norme prescrite par une « bonne pensée » extérieure. La critique de la liberté comme forme au nom de ses bons usages revient à commander l'obéissance la plus servile : c'est la négation même de la liberté, puisqu'elle doit s'assujettir à un usage déterminé a priori.
3° Enfin la forme de la liberté, son degré zéro, c'est aussi une sécurité, un soulagement nécessaire pour l'esprit qui ne peut pas être présent tout le temps à lui-même. L'extériorité de la loi fonctionne ici un peu comme une machine aveugle sur laquelle on peut s'appuyer. Car s'il fallait, comme le veulent les petits malins, constamment s'interroger sur le contenu, constamment regarder partout au lieu de s'arrêter bêtement au feu rouge, ce serait épuisant et très dangereux. Au contraire, des mécanismes formels et extérieurs nous offrent garantie et sécurité, outre qu'ils sont explicites et qu'ils peuvent donc être critiqués, amendés, améliorés.
Reprenons pour terminer l'exemple emblématique du feu tricolore. Tout le monde y trouve son compte : l'ignorant, le distrait, le stupide aussi bien que le craintif et le sage – tous ces personnages que je suis tour à tour.. Mais gardons-nous de jouer le rôle du petit malin qui, trop sûr de sa vigilance, s'expose et expose les autres. Il vaut bien mieux faire la bête, car qui veut faire l'ange fait la bête.
© Catherine Kintzler, 2007 [ haut de la page ]
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1 - Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France (1790), Réflexions sur la Révolution de France, suivi d'un choix de textes de Burke sur la Révolution, trad. de Pierre Andler ; présentation de Philippe Raynaud ; annot. d'Alfred Fierro et Georges Liébert, Paris : Hachette, 1989. Voir Bertrand Binoche Critiques des droits de l'homme, Paris : Presses universitaires de France, 1989.
2 - Spinoza, Ethique, I 32 et Appendice, II 35 et surtout 48 et 49.
3 - Descartes, Méditations métaphysiques, IV et Les Passions de l'âme, 152.
4 - « Dieu seul est cause libre », Ethique, I, 16, corollaire 2.
5 - Robert Redeker, Il faut tenter de vivre, Paris : Seuil, 2007.
6 - Ce point demanderait un développement important, il engage ce que Bachelard appelait une psychologie de la connaissance : Gaston Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Paris : Vrin, 1993 (1958).