Un monde où les professeurs se suicident
par Albert-Jean Mougin (1)
Un professeur, un de plus, s'est suicidé récemment pour des motifs liés aux conditions d'exercice de son métier. Ce n'est pas la première fois qu'on en parle ici : les lecteurs se souviennent de l'article de Marie-Claude Perrin-Faivre à la suite du suicide de Lise B. à Béziers en 2011.
L'article d'Albert-Jean Mougin s'intéresse, au delà des motifs de ces suicides (que tout le monde connaît même si la bienpensance ne veut rien en savoir), aux modalités du déni qui les entoure et analyse les techniques abjectes par lequelles est organisée leur inaudibilité. Sauf que cette fois, dans le cas du suicide de Pierre Jacque, ça ne marche pas.
Pierre Jacque, professeur de Sciences et technologies de l’industrie, s’est donné la mort le dimanche1er septembre.
Chaque année, les Français dans leur ensemble sont 10 000 à choisir d'interrompre le cours de leurs jours ; 3 000 autres meurent dans des accidents de la route, 20 000 à la suite d'un accident à leur domicile ou sur leur lieu de travail. Ces données statistiques suffisent à la comparaison des causes de mortalité violente et à poser le cadre général d'une question longtemps restée interdite. Il se trouve que l'on vient d'annoncer la création d'un « observatoire du suicide ». On ne mesure pas la portée que pourra avoir cette démarche, si elle aboutit. Parallèlement, et opportunément, est révélée une étude qui avoue que 30% des « actifs » ont déjà songé à se donner la mort, parmi lesquels 3 à 8 sur 100 de façon obsédante et sur une longue période. L'univers du travail est plus que jamais impitoyable, peut-on penser.
Le ministère de l’Éducation nationale s'est toujours montré particulièrement fermé à toute divulgation d’une estimation quelconque à ce propos, concernant ceux qui la servent. Les chiffres seraient inférieurs à la moyenne nationale. On s'y suiciderait moins que dans la police ou les services pénitenciaires. Publiant l'an passé une étude remarquée sur la souffrance au travail, la Fédération générale autonome des fonctionnaires (FGAF à laquelle appartient le SNALC) a souligné combien ce mutisme destructeur pèse sur notre avenir.
Mourir pour s'enfuir
Voici plusieurs années, toutefois, que la mort choisie comme seule issue par des professeurs a fini par susciter l'intérêt des média. Face à cet état de fait nouveau, l'institution répliqua par le déni, ou par le silence. Dans les milieux autorisés on évoquait naguère le refus d’un directeur de cabinet d'un ministre de vouloir entendre que la mort d'un homme, venu se tirer une balle dans la tête dans la salle des professeurs de son collège, pouvait avoir quelque lien avec son métier. Nécessairement, pour cet enseignant comme pour tous les autres qui l'avaient précédé dans le sombre cortège, des questions « personnelles » l'avaient rendu « fragile » et avaient décidé de son geste. Voulait-on dire par là que notre métier exigeait donc de la force et qu'il était devenu difficile, pénible ? Non. Car la religion de certains de ces hiérarques de la rue de Grenelle était faite. Ces « petits profs » qui en finissaient avec la vie étaient nativement des faibles, venus par nature vers un métier qui n'intéresse plus, qu'on paye mal, et où personne ne vous disputera la place. Car ils veulent échapper à « la vraie vie » où l'on se bat pour survivre, où l'on a une fonction et non pas une carrière, où l'on gagne sa vie, à chaque instant, dans une lutte où tous les coups sont permis, pour avoir du sou et beaucoup. Normal qu'ils en finissent à la première difficulté !
La mort de Lise Bonnafous, immolée par le feu le 13 octobre 2011, sembla ne rien ébranler des certitudes. La théâtralité même de son geste ne signifiait-elle pas son déséquilibre profond ? Elle donnait le prétexte attendu pour rendre inaudibles ses mots. Et quand bien même les aurait-on entendus, ils étaient disqualifiés par la cause même de sa mort : le refus d'assumer et de subir plus longtemps les tensions de l'ordinaire quotidien d'un professeur face au chahut, à l'« incivilité », à l'abandon hiérarchique, à la perte de toute assise. Vae victis ! somme toute, malheur aux vaincus.
Et combien d'entre nous ont-ils connu cette tentation -là ? Nous avons à l’esprit le beau et fort récit d'un jeune professeur décrivant comme une lente et certaine descente aux enfers son expérience, jusqu'à la dépression libératrice, qu'aura été ce qui se nomme officiellement « enseignement » dans un lycée comme il en est tant. Elle y fut confrontée aux lâchetés ordinaires d'une « communauté » qu'on souffre, là encore, à devoir, même formellement, appeler « éducative », où l'élection du bouc émissaire qu'elle fut souda, dans la plus parfaite hypocrisie, direction, familles, élèves. Là où l'on a renoncé à partager les codes de la loi et de la civilisation, chacun se sauve en trouvant hors de soi-même la cause de son échec, participant ainsi à l'effondrement collectif, par l’avilissement de la victime désignée.
Elle évoque les larmes, le poignet tailladé en pleine salle des professeurs, l'espoir d'être renversée par une voiture avant d'arriver au lycée pour ne pas y entrer. Elle écrit : « Une fois, après un cours, je songe que je pourrais me défenestrer. On est au deuxième, et même si je n'en mourais pas, on verrait qu'il faut m'aider. Je repère également les endroits où l'on peut accrocher une corde. Finalement, je n'ai jamais osé le faire, par peur. Il faut du courage pour mourir, et je ne l'ai pas. Alors je reste, tant bien que mal, j'encaisse, jusqu'au jour où je craque. »ce qui la sauvera. Elle surmonta ailleurs le souvenir de tout cela.
Mourir pour s'en aller
La mort de Pierre Jacque est autre. La lettre qu'a écrite ce professeur de sciences et technologies pour expliquer son geste a été largement diffusée, les termes en sont connus (2). Il y exprime une critique sans appel d'un ordre scolaire qui a perdu toute raison d'être, d'une culture de l'apparence qui fait insulte à la raison parce qu'elle demande de tricher, mais aussi au cœur, parce qu'elle demande de mentir. Tricher sur les résultats, mentir à ceux à qui l'on enseigne. C'est une lettre circonstanciée, précise, simple, mais avec la hauteur de vue de qui sait engager sa responsabilité devant l'avenir du pays. L'exposé des faits enchâsse des mots, rares, qui donnent le sens profond de l'acte : ce sont les mots de conscience, d'allure, de vertu. Depuis, les témoignages se sont multipliés, publics, institutionnels, le texte des paroles prononcées par sa propre épouse, elle-même professeur de mathématiques, a été diffusé. Nous avons pu recueillir le témoignage direct de collègues qui le côtoyaient. Tout témoigne de la solidité et de l'équilibre d'un homme qui ne s'est senti en péril devant rien, sinon quand l'institution qu'il servait a perdu, à ses yeux, le sens de sa mission.
Il n'est pas mort pour s'enfuir, mais pour s'en aller. C'est un geste simplement stoïque, et comme tel politique autant que moral.
Un tel suicide ne peut être envisagé ni comme une défaite, ni comme une démission, ni comme une lâcheté. Tout au plus, peut-on parler de retrait devant ce qui peut apparaître comme dégradant, comme contraire à nos aspirations profondes ou encore de nature à troubler l'équilibre auquel nous avons pu parvenir. Ainsi, l'a bien exprimé et vécu Henry de Montherlant, Montherlant que l'opinion choisit d'oublier, sitôt qu'il se fut donné une fin en accord avec ce qu'il avait professé.
Nous voulons citer l'un de ses carnets, Va jouer avec cette poussière :
« On se suicide par peur de ce qui va être et il faudrait fouetter jusqu'au sang les gens qui osent flétrir cette peur quand, eux, ils n'ont rien à craindre. On se suicide par respect pour la raison quand l'âge ou la maladie enténèbrent la vôtre et qu'y a-t-il de plus honorable que ce respect de la raison ? On se suicide par respect pour la vie quand votre vie a cessé de pouvoir être digne de vous et qu'y a-t-il de plus honorable que ce respect de la vie ? »
De toutes les justifications et explications données par les stoïciens sur le suicide, il ressort, en effet, une idée fondamentale, et qui est la maîtrise de soi. L'homme doit savoir à quoi s'en tenir, sur lui, sur les autres et plus encore sur les éléments qui donnent de la valeur à sa vie. Certains ne trichent pas avec leurs exigences. Leur mort volontaire, sinon l'approbation, mérite le respect. Elle appelle à s'interroger sans feinte ni délai sur les causes profondes qui leur ont donné la volonté de quitter le monde.
Car ils nous l'ont laissé.
© Albert-Jean Mougin et Mezetulle, 2013
Notes
1 - Albert-Jean Mougin, vice-président du SNALC depuis 2009, est professeur de lettres modernes au collège Raymond Vergès de La Possession à la Réunion. En ligne sur Mezetulle il a publié Sur l'inutilité du savoir et sur l'inculture en collaboration avec Guy Desbiens.
2 - Le texte de la Lettre de Pierre Jacque a été publié par Marianne, avec un excellent article d'Eric Conan http://www.marianne.net/Mourir-de-ne-pas-enseigner_a231778.html
Le texte de l'hommage de Françoise Jacque est accessible ici : https://www.aix.snes.edu/IMG/pdf/Hommage_de_Francoise_Jacque_lors_des_obseques.pdf
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