28 octobre 1970 3 28 /10 /octobre /1970 15:29

Professeurs désespérés : un déni de civilisation
A la suite du suicide de Lise B., professeur, dans la cour d'un lycée de Béziers
par Marie-Claude Perrin-Faivre (1)

En ligne le 22 octobre 2011


A la suite du suicide du professeur de mathématiques Mme Lise B. dans la cour d'un lycée de Béziers le 13 octobre dernier, Mezetulle a reçu un texte magnifique et bouleversant, signé M.C. Perrin-Faivre. Ce texte, que je publie ci-dessous (et que l'on trouve aussi sur le forum neoprofs), est plus qu'un témoignage. C'est plus qu'une lettre : c'est une réflexion en forme de prosopopée sur une parole de Lise B. dont il ne prétend nullement délivrer un message post-mortem, mais qu'il élève à sa dimension tragique.
Ce n'est pas en effet simplement Lise B. que le texte fait parler, c'est, à travers sa transfiguration par l'écrit, la voix de milliers de professeurs, leur hurlement qu'il fait entendre. Sa forme littéraire lui permet non seulement d'échapper à tout soupçon de « récupération » mais elle dit bien plus fort que ne le ferait un cas particulier de désespoir, précisément parce qu'elle s'inscrit dans l'ordre de la littérature, toute la désespérance d'une mission méprisée et la douleur devant un déni de civilisation.

« Je le fais pour vous… » … a dit notre collègue, Lise B. professeur de Béziers, qui, en proie à un désespoir absolu, s’est immolée dans la cour de son lycée.

Qui, « vous » ?

Vous, chers élèves, dont je ne cherche pas à me faire aimer avant toute chose, car je veux rester sourde à la cote d’amour censée mesurer ma valeur au sein de la « communauté éducative ». Vous ne serez jamais, pour moi, « les gamins » dont il est question dans les salles des « profs », car je ne serai jamais ni votre mère, ni votre copine.

Mais savez-vous encore la différence entre un professeur, une mère et une copine ? Ce n’est pas un père trop souvent absent, irresponsable ou immature lui-même, très souvent votre meilleur copain, qui vous l’apprendra !

Oui, je continuerai à réclamer le silence en début de cours et à vous laisser debout tant qu’il ne sera pas de qualité. Ce n’est pas là volonté militariste de vous humilier, mais condition nécessaire à mon enseignement : délimitation d’un espace, la classe, où l’on doit entendre la parole d’autrui : celle des grands auteurs dont les textes que nous lisons font entendre la voix, respect de la mienne, simple passeuse de savoir, chargée de structurer votre… parole, afin que vous puissiez, à votre tour, vous faire entendre et être pris au sérieux, respect de la voix de vos camarades qui s’exercent à formuler leur pensée.

Mais veut-on encore vous apprendre à penser ?

Oui, je continuerai à faire la chasse aux portables et aux i-Pods en cours pour les mêmes raisons.

Oui, je sanctionnerai, autant que mes forces me le permettront – mais il ne faut préjuger de rien, l’usure gagne – vos retards systématiques, votre désinvolture, vos comportements égocentriques, insolents, agressifs et insultants, car je suis un être humain, nanti d’un système nerveux qui n’est pas à toute épreuve, mais conserve le sens de la dignité, de la mienne comme de la vôtre.

Non, je ne ferai pas de stage pour apprendre à « gérer les conflits » et mon propre stress, comme si des ficelles psycho-techniques pouvaient se substituer à la loi qui doit être appliquée, à l’ordre que l’institution doit avant tout garantir, afin de nous protéger vous et moi contre tout acte de violence verbale ou physique, condition sine qua non pour commencer à pouvoir travailler. Non, le « prof » n’est pas un outil qu’on doit rendre plus performant pour vous mater, vous manipuler ou vous séduire.

Non, je ne négocierai pas mes notes, malgré les pressions : celles de l’administration qui sait si bien faire porter la responsabilité d’une moyenne de classe trop basse au professeur, toujours trop exigeant et trop sévère ; celle de nos inspecteurs qui nous « invitent à l’indulgence » dans les commissions d’harmonisation du Brevet et du Bac et nous enjoignent de revenir sur les copies aux notes trop basses ; celles de vos parents qui, dans leur grande majorité, s’alarment à la première de vos faiblesses et me font savoir que « l’année dernière, ça marchait pourtant si bien avec M. Machin » (lequel n’hésitait pas, pour avoir la paix, à surnoter de la manière la plus démagogique qui soit) ; et celles que vous-mêmes savez si bien exercer sur les « adultes » d’aujourd’hui, plus prompts à laisser faire, à négocier des contrats, qu’à faire respecter des règles, sans faiblir – sachant qu’ils n’en tireront jamais aucune gratification immédiate – et qui semblent devenus incapables de supporter cette frustration inhérente à leur fonction d’enseignant et maintenant d’éducateur.

Non, je ne me transformerai pas en animatrice de MJC , pour ne pas « vous prendre la tête », ou parce que apprendre et travailler vous « gave ».   [ Haut de la page ]

Vous ?

Vous, chers collègues, broyés un peu plus chaque jour par une institution qui ne vous protège plus, en dépit de l’article 11 du code de la Fonction publique qui est encore censé protéger le fonctionnaire contre les outrages ou délits exercés à son encontre dans l’exercice de ses fonctions.

Vous qui jonglez désespérément avec les impératifs de vos programmes qu’il vous faut boucler impérativement dans l’année, mais que l’on vous enjoint d’adapter à chacun de vos élèves dont les niveaux sont, d’une année sur l’autre, plus disparates au sein d’une même classe (puisque les plus perdus passent dans la classe supérieure « au bénéfice de l’âge » ou malgré l’avis des professeurs).

Vous qui vous efforcez de maintenir encore les apparences, alors que tout le système est fissuré ; vous qui direz au conseil de classe : « Tout va très bien Madame la Marquise » ou « Avec moi ça se passe bien », alors que vous pouvez, sans guère vous tromper, annoncer en début d’année, qui sera reçu ou non au Brevet, car les jeux sont faits en septembre et que, pour l’essentiel, vos cours sont devenus très souvent une garderie culturelle où vous tentez de maintenir laborieusement une relative paix sociale, en limitant vos exigences, en surnotant, en renonçant un peu plus chaque jour à transmettre ce que vous avez reçu, car « l’enfant, au centre du système, doit construire lui-même son savoir », choisir ses matières, ses options, pour un projet devenu essentiellement professionnel.

Les valeurs humanistes qui vous ont structurés sont chaque jour un peu plus bafouées au sommet de l’Etat. Il s’agit maintenant d’évaluer des compétences à travers des grilles d’évaluation fabriquées par et pour l’entreprise, au niveau européen, compétences dites souvent transversales qui n’ont plus rien à voir avec l’acquisition de savoirs exigeants dans des disciplines bien précises. Le livret de compétences doit garantir « l’employabilité future » de ceux qui sortiront du système sans diplôme national reconnu et sans qualifications.

Vous, les professeurs d’Humanités (latin et grec) dont il est de bon ton de ridiculiser les enseignements que l’on s’est employé à reléguer très tôt ou très tard dans la journée du collégien ou du lycéen, de manière à faire chuter inexorablement les effectifs ; vous qui transmettez les fondements de notre culture et qu’on met en concurrence en 3e avec l’option DP3, découverte de l’entreprise…

Vous qui enseignez une option que nos élèves-consommateurs peuvent essayer au gré de leur fantaisie et abandonner sur une simple lettre de parents qui obtiendra l’arrêt souhaité, pour peu que les notes de latin du chérubin  lui fassent baisser sa moyenne.

Vous qui vous sentez responsables, voire coupables, du désintérêt que ces matières suscitent, vous à qui vos inspecteurs-formateurs suggèrent de rendre vos cours plus attractifs (sorties, jeux, Olympiades…) tout en vous sommant de vous conformer aux Instructions officielles qui ne transigent pas avec les connaissances grammaticales à acquérir .

Vous dont les classes ne doivent jamais s’ennuyer !

Vous qui êtes, même aux yeux de vos collègues, le prof ringard qui persiste à enseigner des savoirs désuets et inutiles et qui ne devrait pas se plaindre… vu ses effectifs réduits.

Vous qui vieillissez, vous qui vous fatiguez plus vite, vous qui êtes maintenant une loque en fin de journée, lasse du bruit et des tensions incessantes, à qui le système demande désormais de rendre compte chaque jour, sur un cahier de textes numérique, de ce que vous avez fait en classe, heure par heure ; vous que Big Brother place ainsi sous le contrôle permanent de vos supérieurs et des parents d’élèves ; vous qui pourrez dorénavant recevoir chaque soir, chez vous, des mails d’élèves, ou de leurs parents, jugeant normal de vous interpeller par écrit et attendant bien sûr de vous la réponse rapide qui leur est due.

Vous qu’on flique honteusement comme on ne le fait pour aucune profession.

Vous à qui la société entière peut ainsi demander des comptes à tout moment ; vous qu’on livre à toutes les pressions aisément imaginables et qu’on place dans la situation de devoir vous justifier, de vous défendre sans cesse, car vous êtes devenu le fonctionnaire, bouc-émissaire par excellence, livré régulièrement en pâture à l’opinion publique.

Vous qui ne comprenez pas l’engouement aveugle, incompréhensible de vos jeunes collègues pour l’informatique, le numérique, censés séduire « nos nouveaux publics » et stimuler leur envie d’apprendre, alors qu’ils se lassent du gadget pédagogique comme ils se lassent si vite de tout dans un monde consumériste où le seul principe qui vaille est le « tout, tout de suite », dans un tourbillon de désirs sans cesse renouvelés et toujours insatisfaits.

Vous qui en perdez le sommeil ; vous qui ne pouvez travailler avec ce couteau sous la gorge, vous qui tentez de reconstruire chaque soir une image acceptable de vous-même au travail avant de vous en remettre au somnifère ou à l’anxiolytique qui vous permettra, enfin, de dormir, car vous ne pouvez imaginer tenir vos classes demain sans ces heures de sommeil.

Vous qui travaillez en apnée entre ces périodes de vacances que tous vous envient et vous reprochent, ultimes bouées qui vous permettent de vous reconstituer avant de découvrir, à chaque rentrée, que la situation se détériore irrémédiablement et que vous êtes, vous, professeur, jeune ou vieux, en première ligne chaque jour, de moins en moins sûr de tenir, si une volonté politique ne rappelle pas, très vite à chacun (parent, élève, professeur) la place qui devrait être la sienne dans une institution laïque et républicaine, si elle ne vous rend pas de toute urgence votre dignité, votre autorité, et des conditions de travail et de salaire décentes.

Vous, parents, élèves, professeurs, qui espérez qu’on tirera une leçon du sacrifice de notre collègue…
Quelle leçon ? Telle est la question !

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© M.C. Perrin, Mezetulle et le forum néoprofs, 2011

Notes

  1. Professeur de lettres à Nancy. Le titre "Professeurs désespérés : un déni de civilisation" est de la rédaction de Mezetulle.

Note de l'éditeur (modifiée le 23 octobre). N'ayant pas reçu ce texte directement de l'auteur (avec laquelle j'ai eu contact après la mise en ligne : voir le commentaire n°1) mais l'ayant repris à la suite d'un envoi privé et après en avoir vu la publication sur neoprofs, je l'ai publié avant d'avoir son consentement exprès. Il va de soi que, même si je puis lui envoyer les commentaires, comme c'est l'usage sur ce blog, je ne peux en revanche lui imposer de les suivre et encore moins d'y répondre car cette disposition ne peut que faire l'objet d'un accord préalable et non celui d'une mise en demeure. J'ouvre néanmoins la fonction commentaires : j'essaierai de répondre en mon propre nom, Marie-Claude Perrin-Faivre en sera scrupuleusement informée.
Et pour ceux qui voudront objecter que nous faisons état d'un fantasme, que les professeurs souffrent du délire de persécution, ou qu'il ne s'agit là que d'un "pétage de plombs" par définition anecdotique, merci de s'abstenir : je n'ai pas envie de répondre à la haine et au mépris dissimulés sous la psychologisation. Cet article, bien ancré dans la "réalité", les fera peut-être réfléchir : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?breve1442

A lire aussi :

sur Rue89.com J'écris pour les profs qui pètent les plombs 

et ce poème sur neoprofs.com A Lise

CK.

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