9 août 1970 7 09 /08 /août /1970 18:34
La danse : l'improvisation et les paradoxes du vide -I
(Première partie)
par Catherine Kintzler

En ligne le 25 avril 2009

Pour les artistes, l’enjeu a toujours été de promouvoir leur art dans son moment constituant et autonome. Comment libérer la danse de ce qui n’est pas elle et lui rendre ce qui lui est dû ? Après l’avoir débarrassée de l’allégorie, de la narration, du théâtre, de la musique, de la grâce et de l’adresse, de tout ce qui « fait art », il fallait encore faire le vide autour d’un corps essentiel et extraire le « surcorps » du corps qui nous est donné. Mais cette recherche passionnée de la libéralité du corps conduit peut-être mortellement à revenir à l’univers ordinaire des mouvements et, finalement, à ne plus danser.

Sommaire

Première partie:
1 - Déconditionnement et réopacification : l’effet esthétique comme moment libéral et critique
2 - Moment constituant et moment constitué, les deux versants de l’improvisation
3 - L’improvisation de prolifération
Notes de la première partie

Deuxième partie La danse : l'improvisation et les paradoxes du vide- II :
4 - L’improvisation constituante. A la recherche d’un corps transcendantal : la danse comme « art démuni »

- Faire le vide pour pouvoir commencer
- Le chaos et les ruines : un état élémentaire du sensible
- Le surcorps et l’abîme du corps indéterminé

Notes de la deuxième partie
Références

1 - Déconditionnement et réopacification : l’effet esthétique comme moment libéral et critique

Mettre le geste à l’infinitif : cette opération hante la danse et rend compte de ses démêlés orageux avec la narration, le théâtre, la musique, qui tantôt la révèlent paradoxalement à elle-même (1) tantôt et plus souvent l’aliènent et l’asservissent à une autre série de phénomènes. Une telle autonomisation est comparable à celle qui arrache le son musical à l’univers des bruits pour former un monde poétique, tel que Paul Valéry le caractérise (2).

Le modèle musical traditionnel est même presque trop limpide. Car dans ce cadre, les sons musicaux sont, par leur nature même, déjà pris dans un réseau esthétique qui forme monde : tout simplement parce qu’ils sont émis par des sources qui en font des sons inouïs, à savoir les instruments de musique. Comme le remarque Valéry, le problème est plus complexe au sujet de la poésie qui doit toujours puiser dans le réservoir du langage ordinaire pour le rendre étranger à lui-même et l’élever au-dessus de lui-même.
La même difficulté s’observe pour le geste. J’observe un chat qui saute sur le rebord d’une fenêtre, je trouve cela beau : les mouvements semblent gratuits, détachés de la chaîne causale qui les gouverne et, pris en eux-mêmes, semblent révéler un ordre de rapports différent, tout aussi gratuit. Evidemment le chat ne danse pas, c’est moi qui déconditionne cette séquence de gestes et qui la reconditionne dans un autre monde, un monde libéral, affranchi des relations ordinaires (3).

Mais pour qu’il y ait esthétisation et que se produise ce que, à la suite de Valéry, on peut appeler un effet poétique, il ne suffit pas qu’un élément soit prélevé sur l’univers ordinaire puis repris avec d’autres pour former un monde relationnel, il faut encore qu’il soit réopacifié. C’est ce que montre l’expérience du modèle linguistique.
Considérons le langage des signes utilisé par les sourds-muets : les gestes y sont détachés de l’expérience naturelle, et enchaînés les uns aux autres dans un monde linguistique au sein duquel ils prennent des valeurs relatives : il y a bien déconditionnement et reconditionnement.
Regardons maintenant la pièce dansée qu’un danseur de Pina Bausch en tire. Il récite le texte d’une chanson connue, d’abord en exécutant les gestes du langage des signes comme le ferait un sourd-muet. Puis, il autonomise les gestes, faisant en sorte que toute l’attention se dirige sur leur exécution, sur leur matière, le texte disparaît, et cela devient un ballet. Comment cela se fait-il ? Cela devient ballet à partir du moment où ces signes, non seulement sont abstraits de l’expérience ordinaire, mais sont en quelque sorte rendus à eux-mêmes : leur transparence linguistique est annulée, on ne pense plus à ce qu’ils disent, on les voit enfin, on ne voit plus qu’eux, et cette découverte est faite par tous. C’est la réopacification, et nul doute que, même si le danseur maîtrise parfaitement les gestes qu’il exécute, ces gestes, pourvu qu’ils soient réopacifiés, restent partiellement des énigmes pour lui aussi, lui aussi s’en émerveille, pour lui aussi ils ont cette fraîcheur étrange, lui aussi en jouit.
Il faut, dit encore Valéry « s’attarder dans la perception » pour que l’effet poétique se produise, inséparable d’une sorte de densification matérielle. L’opération de réopacification, qui ramène le sensible à lui-même tout en l’élevant à une autre condition que son ordinaire, qui libère le sensible de sa première condition, distingue donc l’effet poétique de l’effet simplement signifiant par lequel le sensible est certes détourné, mais rendu transparent. [ Sommaire de l'article ]

Nous ne sommes pourtant pas encore au bout de nos peines avec l’opération de réopacification : car celle-ci se produit aussi, et avec effet d’énigme et de débordement, dans le symptôme hystérique et plus généralement dans les phénomènes lacunaires.
Mais à la différence de ceux-ci l’opacification esthétique libère le sujet en proposant une énigme qui vaut pour tous et qui ne s’effondre jamais parce qu’aucune élucidation ne peut entièrement l’épuiser ; sa robustesse tient aussi au fait que le statut du sensible n’y est pas entièrement réductible à celui d’une matière signifiante, ce n’est pas un rébus : le sensible y renvoie aussi à lui-même.
C’est bien en les rendant étranges et en les épaississant que le poète donne « un sens plus pur aux mots de la tribu » (4), mais cette étrangeté et cet égarement, en rendant les mots, les choses, les sensations à eux-mêmes, ne défait pas l’expérience ordinaire pour nous plonger dans un monde rêvé enchaîné par des relations signifiantes strictement particulières, mais la dénoue et la met en déroute en sens inverse : on y parcourt le chemin qui va de l’idiome à la langue, du particulier au singulier universel, et ce travail de libération se fait au cœur du sensible, par approfondissement du sensible et non par son allégement ou son instrumentalisation. Ainsi, de même que la poésie libère de l’idiome en libérant la langue, la musique libère du bruit en libérant le son, la peinture libère du visible en libérant le visible, le geste dansé libère du corps en libérant le corps.

Cependant l’effet esthétique ou poétique, au sens où il effectue un déverrouillage, une libération par rapport à l’enchaînement imposé par l’expérience sensible ordinaire, peut être comparé à un autre effet libéral dont il faut encore le distinguer : l’effet théorique. Hegel le dit aussi au début de son Esthétique : ce qui rapproche l’intérêt esthétique et l’intérêt théorique, c’est que tous deux s’affranchissent de l’intérêt pratique du désir, c’est leur dimension libérale. La position théorique ne peut commencer que si l’on se retire de la position ordinaire, de l’évidence qu’impose l’expérience ordinaire, pour rendre étranges les choses qui nous semblent d’habitude anodines et normales : « l’étonnement est le commencement de la science ». Pour comprendre qu’il y a quelque chose à comprendre, il faut d’abord comprendre qu’on ne comprenait rien, il faut que les choses soient rendues incompréhensibles (5).
C’est bien une forme d’opacification, mais dans le cas de l’activité théorique, une opacification intellectuelle, un obscurcissement voulu, dû à une modalité du regard sur les phénomènes et non une densification matérielle, sensible, des phénomènes eux-mêmes. Par ce regard à visée théorique, qui s’oppose à la visée pratique, ou à ce que Hegel appelle « l’intérêt pratique du désir », les choses sont en quelque sorte rendues à leur existence, l’objet subsiste dans sa liberté. Une fois ramené à son étrangeté, il est affranchi de l’extériorité qui pesait sur lui. La visée théorique ne s’intéresse au sensible que pour l’élucider, et non pour l’opacifier ; le sensible y est reconduit, et mis sous la tutelle de l’explication, assujetti au concept.
Ainsi, l’art et la science désenvoûtent l’un et l’autre de l’autorité du sensible immédiat soumis à l’intérêt pratique du désir et rendu inconsistant par l’habitude ou par sa propre évidence. Mais, alors que la science, en élucidant les apparences sensibles, produit un effet d’émerveillement désenchanté (ce n’était que cela !), l’art, en réopacifiant l’apparence, la libère et produit une forme de réenchantement.

Enfin, et pour achever cette approche préalable, l’effet libéral qui vient d’être décrit, à la fois en parallèle et en opposition avec l’effet libéral que produit l’activité théorique, suppose (comme dans l’activité théorique), un moment critique.
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Pour rendre compte de l’effet libéral aussi bien dans la position théorique que dans la position esthétique, nous avons parlé d’une opération d’étrangéisation, qui consiste à rendre étrange, insolite, ce qui se présente ordinairement comme une évidence première sur laquelle on ne s’interroge pas. Or cette opération a pour condition l’hypothèse de la contingence, elle ne peut s’effectuer que sur fond de contingence.
Revenons au geste et reprenons l’exemple du chat qui saute sur le rebord d’une fenêtre. Son geste est empreint de sûreté, il est sûr. Est-ce que le chat est sûr de lui ? Le dire serait trop s’avancer, car ce serait supposer qu’un chat peut douter de lui-même. Bien entendu, il peut manquer, rater, son saut. Mais ce ratage est-il de l’ordre de l’erreur, qui suppose la conscience du certain et de l’incertain, la mise en relation de deux plans, celui du possible et celui du réel ? Nous ne saurions le dire ; tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il est de l’ordre de l’échec ; le chat recommencera, c’est tout. Son geste, même s’il le manque, ne s’enlève pas sur un monde de possibles : il n’est pas constitué par sa fragilité ; un chat n’est pas fondamentalement maladroit ; il peut échouer, ce qui n’est pas la même chose.
Le geste du danseur se nourrit au contraire de cette fragilité : la maladresse n’en est pas exclue, elle en est partie prenante, elle hante le geste et d’une certaine manière, elle le rend possible. Nous le savons parce que nous expérimentons la maladresse dans notre corps propre, ce qui veut dire que nous savons que notre corps est frappé par la dimension critique. Et lorsque le geste est sûr, il ne l’est pas par abolition de la maladresse, mais par assomption de celle-ci : il a acquis une sûreté construite, nourrie par l’étape et par la possibilité toujours imminente de la maladresse.

Ainsi lorsque j’étais enfant, j’étais en admiration devant le geste de ma mère battant une omelette ; d’une manière générale j’admirais chez les adultes ce mélange de précision, de force et de vitesse auquel les enfants ne parviennent que très difficilement : mais ce qui alimentait mon admiration était la conscience que j’avais que cette difficulté existait ou avait existé aussi pour eux et que, loin d’être évacuée par l’adresse du geste, elle y était en quelque sorte présente. La perfection humaine n’est comparable ni à celle des bêtes ni à celle des dieux, elle ne fleurit que sur le sol instable de la contingence : les choses auraient pu être autres, et c’est précisément parce qu’elles auraient pu être autres qu’elles sont ainsi.

L’expérience de l’erreur et l’expérience de la maladresse sont analogues, et on peut y déceler la dimension critique. Critique non seulement parce que certitude et sûreté s’édifient toujours à la faveur d’une crise dont la présence est constituante, que cette crise pose la contingence comme condition de possibilité. Critique aussi au sens technique que lui a donné la philosophie critique : il n’y a pas d’instance autre que la pensée pour juger la pensée et corriger les erreurs, de façon analogue il n’y a pas d’autre instance que la sensibilité pour élever la sensibilité à sa dimension libérale. De même que l’expérience du vrai est une critique de la pensée par elle-même et un accès de la pensée à sa dimension réflexive, de même l’expérience esthétique est une critique du sensible par et dans le sensible et une élévation du sensible à sa dimension contemplative. Le goût est comme le jugement : il ne peut pas m’être donné de l’extérieur par une autorité (qu’elle soit un dieu, un programme génétique, un automatisme) qui me l’impose. Le goût et le jugement ne peuvent que se former en se réformant.
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Ce parcours préalable nous a menés apparemment loin de la question de l’improvisation, mais il a permis de mettre en place les caractéristiques de ce qui se présente comme un monde poétique. Le monde poétique s’enlève sur l’univers ordinaire par un déconditionnement du sensible qui s’autonomise, se réopacifie, qui atteint une dimension libérale et se réarrange en relations inouïes dont la nécessité critique repose sur une contingence constitutive. Ce monde poétique est aussi bien celui que la poésie arrache et rend à l’univers ordinaire des langues en disant ce qui ne peut pas se dire, celui que la peinture arrache et restitue à l’univers ordinaire du visible en faisant voir ce qui n’est jamais vu, l’ « invu » (6), celui que la musique arrache et restitue à l’univers ordinaire de l’audible en faisant entendre l’inouï, celui que le geste dansé arrache et restitue au corps en constituant un surcorps (7).


2 - Moment constituant et moment constitué, les deux versants de l’improvisation

Maintenant que nous avons dégagé la question des conditions de possibilité du monde poétique dans la pensée, la question est à présent de savoir quelles sont ses conditions de « faisabilité » dans la production. Comment un tel monde peut-il s’installer ? Le problème qui se pose est celui de sa constitution, sachant que constitution a un double sens, celui d’une action en tant qu’elle inaugure un ordre, et celui d’un état gouverné par un ordre. C’est ici que l’on rencontre la notion d’improvisation, au moment constituant et au moment constitué.

L’exemple de la musique permettra, une fois encore, de dégager la voie. Elle offre une simplification du problème de la constitution d’un monde poétique, même si par ailleurs cette situation brouille le problème et le fait disparaître en le simplifiant trop : car à trop « faire musique » on risque de congédier la musique.
Pour exposer la différence entre le moment constituant et le moment constitué du monde musical on peut recourir aux différentes variétés d’écoute ou d’expérience sonore qui sont exposées dans le grand Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer (8).
Dans l’écoute ordinaire, les sons sont rapportés à leur source. L’expérience sonore, en revanche, dans laquelle les sons sont écoutés pour eux-mêmes, en autonomisation, permet à la musique de s’installer. Mais cette expérience sonore s’articule à son tour en deux sens.
Par l’écoute musicale, les sons sont rapportés les uns aux autres, ils font monde dans une organisation préétablie à laquelle l’oreille est accoutumée et que en quelque sorte elle reconnaît. Par exemple, dans le cadre de la tonalité, je m’attends à la conclusion d’un accord de tonique après un accord de dominante. Ou encore, si je connais l’œuvre de tel ou tel musicien, mon oreille s’y dirige avec facilité. On peut alors parler de monde constitué ou de moment constitué du monde musical : l’oreille y est guidée par des « grilles » qui règlent l’attente de l’auditeur ; il y a reconnaissance.
Schaeffer introduit une seconde dimension de l’expérience sonore, qu’il appelle l’écoute musicienne, où les sons sont appréhendés par une écoute musicale déconditionnée pouvant s’organiser dans une musique possible. On a alors un monde musical en voie de constitution, tel qu’il peut apparaître peut-être à un compositeur en train de découvrir sa propre palette, ou à un auditeur en état de découvrir une musique déjà constituée comme si elle se construisait « sous ses yeux », un auditeur non conditionné, non prévenu, ou un auditeur déconditionné, capable de redécouvrir dans sa fraîcheur une musique pourtant déjà mille fois entendue. Le moment constituant permet donc de poser de façon radicale la question du commencement du monde musical, question qui était masquée par les mondes musicaux constitués.

Cette distinction entre écoute musicale et écoute musicienne, qui révèlent respectivement le moment constitué et le moment constituant des mondes musicaux, est-elle valide dans les autres domaines de l’expérience esthétique ? Que l’on pense aux grandes formes poétiques et littéraires, au vers classique qui s’impose dans chaque langue, à la figuration ou à la perspective en peinture, aux formes narratives du ballet classique : chaque domaine connaît des genres, des styles, des formes constitués qui alimentent le fond de son enseignement et donnent lieu à l’académisme. A l’intérieur de chaque art, de chaque genre, de chaque forme, des mondes singuliers s’instituent aussi, qui caractérisent une manière, une école, un auteur, de telle sorte que le pastiche en devient possible qui en signe la consécration mais qui, à la manière d’une oraison funèbre, en signale l’état de repos.
[ Sommaire de l'article ]

Une histoire philosophique de l’art pourrait probablement se construire, qui prendrait pour fil conducteur la constitution de ces mondes, leur règne, leur domination puis leur déconditionnement, faisant place à d’autres mondes édifiés sur les ruines des précédents. Nul doute que pour les artistes, l’enjeu a toujours été de promouvoir leur art dans son moment constituant. Pour entendre les sons en tant qu’ils se constituent en musique, il était nécessaire de produire des sons inouïs tels que les émettent les instruments de musique traditionnels. Ensuite, une fois ces systèmes installés et émoussés, privés de leur tranchant réformateur et troublant, il fallut en malmener l’évidence, en s’écartant par exemple des marches harmoniques admises, et si l’on pense à la peinture, en récusant le système des couleurs comme le firent les Fauves, en « touchant au vers » dans la poésie. Enfin, après avoir parcouru ce champ de rupture avec l’évidence des systèmes ordinairement et universellement admis, il restait, pour la musique, à se tourner vers l’univers délaissé du bruit, et à le reconstituer en l’absorbant dans le monde musical. Il restait, pour la peinture, à se tourner vers l’abolition de toute technique, de tout « métier » de tout ce qui, selon Duchamp, « sent la térébenthine », et à exhiber, d’une part l’élémentarité des formes atomiques du visible (ligne droite, monochrome), d’autre part à inventer le ready-made, qui donne à voir ce qu’il y a à voir. Après avoir parlé en alexandrins, après avoir dit au fruit doré « mais tu n’es qu’une poire », après avoir disloqué le vers, il restait, pour la littérature – mais n’est-ce pas ce qu’elle a toujours fait ? – à absorber la langue quotidienne, à récuser la linéarité du récit, à récuser tout récit.
Après avoir organisé le mouvement militaire et celui des rassemblements festifs en formes fixes, après avoir découvert la danse en action comme art de théâtre et d’imitation, après avoir codifié les genres et les pas, avoir numéroté les positions, après avoir installé le danseur dans un tranquille, quoique pénible, exercice à la barre, après l’avoir abrité sous le bouclier de la technique, après l’en avoir libéré, après l’avoir exposé aux ruptures et aux dislocations, après avoir congédié le théâtre et réduit la musique à un état auxiliaire, il restait à la danse à se retrouver comme art de la maladresse, à s’emparer du mouvement quotidien, et finalement, pourquoi pas, ou plutôt inévitablement – le corps étant passé par tous ses états - , à ne plus danser…
A cet horizon de la poursuite du constituant et de sa solidification en constitué, on comprend mieux que la notion de monde poétique soit nécessairement confrontée, de manière structurelle, au problème de son élargissement, et que cet élargissement conduise, tout aussi nécessairement, au problème, virulent dans l’art contemporain, de la coïncidence entre l’art et le réel, entre ce qui se donne pour extraordinaire et l’ordinaire, entre l’art et la vie, entre l’art et l’ensemble de ce qui existe. Pris sous cet angle, le problème n’est pas de savoir « ce qu’est l’art », mais il est plutôt inverse : si l’art en vient à absorber le réel et à coïncider avec lui, ce n’est pas faute de savoir ce qu’il est et en vertu d’une défaillance de définition, c’est au contraire parce qu’on ne le sait que trop depuis toujours et en vertu de sa nature fondamentalement et tendanciellement élargissante.

Les deux versants de l’improvisation apparaissent alors parfaitement calés sur ces deux moments, opposés et liés - le constitué et le constituant - ce qui explique pourquoi l’improvisation peut être tour à tour considérée comme ce qu’il y a de plus libre et de plus contraint, de plus inventif et de plus répétitif, de plus innovant et de plus conservateur, comme symptôme de stéréotypie ou de séisme, d’essoufflement ou de vitalité, de stérilité ou de fécondité, comme la ruine finale de l’art ou comme son chaos initial.
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3 - L’improvisation de prolifération

L’improvisation, en un premier sens, s’entend par reconduction de modèles, de motifs. Elle s’ancre dans une forme matricielle forte qui l’irradie et sur laquelle elle « brode ». Il s’agit d’une improvisation abritée, qui suppose le moment constitué d’un art et prend appui sur lui pour le faire proliférer et arriver à sa saturation. Il n’y a rien de plus traditionnel que cette espèce d’improvisation, qui perpétue un modèle de culture orale.
Eric Havelock a bien montré (notamment dans Aux origines de la civilisation écrite en Occident (9)) pourquoi les civilisations sans écriture (ou disposant d’une écriture non alphabétique réclamant, pour être lue, une compétence d’interprétation), sont contraintes de recourir à des formes littéraires fortes pour archiver leur héritage dans une mémoire qui se transmet oralement. Ces formes fortes, la plupart du temps versifiées, ont pour fonction de fixer les textes et toute civilisation orale met en place des stéréotypes qui aimantent le champ de ses productions.
L’intérêt de cette théorie est d’abord de faire comprendre que l’improvisation peut prendre une forme extrêmement conventionnelle fixée sur le moment constitué d’un art, d’un style, d’une époque, produisant une liberté de jeu ou de disponibilité à l’intérieur de cadres qui en fournissent les repères, mais non pas issue d’une liberté productrice. Dans une telle perspective, les mêmes grilles, les mêmes polarités alimentent, guident et aimantent symétriquement l’activité de l’improvisateur et l’attente de l’auditoire ou des spectateurs : si la virtuosité et l’aisance engendrent un plaisir lié à cette liberté de jeu, elles sont par définition vouées à produire un effet de reconnaissance et non un effet d’étrangeté et de redécouverte. Aucune réforme ne peut en résulter. Cette forme d’improvisation, qui s’autorise d’un modèle extérieur puisqu’elle est fondée sur la reconnaissance d’une constitution existante dont elle consacre la puissance mais aussi la fixité, a pu elle-même se cristalliser en genres : l’étude musicale, la cadence, l’exercice, le pastiche littéraire.

On pourrait à cette lumière relire avec profit les analyses tant critiquées d’Adorno sur la musique de jazz qu’il accuse de stéréotypie et de stérilité (10). Indépendamment de la valeur qu’on peut ou non accorder à la musique de jazz, le conditionnement social de l’écoute et des attitudes qu’il implique soulève bien la question de la nature fondamentalement orale de la sous-culture industrielle.
Ce modèle permet de poser la question du caractère décisif du système de notation, autrement dit de l’écriture et de ses différentes espèces. La thèse de Havelock repose en effet sur l’idée d’une rupture, non pas tant entre l’absence et la présence de l’écriture, qu’entre les modèles non alphabétiques et alphabétiques d’écriture.
Or la question du système de notation se présente nécessairement pour tout art et toute expérience esthétique faisant structurellement appel à la mémoire, c’est-à-dire dans les arts de performance, et l’ensemble des arts allographiques, comme la littérature, la musique, la danse. On peut se demander si le mode de fixation de la mémoire de leurs productions ne détermine pas par lui-même le mode d’improvisation auxquels ils se livrent plus volontiers : fixer une chorégraphie sur un support vidéo n’a pas les mêmes conséquences que de la noter grâce à un système d’écriture plus ou moins proche d’un modèle alphabétique. D’une manière générale, le caractère global d’un mode de fixation tend à perpétuer le modèle oral et à engendrer une attitude plus proche de la reconnaissance que de la réforme.
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© Catherine Kintzler, avril 2009.

Lire la deuxième partie : La danse, l'improvisation et les paradoxes du vide - II

Notes de la première partie  [cliquer ici pour fermer la fenêtre et revenir à l'appel de note]
 1.    C’est la thèse notamment de Cahusac qui soutient qu’en inventant la tragédie lyrique, Quinault a mis la danse sous la loi du théâtre, mais que ce faisant il a exalté la danse et révélé ce qu’elle ne pouvait faire dans le cadre trop restreint du ballet de cour (Louis de Cahusac, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754).
2.    Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Variété ; Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard La Pléiade, 1957, p. 1326.
3.    C’est dans cette tension que prend place l’opposition contemporaine entre geste et mouvement. Voir Isabelle Launay, « La danse entre geste et mouvement », La Danse, art du XXe siècle ?, textes réunis par Jean-Yves Pidoux, Lausanne : Payot, 1990, p. 275-287 et Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, 1997 et 2000, p. 105-114.
4.    Mallarmé, Le Tombeau d’Edgar Poe.
5.    C’est ainsi que Brecht explique la Verfremdung cf Nouvelle technique d'art dramatique, dans Ecrits sur le théâtre, Paris : L'Arche, 1972, vol. 1.
6.    Terme emprunté à Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Paris : La Différence, 1991 2e éd. Paris : PUF, 1996.
7.    Voir le recueil Corps des dieux sous la dir.de J. P. Vernant et C. Malamoud, Paris : Gallimard, 1986, où le terme de « surcorps » est employé pour désigner le corps merveilleux du dieu grec, qui ne conserve du corps humain que des propriétés de brillance, d’éclat, etc. mais qui n’en a pas la pesanteur, le caractère fragile et périssable. J’emploie ici le terme de « surcorps » pour désigner tout autre chose : la révélation par la danse d’un corps que je ne savais pas que j’avais – comme la peinture me fait voir ce que je ne savais pas que je voyais, comme la littérature me révèle des sentiments que je ne me croyais pas capable d’avoir, etc. – ce « surcorps » n’est donc pas idéalisé et ne peut advenir à l’existence que par celle du corps réel, maladroit, fragile, périssable.
8.    Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris : Seuil, 1977 (1966).
9.    Paris : Maspero, 1979 (Origins of Western Literacy, 1976). Voir aussi du même auteur The Muse learns to write, New Haven and London : Yale University Press, 1986. Havelock, entre autres, s’interroge sur la très grande richesse de l’Iliade comparée aux autres traditions épiques et en conclut que la pauvreté d’une littérature ne peut tenir qu’à l’inadéquation du système d’écriture utilisé, la richesse étant alors entièrement produite par la prolifération de la tradition orale par définition volatile, toute autre hypothèse engagerait des supposés anthropologiques inacceptables et trop coûteux épistémologiquement, comme il le fait remarquer avec humour : « These peoples could not have been stupid, or insensitive, or of a lower order of consciouness. » (The Muse learns to write, p. 9).
10.    T. W. Adorno, « Sur la musique populaire », in Revue d'esthétique « Jazz », Paris : Jean-Michel Place, 1991, pp. 181-204 ;  « Du fétichisme dans la musique et de la régression dans l'audition », in Inharmoniques n°3, Paris : IRCAM et Christian Bourgois, pp. 138-166 ; « Mode intemporelle. A propos du jazz », in Prismes, Paris, Payot, 1986 pour la traduction française.
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© Catherine Kintzler,
avril 2009.

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