De l'inutilité du savoir
Réflexions sur le bannissement de la culture au sein de l’institution scolaire
par Guy Desbiens en collaboration avec Albert-Jean Mougin (1)
C’est aujourd’hui la « culture générale » qui semble totalement intempestive à l’École. La bannir des épreuves écrites des concours d’entrée aux grandes écoles n’est donc pas seulement nécessaire, c’est parfaitement naturel et souhaitable au regard de nos classes dirigeantes, parfois des media et de certains intellectuels, et évidemment de ceux qui représentent l’institution scolaire elle-même. Il est intéressant de réfléchir sur cet étrange renoncement, qui n’est pas seulement paradoxal pour l’École, mais qui est aussi révélateur d’une forme très particulière de décadence : car il ne se perçoit absolument pas comme tel !
Apprendre à chacun, suivant le degré de sa capacité et la durée du temps dont il peut disposer,
ce qu'il est bon à tous les hommes de connaître, quels que soient leur profession et leur goût.
Condorcet
1 - De l’inculture comme valeur
L’idéal d’une haute culture n’aurait plus vraiment sa place dans la formation de « l’honnête homme » du XXIe siècle. On ne peut comprendre autrement la décision récente de Richard Descoings de réformer, à partir de 2013, les modalités du concours d’entrée à l’Institut d’études politiques de Paris (« Sciences Po »), en supprimant l’épreuve écrite de « Culture générale » pour lui substituer une sélection sur dossier et un entretien oral, afin de « diversifier son recrutement » (2).
Le mode d’argumentation est toujours le même : la sélection par la culture scolaire serait d’abord un facteur de discrimination jouant en défaveur des classes populaires. On reconnaîtra ici la fameuse thèse de Pierre Bourdieu qui interprétait l’École comme un instrument de « reproduction » sociale, précisément à une époque où celle-ci compensait davantage les inégalités. C’était cependant, comme le rappelle excellemment Henri Pena-Ruiz, confondre indument « l’essence d’une culture et la nature sociale de son appropriation » (L’École, p.85). Et on peut en dégager deux conséquences.
Primo, ce n’est pas la culture générale qui est socialement discriminante, mais plutôt le renoncement au partage de celle-ci. Les enfants issus des classes populaires, qui sont effectivement de moins en moins représentées dans les grandes écoles, ne réclament pas un régime de faveur, mais le droit à l’égalité des chances assuré par une instruction solide.
Secundo, s’il faut lire Racine, ou Balzac, ou Victor Hugo, Baudelaire, Zola, Proust, etc., ce n’est pas parce que la culture scolaire serait imposée par les classes dominantes, mais parce qu’il y a des œuvres, et même il y a des chefs-d’œuvre, qu’a su créer le génie humain universel. Ce n’est pas, comme a pu le dire de manière peu heureuse Michel Onfray, parce qu’il y aurait une « idolâtrie de la culture » (3) ! C’est parce qu’on peut découvrir dans l’art, la littérature, la philosophie, des modèles éternels d’intelligence, de style, de beauté de la langue, d’esprit de finesse, de goût, de sublime, de grandeur dans les sentiments, de vérité humaine, etc.
Aucun relativisme culturel n’est de ce point de vue acceptable. Quant au scepticisme qui nous interroge sur la légitimité des œuvres faisant autorité, on ne peut répondre qu’une chose : c’est leur découverte ou leur lecture qui peut seule nous convaincre de leur valeur intrinsèque… Mais on tombe cette fois dans un cercle vicieux, puisqu’il faut connaître les œuvres pour être cultivé, et qu’il faut aussi être cultivé pour savoir les apprécier ! Seule l’École, qui doit patiemment faire droit aux œuvres, permet de sortir de ce cercle. Mais il semble aujourd’hui qu’entre valoriser le livre ou le mépriser, affirmer le goût pour la pensée ou la condescendre, privilégier la culture ou la désavouer, on préfère se complaire dans ce qui fait déshonneur à l’esprit humain.
2 - De l’utilité de l’ignorance
« La culture générale nous semble l'épreuve la moins utile. Qui peut prétendre en avoir une à l'âge de 17 ans ? » indique-t-on à « Sciences Po ». Il est vrai que de plus en plus d’élèves, pourtant bacheliers, méconnaissent totalement les auteurs classiques, ignorent les découvertes scientifiques fondamentales, ont des difficultés à opérer des raisonnements logiques, ne connaissent pas les événements majeurs de l’histoire de leur pays, ou sont même incapables d’entrer dans la culture de l’écrit. Mais plus qu’un constat, c’est un scandale : ce serait une résignation absurde de prétexter du fait pour l’ériger en droit. Abdiquer ainsi la culture, c’est à la fois reconnaître et provoquer l’échec de l’École.
« Nous ne recrutons pas des copies, nous recrutons des individualités », souligne ainsi Hervé Crest, directeur adjoint de « Sciences Po ». Il y a cette fois une atteinte très grave à l’équité républicaine, à la valeur et au principe même des concours, dont la fonction est à priori d’évaluer de manière anonyme – ou collégialement – les candidats, sur le seul critère de leur niveau de connaissances. Faudra-t-il aussi supprimer l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 selon lequel : « tous les citoyens étant égaux sont admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celles de leurs vertus et de leurs talents » ?
Enfin, le directeur adjoint de « Sciences-Po » estime que la sélection sur dossier pourra, outre la scolarité, prendre en compte « l'engagement dans la vie associative, sportive, culturelle, politique ou syndicale », et préconise que l'oral d'admission évalue « la motivation du candidat, son ouverture d'esprit, son goût pour l'innovation, sa curiosité intellectuelle, son esprit critique, sa capacité à développer une réflexion personnelle ». Cela revient, premièrement, à remplacer la sélection par le savoir par une autre forme de sélection dont les critères sont ou plus arbitraires, ou invérifiables indépendamment de leur expression par l’écrit qu’on cherche précisément à bannir. C’est, deuxièmement, estimer illusoirement que les candidats disposent de toute manière, en dehors de la culture scolaire, d’autres types de savoirs : des « savoir-faire », des « compétences socialement utiles », des « aptitudes » et des « attitudes »… La cyberculture se substituera donc à la culture générale et l’humanitaire aux humanités. Et c’est surtout, troisièmement, envisager la « curiosité intellectuelle » et la « réflexion personnelle » indépendamment des bases culturelles minimales sans lesquelles l’exercice du jugement critique est impossible. On peut croire que les vertus attendues de cet « esprit critique » des candidats, se réduiront à une soumission conformiste se donnant l’apparence de l’esprit de contestation.
Le processus de déculturation de l’École est donc en marche. Le nouvel impératif pédagogique sera : « apprendre à désapprendre ». Condorcet estimait que c’est l’ignorance qui engendre la servitude. A « Sciences Po », une certaine forme d’ignorance pourra être jugée utile pour former les nouvelles élites.
3 - De l’utilité de l’inutile
Reconnaissons pourtant à la direction de « Sciences Po » d’avoir très bien rappelé une vérité essentielle : le savoir et la culture n’ont aucune utilité pratique. On peut être « guichetier » et ne pas connaître La Princesse de Clèves. Mais, ironie du sort, l’actuelle logique utilitariste rejoint inconsciemment la grande tradition de la philosophie classique de légitimation de la culture par son caractère désintéressé et libéral ! Ce qui fait la valeur de la culture, c’est qu’elle n’a effectivement aucun autre intérêt qu’elle-même. Lorsqu’on nous interroge donc sur ce qui mérite d’être appris à l’École, nous ne pouvons, encore une fois, répondre qu’une chose : les œuvres qui contribuent à la formation intellectuelle, esthétique et morale de l’homme ; les œuvres dont la fréquentation développe l’amour du Vrai, le goût pour le Beau et l’aspiration au Bien.
Et pourtant, par une sorte de ruse de la raison scolaire, on constate de fait la réussite sociale et professionnelle des étudiants recrutés pour leurs qualités dans la maîtrise de la langue, de la rédaction, leurs capacités d’analyse et de synthèse, de compréhension globale de problèmes complexes. Il y a un bénéfice inattendu pour tous ceux qui ont su conserver un lien vivant avec cette culture qui exprime et éclaire de manière originale tout un pan essentiel de l’expérience humaine. Et c’est même l’humanisme qui fait les grands politique, si on en croit De Gaulle qui prétendait que : « lvéritable école du commandement est la culture générale » (Le Fil de l’épée). En effet, exercer une autorité, c’est savoir prendre des décisions, ce qui réclame du bon sens, du courage et de la volonté, ce qui implique l’intelligence d’une situation lorsque le calcul rationnel ne permet plus de faire des choix entre des options techniquement équivalentes, de sorte qu’il faut, non pas trouver, mais inventer une solution.
Toute conception technocratique de la fonction politique conduit en revanche au cynisme et à l’allégeance aux pouvoirs.
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© Guy Desbiens, Albert-Jean Mougin et Mezetulle, 2012
Edit du 9 mars 2012. Mezetulle attire l'attention des lecteurs sur les commentaires ci-dessous où se déroule une discussion de grande qualité, qui vaut la peine d'être lue. On consultera en particulier le commentaire n°4 et la réponse très détaillée des auteurs.
Notes
1 - Albert-Jean Mougin est professeur de lettres modernes au collège Raymond Verges de La Possession à la Réunion. Voir la présentation et les autres articles de Guy Desbiens.
2 – Ces dispositions ont largement été relayées par la presse, voir par exemple et entre autres Le Figaro.
3 - Interview sur France-Inter, 29 décembre 2011. [Note de l'éditeur. Cela n'empêche pas Michel Onfray de co-signer un texte prenant la défense de la culture générale et des humanités.]