Souveraineté populaire et diktat européen
Le sort de la démocratie en Grèce concerne toute personne qui tient à sa liberté de citoyen
par Jean-Michel Muglioni
Les réactions provoquées par l’annonce d’un référendum en Grèce posent le problème de la nature de la liberté politique dans les Etats de l’Europe. Les situations de crise sont révélatrices de sens, quand même on ne saurait pas comment en sortir. La soumission de la Grèce est considérée par plus d’un Grec comme une forme de colonisation : ce jugement est-il absurde, et l’incurie des politiques grecs comme la corruption générale du pays justifient-ils que le reste de l’Europe le mette sous tutelle, comme on commence déjà à le dire pour l’Italie ? Car bientôt la moitié de l’Europe sera comme les enfants ou les vieillards retombés en enfance sous la tutelle de l’adulte en bonne santé mentale. Est-on sûr qu’il s’agit de la protéger ?
Les commentaires provoqués par l’annonce d’un référendum demandant au peuple grec s’il accepte la purge que les autres pays d’Europe lui imposent sont instructifs, quand même cette annonce n’aurait été qu’une ruse.
Petite remarque sur Montesquieu et Rousseau et leur instrumentalisation
J’y ai entendu par exemple les préjugés qui viennent malheureusement de l’enseignement des sciences politiques : Montesquieu aurait compris qu’il est dangereux de consulter le peuple, Rousseau au contraire serait partisan de la démocratie directe. Et il est vrai qu’une lecture superficielle et fort peu philosophique peut les opposer comme un libéral et un révolutionnaire. On trouvera une comparaison sérieuse de ces deux auteurs plus proches qu’on ne le dit dans la remarquable introduction de Victor Goldschmidt à son édition de De l’Esprit des lois dans la collection G.-F. Rousseau, on le sait, ne considérait nullement qu’une démocratie directe fût possible ailleurs que dans de petites cités. En outre un penseur politique de son envergure n’aurait pas eu la naïveté de croire que consulter par référendum un peuple en lui posant n’importe quelle question dans n’importe quelle circonstance est nécessairement démocratique. Rousseau définit avec la plus grande rigueur les conditions politiques sans lesquelles une consultation électorale est un leurre. Il était même si prudent qu’il considérait que toute représentation de la volonté en est immanquablement la trahison. Il me semble qu’il faut en conclure que si l’immensité d’un Etat impose le système représentatif, seul un mécanisme complexe peut empêcher les représentants du peuple de confisquer le pouvoir à leur profit. Il n’est pas sûr qu’aujourd’hui nous disposions d’un tel système garantissant la souveraineté populaire.
L’instrumentalisation du suffrage
Il est incontestable qu’il peut y avoir un usage démagogique et même despotique du référendum : on pose une question de telle façon qu’on est sûr que, étant données les circonstances, on obtiendra la réponse qu’on souhaite. De Gaulle savait poser les bonnes questions au bon moment pour légitimer son pouvoir. Mais, notons-le, une élection législative peut être faussée de la même manière : à cet égard la démocratie représentative n’est pas une garantie. Ainsi la dissolution de l’Assemblée nationale après les événements de 1968 permit à la droite de gagner facilement les élections. Toute consultation électorale, directe ou non, référendaire ou législative, peut être instrumentalisée par le pouvoir en place ou même faussée par des circonstances indépendantes de sa volonté. Par exemple la gauche espagnole aurait-elle gagné les élections de 2004 sans les attentats de Madrid du 11 avril et l’embarras du gouvernement d’alors ? Le libellé d’une question, le moment où elle est posée, un grand nombre de facteurs souvent inconnus ou imprévus, influent sur le vote des peuples.
Les peuples sont-ils mineurs ?
Mais pourquoi les chefs d’Etats européens ne voulaient-ils pas d’un référendum en Grèce ? Ils craignaient que les Grecs refusent la potion qui leur est infligée, parce qu’elle est trop douloureuse. Ils se posaient donc en garants de la rationalité du vote populaire, et montraient ainsi quelle idée ils ont du peuple : selon eux, un peuple ne donne son assentiment que si on lui promet monts et merveilles et il dira non si on lui propose un régime sec même justifié. Cet argument fonde le refus de consulter tous les peuples sur les affaires de l’Europe : on craint qu’ils disent non à une politique économique qui ne leur propose dans l’immédiat que des privations.
Les hommes de pouvoir se considèrent donc comme étant seuls majeurs et seuls capables de comprendre quels sacrifices il convient de supporter ; ils sont persuadés qu’ils ne peuvent être élus que s’ils font de fausses promesses. Le président de la République française vient de dire à la Nation qu’il parlait en tant que président et non en tant que candidat, parce qu’en tant que président il devait dire la vérité sur la crise, tandis qu’en tant que candidat il lui faudrait « dire des choses qui font plaisir » (sic ! à la 71e minute de l’interview du 27 octobre). Belle franchise ! Mais il faut en conclure qu’il n’y a plus de démocratie réelle en Europe, car la démocratie requiert le respect du peuple. Et si je ne me porte pas garant de la majorité des Grecs (j’entends ici « majorité » au sens de « âge adulte »), je suis certain que l’infantilisation des peuples est cultivée par les mineurs (au sens de la protection des mineurs) qui sont censés les gouverner et qui font tout, quel que soit leur camp, pour qu’aucun débat politique réel ne les éclaire.
Une note de Kant
Si l’on attend que les peuples soient majeurs pour les consulter, il est certain qu’on pourra attendre longtemps : je ne résiste donc pas au plaisir de traduire une célèbre note de Kant, qui n’a pas en matière de politique la mauvaise réputation de Rousseau, mais qui n’en est pas moins radical et qui savait manier l’ironie comme ses contemporains :
« J'avoue que je ne puis me faire à cette façon de parler d’hommes sans doute avisés : tel peuple (qui travaille à se donner une liberté politique) n'est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté, et de même aussi les hommes en général ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croyance. Mais, dans cette hypothèse, la liberté n'arrivera jamais, car on ne peut mûrir pour la liberté si l’on n’a pas d’abord été mis en liberté (il faut être libre pour pouvoir faire un bon usage de ses facultés dans la liberté). Les premiers essais seront certes grossiers et même ordinairement liés à un état de choses plus pénible et plus dangereux que celui où l'on vit sous les ordres mais aussi sous la prévoyance d'autrui ; seulement, on ne peut mûrir pour la raison autrement que par des essais personnels (qu'il faut être libre pour pouvoir accomplir). Que ceux qui détiennent le pouvoir, contraints par les circonstances, renvoient encore loin, très loin, le moment de briser ces trois chaînes qui tiennent les hommes, je n'ai rien à dire là-contre. Mais poser en principe que la liberté ne convient pas à tous ceux qui ont été soumis à leur pouvoir et qu'on a le droit de les en priver pour toujours, c'est porter atteinte aux droits régaliens de la divinité elle-même, qui a créé l’homme pour la liberté. Certes, il est plus commode de régner dans l'État, dans la famille et dans l'Eglise, quand on a pu faire admettre un pareil principe. Mais est-ce aussi plus juste ? » (La Religion dans les limites de la simple raison, IV, II, 4)
Peut-il y avoir souveraineté populaire sans souveraineté nationale ?
Je n’instrumentaliserai pas Kant à mon tour. Il ne propose jamais qu’on consulte le peuple par référendum et ses analyses doivent être replacées dans un contexte philosophique et politique complexe. Mais le refus d’accorder la liberté aux peuples qu’il décrit ne caractérise pas seulement son temps. Les hommes avisés qui aujourd’hui en Europe détiennent le pouvoir ont pour principe que les peuples européens sont incapables de comprendre les enjeux de leur politique. Ils ignorent la souveraineté populaire, fondement de la République. Ils rendent ainsi la construction européenne impossible : si en effet elle semble être la négation de notre souveraineté, c’est qu’elle l’est très réellement. Est ainsi détruit non pas d’abord le caractère national de la souveraineté populaire, mais son essence de souveraineté républicaine. C’est pourquoi le sort de la démocratie en Grèce concerne tout homme qui tient à sa liberté de citoyen.
La question se pose pour les philosophes, les historiens et les juristes, de savoir si la souveraineté populaire peut être séparée d’une souveraineté nationale et si par conséquent une Europe dont les décisions s’imposent aux Nations - elles ne peuvent que les entériner - implique la disparition de ce qui depuis 1789 constituait la liberté politique des peuples et l’état de droit. L’attitude des dirigeants de l’Europe est aujourd’hui une réponse à cette question : elle fait de l’Union européenne la négation de ce qui constituait cette liberté fondamentale. A quand l’invention d’une politique à la fois européenne et libre ?
Le tragique de l’histoire
On m’objectera que je suis un doux idéaliste qui ne propose aucune solution au problème posé par l’effondrement des finances grecques. Que l’Europe ne peut pas continuer indéfiniment à régler les dettes d’un pays incapable de collecter l’impôt, etc. Bref, la situation en est arrivée au point où la mise sous tutelle de la Grèce paraît inévitable et même juste, quelles que soient les souffrances qui en résultent. Le même genre de nécessité a toujours conduit les peuples à faire la guerre et à sacrifier des générations entières. Peut-être les hommes sont-ils chaque fois victimes de la même étourderie. Le mal ne suppose pas les complots de quelques démons (voir l'article Ecole et société) : remettre au lendemain une décision nécessaire dont chacun peut comprendre la nécessité suffit et bientôt il est trop tard pour remonter la pente. La tragédie tient d’abord à peu de choses. On commence par ne pas payer ses impôts et l’on finit par envoyer son fils au front.
Ainsi les Etats européens ont laissé la situation s’aggraver sans prendre à temps les mesures qui s’imposaient et ils n’ont même pas su se reprendre il y a bientôt deux ans lorsqu’ils ont dû avouer que les choses ne pouvaient plus continuer comme auparavant. La punition infligée aux Grecs est d’autant plus rude ; et elle produit une situation insurrectionnelle dont les plus misérables pâtiront le plus. Il n’y a pas de raison de penser que la faillite ne s’étendra pas à l’Italie et à la France. Comme toujours on prétendra qu’on ne savait pas. On s’étonnera. On accusera. Or tout le monde savait que la Grèce empruntait à fonds perdus.
Nous savons tous que si nous voulons conserver en France ce qu’on appelle notre « modèle social » (si nous voulons par exemple soigner les malades qui ne sont pas riches, faire que tout citoyen puisse mener une vie décente et bénéficie d’une retraite, grâce à ce qu’on appelle cyniquement l’Etat-Providence), il faut une industrie qui produise – car la délocalisation de nos industries entraîne conjointement le chômage et le déficit commercial, et il est alors nécessaire de faire des dettes pour maintenir les salaires et les prestations sociales. Mais la droite nous donne le choix entre l’assistanat et le travail, comme si l’assistance n’avait pas été rendue nécessaire parce qu’on ne donnait plus assez de travail, et la gauche est incapable d’analyser la situation.
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© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2011
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