par Tristan Béal
D’article en article,Tristan Béal poursuit avec une féroce ironie son analyse du démantèlement de l’école publique. Il revient ici sur l’une des dernières « mesures-phare » abordées dans L’école des loisirs obligatoires : l’organisation des TAP (Temps d’activités périscolaires) par les communes. La « municipalisation » du temps scolaire n'est pas un épiphénomène de la réforme des rythmes scolaires, mais sa conséquence inévitable et principale. On peut craindre que l'on ne s'arrête pas là et que ce ne soit pas seulement le temps de l'école qui soit « municipalisé », mais aussi le recrutement des maîtres et les programmes. Insidieusement ce sont les municipalités, et non plus l'État, qui s’imposent aux parents et aux personnels comme interlocuteurs en matière d’Éducation que l’on continue pourtant à dire nationale.
Lorsque j'écrivais en mai dernier un deuxième article sur la réforme des rythmes scolaires, plus particulièrement sur le « décret Hamon » permettant aux communes un assouplissement de la dite réforme, je ne pensais pas être si prémonitoire en donnant à cet article le titre : L'école des loisirs obligatoires. Il se trouve qu'a été dernièrement portée à ma connaissance une lettre qui circule en ce moment dans une commune de banlieue ; cette lettre est envoyée aux familles qui n'inscrivent pas leurs enfants aux activités périscolaires organisées par la municipalité[1].
Du reste, voici cette lettre[2].
Objet : L'absence de votre enfant au TAP (Temps d'Activités Périscolaires) de *... h *... à *... h *... le *... septembre 2014
Madame,
Monsieur *... *..., Maire de *..., Conseiller Général des *..., vous a transmis, à cette rentrée 2014/2015, un courrier précisant l'organisation du nouveau temps scolaire et périscolaire à *... .
Cette lettre indique également les modalités de mise en œuvre des TAP par les services municipaux.
Cette démarche expérimentale, voulue par la Municipalité dans l'intérêt de tous les enfants, et élaboré [sic] en partenariat avec l'Education Nationale, se donne pour objectif de rendre obligatoire la participation de chaque élève de *... inscrit dans les écoles élémentaires de notre ville.
Je vous précise qu'il s'agit d'un projet validé par les autorités académiques et qui vient d'être cité pour son exemplarité par Mme Najat VALLAUD-BELKACEM, Ministre de l'Education nationale en visite dans notre ville le *... *... 2014.
J'ajoute que ces activités (Culturelles, Scientifiques et Techniques, Sportives, Citoyennes,...) sont gratuites et entièrement prise [sic]en charge par la commune. Elles sont conduites exclusivement par des agents professionnels, formés et permanents.
De plus, elles s'inscrivent dans le cadre horaire hebdomadaire de l'emploi du temps de votre enfant.
Madame, nos services ont noté l'absence de votre enfant *... lors de la première séance des TAP.
Cette absence doit être tout à fait exceptionnelle.
Aussi, je vous invite à prendre toutes les dispositions pour que votre enfant puisse bénéficier de ces activités.
Dans l'éventualité contraire, je me verrai dans l'obligation de vous rencontrer, en Mairie, à ce sujet.
Vous comprendrez que le seul objectif de ce courrier vise à mieux vous informer.
Dans l'attente, je vous prie de recevoir, Madame, l'expression de mes salutations dévouées.
*... *..., Conseiller Municipal en charge des TAP, Maire Honoraire
Apportons tout d'abord des précisions.
Cette ville a décidé de profiter de l'assouplissement du « décret Hamon » pour organiser les TAP sur un seul après-midi[3]. L'avantage de ce choix est de proposer aux enfants des activités sur un long temps, un peu plus de 2 heures, au lieu de saupoudrer les TAP en fin de classe (comme ce qui se fait communément)[4]. Ainsi que je le notais dans l'article L'école des loisirs obligatoires, un tel choix a des conséquences importantes : les élèves de maternelle et ceux de primaire n'ont pas les mêmes horaires ; au sein d'une même école, les élèves n'ont pas le même temps scolaire, puisque l'après-midi consacré au TAP est « flottant » et change chaque jour selon le niveau de classe ; les parents sont quasiment forcés d'inscrire leurs enfants au TAP : il est rare que l'on puisse « poser » un après-midi en pleine semaine pour garder ses enfants (c'était peut-être plus simple du temps où seul le mercredi après-midi était vaqué pour les élèves).
Toute chose ayant deux anses, comme dit le stoïque, il est tout à fait possible de "sauver" cette lettre de prime abord bien comminatoire, et d'y voir, par-delà le ton apparemment menaçant, une sollicitude extrême à l'égard des enfants qui, lâchés dès midi hors l'école, ne doivent en aucun cas errer dans la rue et être tentés d'y faire des bêtises. Cette sollicitude, du reste, s'inscrit dans la « captation » socialiste de l'enfant qui a servi de fondement à la réforme des rythmes scolaires voulue par M. Peillon, lequel, rappelons-le, voulait ravir aux familles leurs enfants qu'elles laissaient sans vergogne passer leur après-midi du mercredi devant une télévision décérébrante et aliénante.
Ajoutons enfin que cette lettre ne saurait être comprise comme une lettre purement commerciale, puisque, dans cette ville, les activités périscolaires sont gratuites : obliger les familles à y inscrire leurs enfants n'a donc aucune incidence pécuniaire.
Ces précisions ayant été apportées, il convient tout de même de pointer toutes les inquiétudes que suscite une telle lettre. D'autant plus que, dans le magazine municipal envoyé aux habitants ce mois-ci, on pouvait lire, au début d'un article dithyrambique entièrement consacré à l'organisation merveilleuse des TAP par la Ville, les propos rapportés de l'adjoint au maire pour l'enseignement maternel et élémentaire : « L'école est devenue une entreprise de reproduction sociale. Avec les TAP, nous brisons ce constat en donnant à tous les enfants de *... les mêmes chances d'apprentissage et d'ouverture dans des domaines très variés ».
Cette lettre et ces propos ont au moins le mérite de justifier les inquiétudes de ceux qui voyaient dans la réforme des rythmes scolaires une « municipalisation » de l'Éducation nationale. L'école telle qu'elle existe sous la Ve République est une honteuse tartufferie, elle est une vaste machine à reproduire et valider les inégalités sociales, elle se pare des oripeaux de liberté, égalité, fraternité, elle se dit républicaine, mais en fin de compte elle est à la botte de gouvernements tauliers qui ravalent l'école à n'être que la pourvoyeuse d'une future main-d'œuvre corvéable à merci car incapable de lutter faute d'armes intellectuelles et morales. Cette situation de fait, inique et insupportable, au lieu de causer la juste indignation d'édiles est validée par des élus du peuple[5] : laissons ce fantôme d'école à lui-même, ne luttons pas nationalement pour qu'une réelle école de la République advienne, mais renfermons-nous dans les étroites frontières de notre seule commune et, par-delà l'école moribonde, proposons un temps d'activités périscolaires qui, lui, saura éveiller les enfants à eux-mêmes, c'est-à-dire à cette humanité dont ils sont lourds. Il est vrai que cet adjoint au maire reprend la mystique du hasard qui prévaut actuellement, puisqu'il parle, lui aussi, de chance donnée aux enfants : à eux de la saisir – comme à l'école de la République par homonymie que nous connaissons, les élèves ont tous les mêmes chances d'apprendre. On sait où cette logique de casino mène en matière scolaire...
L'équipe municipale de cette ville a mis en place son organisation des TAP « dans l'intérêt de tous les enfants », est-il écrit dans la lettre envoyée aux familles récalcitrantes. L'intérêt des enfants est de grandir[6], de devenir adulte, chose si difficile, d'être à soi-même son propre maître au lieu de plier sous les différents jougs invisibles qui nous empêchent. Or le principal lieu où l'on accède à cette humanité dont chaque petit d'homme est porteur, c'est la salle de classe. En tout cas, c'est ce pour quoi se sont battus tous les républicains depuis la Révolution : que l'État, par l'instruction publique dont il a la charge et dont la Constitution lui fait une obligation, garantisse aux enfants qu'ils seront moins soumis aux pressions extérieures (religieuses, sociales, économiques, familiales) durant le temps de l'étude. Seule l'école a cette vertu auguste[7] ; et jamais les TAP, quand bien même seraient-ils de qualité, ne pourront hausser les enfants à cette humanité qu'ils attendent tant. Il n'y a là aucun mépris, cette condamnation n'est pas matérielle (il est tout à fait possible, peut-être, de trouver en ce moment dans une commune de France un TAP qui pourrait être qualifié d'auguste), elle est de principe : c'est une trahison, c'est avoir abandonné toute idée d'intérêt public, que de ne s'occuper que des enfants de sa municipalité – et d'en tirer gloire. Les services municipaux sont en train de faire la chasse aux parents qui renâclent à inscrire leurs enfants aux TAP. Mais peut-être que ces parents récalcitrants sont comme leurs édiles : eux aussi ont faite leur l'acceptation de la débâcle de l'Éducation nationale et, au lieu de croire en l'éducation municipale, croient en l'éducation familiale et par leurs propres moyens essaient d'élever leurs enfants.
Que Mme Vallaud-Belkacem, ministre de l'Éducation nationale, « cite pour son exemplarité » le projet éducatif de cette ville montre tout simplement que la « municipalisation » du temps scolaire n'est pas un épiphénomène de la réforme des rythmes scolaires, mais sa conséquence inévitable et principale : l'État félicite ces communes qui prennent son relais en matière d'instruction[8]. On peut craindre que l'on ne s'arrête pas là et que ce ne soit pas seulement le temps de l'école qui soit « municipalisé », mais aussi le recrutement des maîtres et les programmes.
La réforme des rythmes scolaires voulue par notre gouvernement socialiste est donc une complète réussite. Non seulement un gouvernement qui aurait dû (vu son qualificatif) avoir souci des déshérités de l'école condamne les enfants du peuple à un moindre scolaire, non seulement l'instruction publique côtoie un divertissement municipal qui sous peu la phagocytera et aura raison d'elle, non seulement l'école n'est plus un lieu de profonde altérité (où, par une distance prise par rapport à soi via le long détour des œuvres et de la langue du temps passé, on comprend mieux le présent) mais un lieu de vie ouvert sur le monde, un lieu où l'on ne s'élève plus mais où l'on s'affale sur sa table parce que l'on est fatigué d'aller de TAP en TAP (ces temps périscolaires se caractérisant par un changement incessant d'activités et flattant la pente actuelle de la jeunesse à la déconcentration), non seulement donc l'école voulue par les socialistes est une école de marchands de sommeil[9], comme aurait dit Alain, mais en plus cette réforme interdit toute lutte nationale. À présent les luttes sont locales ; de plus en plus, si aucun sursaut n'a lieu, le seul interlocuteur des enseignants et des parents sera la municipalité, c'est-à-dire un interlocuteur protéiforme (il y a tout de même plus de 36 000 communes en France), et non plus l'État, qui pour pesant et tentaculaire qu'il soit a le mérite d'être un. La réforme des rythmes scolaires risque donc d'entraîner un éclatement de cette République que l'on continue pourtant de dire indivisible et laïque. Les réactionnaires ont donc de quoi se réjouir...
Notes
[1] Il convient de rappeler que les activités périscolaires (les fameux TAP) sont facultatives. Une commune peut seulement être en droit d'exiger l'assiduité des enfants inscrits. La lecture du courrier retranscrit ici est sans ambiguïté : ce qui est reproché aux familles c'est de ne pas inscrire leurs enfants et non que la participation de ceux-ci y soit occasionnelle.
[2] On notera l’abondance des majuscules, phénomène courant dans les courriers officiels mais néanmoins significatif [NDLR].
[3] D'où le caractère « expérimental » de cette « démarche » : le décret n'autorise une telle démarche que pour une durée de trois ans.
[4] Un tel choix a également une finalité sociale : la Mairie annonce qu'elle va pouvoir « pérénniser » l'emploi des animateurs s'occupant des TAP, au lieu d'avoir recours à des vacations pour une heure par jour.
[5] On pourrait rétorquer à juste titre que des élus municipaux n'ont à s'occuper que de politique municipale et que ce n'est pas leur rôle de s'opposer aux dysfonctionnements de l'État, voire d'aller à l'encontre des décisions de celui-ci. Il se trouve que cette commune refuse d'appliquer le décret obligeant les municipalités à mettre en place un service minimum d'accueil lors d'une grève d'enseignants. La réforme des rythmes scolaires est également un décret...
[6] Le titre de l'article traitant des TAP dans le magazine municipal est : « Ça [les TAP] fait grandir ».
[7] Du latin augere, augmenter.
[8] Cette "municipalisation" de l'école de la République a pour signe la confusion du scolaire et du périscolaire : un même lieu, l'école, abrite un temps d'étude et un temps de délassement, au grand désarroi des élèves. Cette confusion, on la retrouve dans la lettre et le magazine municipal : les activités périscolaires « s'inscrivent dans le cadre horaire hebdomadaire de l'emploi du temps de votre enfant », écrit le maire honoraire ; mais de quel emploi du temps s'agit-il ? Le scolaire, le périscolaire ? Ou celui, global, du temps éducatif de l'enfant ? Dans le magazine : « ... la Ville a choisi de regrouper toutes ces périodes [de TAP] en une après-midi, de même durée que les après-midi traditionnels [sic] de cours ».
[9] Un sommeil physiologique puis intellectuel et moral, car les enfants n'en peuvent plus, ils sont épuisés, toujours à courir d'un lieu l'autre. On est bien loin du quadriptyque ministériel : « Un plus grand respect des rythmes de l'enfant. Des élèves plus attentifs pour mieux apprendre à lire, écrire, compter. Des enfants moins fatigués et plus épanouis. Une meilleure articulation des temps scolaire et périscolaire ». De plus l'instauration des TAP a pour conséquence que les activités de certains enfants se voient décalées dans la journée, voire la soirée : un enfant allant au conservatoire le mercredi matin peut s'y rendre maintenant le lundi soir de 19 heures à 20 heures.
© Tristan Béal et Mezetulle, 2014
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