L'école des loisirs obligatoires
par Tristan Béal
Annexe du 6 juillet 2014 : Lettre de T. Béal au ministre de l'Education nationale
Il y a peu, le nouveau ministre de l’Éducation nationale, M. Hamon, accordait un long entretien au journal Le Monde, dans lequel il présentait les vertus de son projet de décret censé assouplir la réforme des rythmes scolaires entreprise témérairement par son prédécesseur, M. Peillon. Ce qui est intéressant, c'est qu'à cet entretien faisait suite un article intitulé « Les raisons de l' "échec Peillon" sur la réforme des rythmes ». Ce télescopage des deux articles cache finalement ceci : que l'assouplissement défendu par M. Hamon n'est que le révélateur du « décret Peillon » et comme l'accomplissement de tout ce dont celui-ci était déjà lourd.
En permettant à chaque municipalité d'expérimenter son propre emploi du temps, voire de le moduler pour les écoles d'une même commune, M. Hamon s'engage dans le démantèlement d'une organisation qui jusqu'ici était encore nationale. Quand on sait que les médias ont réduit cet assouplissement à la possibilité offerte à tous d'avoir le vendredi après-midi vacant, on mesure l'éventuel travail de sape pouvant être entrepris par notre nouveau ministre : ce qui ne concerne pour l'instant que l'agencement de la semaine d'école vaudra sans doute sous peu pour les programmes et les instituteurs, on adaptera les programmes aux réalités du terrain et les maîtres d'école devrontse plier aux volontés de tous les potentats locaux. La belle souplesse que voilà !
Le jeudi 24 avril, le nouveau ministre de l'éducation nationale, M. Hamon, a présenté « un projet de décret offrant la possibilité d'expérimenter des rythmes scolaires plus souples », ainsi qu'on peut le lire dans Le Monde daté du samedi 26 avril.
Il s'agit toujours de favoriser « l'intérêt [des] enfant[s] » (1) et de leur « permettre, quelle que soit leur origine sociale, de bien apprendre, de mieux apprendre à l'école, et donc de pouvoir réussir ». Le but avoué de M. Hamon est donc le même que celui de son prédécesseur, M. Peillon : à la fois socialiste et pragmatique ; c'est-à-dire que l'on veut tout ensemble « mener une lutte acharnée contre ces déterminismes sociaux auxquels s'attachent immuablement les destins scolaires » et faire en sorte que les élèves – pardon : les enfants– remontent dans le classement PISA et permettent à leur pays d'être plus combatif et pugnace dans la nouvelle guerre économique que nos gouvernants parent du nom de « compétitivité ».
L'assouplissement proposé par M. Hamon en accord avec le premier ministre, M. Valls, est double : donner la possibilité « de regrouper les activités périscolaires sur un après-midi par semaine » et « d'alléger les semaines [de 24 heures de classe] en raccourcissant les vacances scolaires ».
Qu'il soit désormais possible de regrouper les activités périscolaires sur un seul après-midi pourrait être perçu comme la reconnaissance par le ministre de la nécessité d’une claire séparation entre le scolaire et le périscolaire : fini le saupoudrage de 30 ou 45 minutes de TAP (temps d'activités périscolaires) après la classe et avant l'étude, qui condamnait ce temps périscolaire à n'être finalement que de la garderie honteuse d'elle-même, et place à un plein après-midi d'activités vraiment enrichissantes culturellement et/ou sportivement. Non seulement, ainsi étalées sur un après-midi, les activités périscolaires peuvent prendre leur pleine mesure et ne plus apparaître comme une excroissance des loisirs au sein du temps de l'instruction, mais en plus cet étalement revient à prendre en considération le travail des animateurs : ils ne sont plus là pour faire brièvement garderie mais pour proposer aux enfants quelque chose de structuré et de structurant. Et peu importe que la raison première soit financière et pratique : il est bien plus facile de trouver du personnel enthousiaste pour travailler sur une longue période plutôt que sur des moments aussi fugaces que pauvres du point de vue de l'animation, de même qu'il est plus économiquement intéressant pour les municipalités de pouvoir « faire des économies d'échelle, par exemple en construisant des partenariats au niveau des communautés de communes ».
Il n'empêche toutefois qu'il y a là, pour les familles, comme une obligation de loisirs : autant il était dans les mœurs de « poser » son mercredi après-midi pour garder son enfant, autant cela risque d'être plus compliqué de demander à son patron l'octroi d'un après-midi n'importe quand dans la semaine. D'autant que cette concentration des TAP sur un seul après-midi pourrait signifier, dans les grandes communes, la rotationde cet après-midi de loisirs. Autrement dit, si une municipalité décide de regrouper ses activités périscolaires sur un après-midi, il va lui être impossible de bloquer un seul après-midi, le nombre d'enfants participant aux ateliers étant trop nombreux ; il va donc falloir libérer potentiellement chaque après-midi de la semaine, le lundi pour telles écoles, le mardi pour telles autres et ainsi de suite. Ainsi, une mère, ou un père, ayant plusieurs enfants scolarisés, l'un en maternelle et l'autre en primaire, pourra être dans l'obligation de devoir demander au moins deux après-midi à son employeur, si ce parent souhaite s'occuper lui-même de ses enfants (2).
Quant à la possibilité de rogner sur les congés pour limiter la semaine de classe des élèves à moins de 24 heures hebdomadaires, cela revient à remettre en cause les congés des enseignants et à les moduler commune par commune, voire école par école. Une telle expérimentation impliquerait la destruction du cadre national. Et puis, autant jouer les Cassandre et émettre l'hypothèse que cette introduction expérimentale de calendriers scolaires dérogatoires à travers tout le territoire n'est que l'avant-goût d'un émiettement et d'une particularisation des programmes mais aussi d'une territorialisation du corps enseignant, c'est-à-dire le retour à un instituteur serf et dépendant presque exclusivement des édiles de sa commune d'exercice.
Où l'on voit que l'assouplissement défendu par M. Hamon apparaît plutôt comme un durcissement de l'esprit de la réforme des rythmes scolaires : non seulement le ministre ne revient pas sur l'amoindrissement scolaire organisé par ses prédécesseurs (loin sont les 30 heures d'enseignement hebdomadaires en primaire que l'on connaissait avant 1968), non seulement il promeut, au sein de l'école, les loisirs plutôt que le loisir (c'est-à-dire l'agitation scolaire plutôt que l'étude quiète qui est à elle-même sa propre fin), mais en outre ce ministre tout juste nommé annonce un possible éclatement municipal de l'éducation jusqu'ici nationale.
Dans son entretien accordé au journal Le Monde, M. Hamon a commencé par citer cette phrase de Gambetta : « Il ne s'agit pas de reconnaître des égaux, mais d'en faire ». Je continue à croire qu'un vrai socialiste, c'est-à-dire un esprit pour qui le rôle de l'État est de vouloir que les inégalités sociales n'empêchent pas l'avènement d'un citoyen pleinement éclairé et libre, ne saurait défendre la réforme des rythmes scolaires ni son assouplissement ; je continue à croire qu'un socialiste digne de ce nom n'envisagerait comme seul salut pour tous les élèves perdus de France que davantage d'instruction menée de manière sensée et non expérimentale. J'aimerais que mon nouveau ministre fût tel un monsieur Jourdain et qu'il fût socialiste sans le savoir.
© Tristan Béal et Mezetulle, 2013
Voir les autres articles de Tristan Béal en ligne sur Mezetulle.
Voir aussi l'article de Pierre Hayat, consacré au même sujet, en ligne sur Respublica.
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Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]
1 - Toutes les citations sont tirées de l'entretien accordé par M. Hamon au journal Le Monde daté du 26 avril et consultable ici.
2 - On peut même envisager le cas d'écoles tellement grandes (au moins 15 classes) qu'il faudra en leur sein instaurer différents après-midi libérés pour que tous les élèves puissent équitablement profiter des activités proposées. Que dire alors d'un parent ayant un enfant en maternelle et deux dans une grosse école primaire ? Ou de cette institutrice, de cet instituteur qui aurait un après-midi libéré différent de celui de ses enfants ?
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Annexe du 6 juillet 2014 : lettre de Tristan Béal à Benoît Hamon, ministre de l'Education nationale
Il y a quelques jours, le ministre de l'Éducation nationale a chargé les directeurs de transmettre à leurs collègues instituteurs ainsi qu'aux familles des élèves scolarisés dans leur école deux courriers qu'il avait lui-même écrits pour vanter la réforme des rythmes scolaires. En tant que maître d'école et père d'un futur élève de maternelle, j'ai eu le bonheur de lire ces deux lettres ; je suis sorti de cette double lecture profondément désappointé : à mes yeux, les arrangements avec la vérité le disputaient à une manipulation certaine. Je me suis donc "fendu" d'une réponse à mon ministre. La voici :
Monsieur le ministre,
Je vous remercie pour la lettre que vous avez eu l'amabilité de m'adresser concernant la réforme des rythmes scolaires. Il m'aurait semblé impoli de ne pas vous répondre et cela aurait blessé mon sens pédagogique : je pense que vous faites fausse route et mon métier, si j'en ai bien compris toute l'insigne vertu, est précisément de montrer le chemin. Enseignant depuis quelque temps déjà, je sais bien aussi que le maître d'école, pour premier de cordée qu'il soit, ne saurait forcer ses élèves à emprunter les sentiers qu'il les exhorte à suivre de leur propre chef : c'est dire que je ne cherche pas à vous convaincre à tout prix, mais seulement vous montrer dans quel état de désarroi m'a laissé votre ministérielle missive.
Vous reconnaissez d'emblée que cette réforme des rythmes scolaires dont vous avez hérité a suscité quelques désaccords chez nous autres instituteurs. Vous pensez avoir balayé cette nôtre opposition et vous vous félicitez que tous à présent, « ou presque », acceptent la pertinence « d'une semaine comportant cinq matinées de classe au lieu de quatre ». En outre, vous nous parlez de « huit séminaires inter-académiques » lors desquels « quatre cents professionnels du corps enseignant ont pu partager leur expérience des nouveaux rythmes », expérience qui a confirmé « trois bénéfices pour la conduite des apprentissages ».
Si vous le permettez, j'aimerais revenir sur ces trois supposés bénéfices.
Le premier endosse de nouveau ces oripeaux "chronobiologisants" dont s'est parée la réforme organisée par votre prédécesseur, M. Peillon : il y aurait des moments de la journée propices aux apprentissages, en l'occurrence les moments matutinaux où « l'attention est la plus grande ». Même si j'ai entendu parler de cette fameuse cortisol, hormone dont la sécrétion apaise le stress, et que notre organisme produit en matinée pour diminuer voire disparaître dans le courant de la journée, je crains qu'une telle conception de l'attention scolaire "biologise" l'élève et le nie. L'attention que tout maître attend des élèves dont il a la charge est une attention libre et volontaire, non pas une attention extorquée. Et cette attention ne va pas de soi : spontanément tout élève – mais même tout homme – a l'esprit qui papillonne et qui résonne le monde alentour ; penser, au contraire, c'est comprendre, prendre toutes ses pensées ensemble et les tenir fermement pour les éprouver : ce qui est un acte de volonté, non de nature. Autrement dit, si depuis l'école maternelle on pose que l'élève pourra mieux se concentrer selon l'heure à laquelle on lui demandera cet effort, c'est du coup rendre dès son plus jeune âge tout élève incapable de se concentrer : la concentration ne s'attend pas, elle n'est pas la conséquence de nos humeurs, elle se décrète bien plutôt. Et le rôle de tout instituteur est de faire en sorte que les élèves qu'il a devant lui accomplissent cet effort, à quelque moment de la journée scolaire que l'on soit. Dès la récréation du matin qui vient après une heure et demie de classe, les esprits de nos élèves peuvent être définitivement ailleurs ; et que dire après le temps du midi propice à la somnolence postprandiale ! Aussi exigeons-nous de chacun de nos élèves, que ce soit après la récréation du matin ou bien celle faisant suite au déjeuner, de se concentrer derechef. Si l'on enferme l'élève dans son corps et la pesanteur de celui-ci, autant ne plus faire classe quand les températures montent, que le ciel est bleu et que le printemps s'invite jusque dans les cœurs de nos joyeux polissons : autant les laisser suivre leur pente naturelle, qui est la paresse ! Et puis j'ajouterai que l'on a les élèves attentifs que l'on mérite ; ou pour le dire tout aussi hardiment que Freinet en 1964 dans ses Invariants pédagogiques : « La fatigue des enfants est le test qui permet de déceler la qualité d'une pédagogie ».
Vous ne m'ôterez donc pas de l'esprit que votre réforme manque l'élève en tant qu'élève, c'est-à-dire en tant qu'esprit : ce qui fait son humanité et sa grandeur.
Le deuxième bénéfice serait que le basculement vers le matin du mercredi (ou du samedi) des heures d'enseignement jugées trop tardives par ces nouveaux Diafoirus de l'éducation que sont certains chronobiologistes, que ce basculement nous donnerait « plus de souplesse pour répartir les activités dans la semaine ». Je connais un autre moyen qui aurait permis de nous accorder une réelle souplesse : il aurait fallu tout simplement que vous reveniez entièrement et réellement sur la réforme mortifère de M. Darcos, lorsque celui-ci, en 2008, a promu une école sabbatique avec sa suppression du samedi matin travaillé et la disparition de deux heures d'école hebdomadaires pour certains élèves. D'un ministre socialiste, d'un ministre qui sait que l'inégalité sociale ne devrait jamais entraîner une inégalité de savoir, c'est-à-dire d'humanité, d'un tel ministre j'attendais qu'il redonne à tous les élèves de France toutes ces heures de classe qui leur ont été injustement enlevées depuis 1969. Je sais que ce moyen vous répugne, puisque, parlant « des élèves les plus défavorisés » dont nous, instituteurs, ne cessons de pointer le plus grand besoin d'école, vous écrivez peu après, de manière si désespérément comptable : « plus d'école, ça ne veut pas dire plus d'heures d'enseignement, mais une meilleure répartition de ces heures ». J'ai voulu trouver une comparaison qui m'aurait permis d'être le plus éclairant possible. Je peine à en trouver une, mais puisque l'on parle de nourriture spirituelle, celle-là même dont nous sommes les approvisionneurs, nous autres maîtres d'école, je vais user d'une comparaison alimentaire. Ne nous payons pas de mots, les plus défavorisés dont il s'agit ici, ce sont les pauvres, ceux-là pour qui la fortune n'est point bienveillante. Un pauvre ne mange pas toujours à sa faim. Je ne sais pas comment le prendrait un tel pauvre si on lui disait doctement : « Ce n'est pas de plus de nourriture, mon brave, que tu as besoin, c'est d'une meilleure répartition d'icelle : ton quignon de pain, au lieu de l'avaler gloutonnement, fieffé goulu, divise-le en sous-quignons que tu mangeras de manière espacée ». Nos élèves défavorisés, nos élèves à qui l'on propose l'égalité des chances, ces élèves pour lesquels on a transformé sans vergogne l'école, puissant lieu d'émancipation et de dessillement, en une vaine loterie, trompeuse et méchante, sont affamés de savoir, quoi que l'on dise d'eux et de leur prétendue "inappétence" au travail ou de leur "profil" qui ne coïnciderait plus avec l'école de la République telle que l'ont connue et peuvent encore la connaître les élèves bourgeois, ces héritiers dont vous comme moi faisons partie ; et à ces élèves qui ne demandent rien d'autre que d'apprendre, que de se nourrir, il me faudrait leur dire : « Je ne vais pas te donner plus d'heures d'enseignement, je vais mieux te les répartir » ? Le moyen qu'ils ne se montrent pas violents à mon encontre et ne me molestent pas !
Je vous en conjure, monsieur le ministre – et dieu sait que je suis un paresseux impénitent qui ne rêve que de cagnarder à l'envi –, si vous avez vraiment souci de ces élèves qui n'en ont plus hélas !que le nom, de ces élèves que l'école telle qu'elle a été abîmée par la droite comme la gauche depuis une bonne quarantaine d'années s'échine à maintenir sous le boisseau et à qui elle interdit de s'élever vers ce savoir qu'elle leur doit, je vous en prie, rendez-nous nos 26 heures d'enseignement hebdomadaires ; et pourquoi pas nous faire don de 27 heures, voire 30 heures ? Vous verrez alors combien nous apprécierons cette souplesse à nous donnée : avec plus d'heures d'école, nous aurons tout loisir de prendre notre temps et d'assouplir ces esprits rétifs à l'effort que la Nation nous confie.
J'en arrive au troisième bénéfice confirmé lors de ces fameux séminaires inter-académiques, troisième bénéfice qui, à mes yeux, met à bas le caractère national qui était celui de notre école jusqu'à présent.
Vous vous félicitez de ce que « gagne en cohérence » le « projet éducatif global », c'est-à-dire cette articulation du scolaire et du périscolaire. Nombreux parmi nous voient dans cette articulation à la fois un appauvrissement du scolaire (par une captation des compétences éducatives relevant de l'école) et une "territorialisation" de l'école. Cette mainmise municipale se devine de plus en plus. Pour l'instant ce sont les horaires qui dépendent des mairies , et ainsi telle commune (Gonesse, dans le Val d'Oise) peut allonger la pause méridienne jusqu'à 15 heures passées pour y intercaler les TAP avant que la classe reprenne jusqu'à 17 heures pour des maîtres qui passent plus de temps à faire de la discipline qu'à enseigner quelque discipline que ce soit, quand telle autre (Gennevilliers, dans les Hauts-de-Seine), grâce à votre décret assouplissant la réforme de votre prédécesseur, peut débloquer un après-midi par semaine afin de proposer un vrai temps périscolaire, avec pour conséquence que des enfants d'une même fratrie n'aient pas le même après-midi pour vaquer, rendant par là le temps périscolaire quasi obligatoire pour les grandes familles. (Remarquez, en passant, monsieur le ministre, que votre assouplissement permet dans certaines communes de "libérer" le vendredi après-midi, autrement dit de ramasser sur cinq jours et demi consécutifs tous les jours d'école et de permettre un long week-end commençant dès le vendredi midi : les "bobos" épris de villégiatures jusqu'alors uniquement sabbatiques et dominicales vont vous porter aux nues bien davantage que M. Darcos ; quant à ceux qui n'ont que la télévision pour nourrice, imaginez le désastre...) Pour l'instant, donc, l'éclatement n'affecte que les horaires, mais pourquoi, comme Cassandre, ne pas craindre qu'il ne touche aussi les programmes ou bien le recrutement des maîtres. Bref, qui nous dit que ces « nouveaux temps scolaires » ne sont pas les prémices d'un désengagement total de l'État en matière d'enseignement et d'une inféodation du corps enseignant aux potentats locaux ? Quand nous faudra-t-il enlever des murs de nos écoles cette Charte de la laïcité voulue par M. Peillon et à peine punaisée ? Car ne nous y trompons pas : qui dit "municipalisation" de l'enseignement dit certainement absence de laïcité, puisque celle-ci signifie rupture non seulement à l'égard des insinuations religieuses mais aussi de ces pressions idéologiques ou économiques dont sont friands nos modernes accapareurs.
L'instauration d'un projet éducatif local – pardon : global – implique une inégalité de traitement à travers le territoire national, vous ne pouvez le nier : ce que telle municipalité riche pourra mettre en place en matière d'activités culturelles et sportives sera impossible pour une commune plus pauvre ou ne disposant pas d'infrastructures ni de personnels idoines. Cette fatale disparité n'aurait pas lieu d'être si, encore une fois, vous restauriez les heures de classe perdues : dans un cadre national et protecteur, toutes les matières culturelles et sportives seraient enseignées à chaque élève de France. Ou bien alors créez un service public des loisirs avec un recrutement de personnel ayant un statut de fonctionnaire !
Mais je dois confesser, monsieur le ministre, que ces trois bénéfices qui seraient l'heureuse conséquence de votre réforme prétendument socialiste du temps de l'école ne m'ont pas laissé un goût aussi amer que la fin de votre lettre quand vous écrivez que : « le préalable à une France apaisée, c'est une école apaisée ». À ce moment de votre panégyrique, je ne sais ce qui en mon cœur l'emportait de l'indignation ou de l'abattement.
Tout d'abord m'est venue à l'esprit l'image d'une pierre tombale, sur laquelle on pouvait lire : « Ci-gît l'instruction publique », une école apaisée me faisant penser à une école morte, où l'on repose en paix dans l'épaisse torpeur de l'ignarerie. Puis cette vision funèbre laissa place à un vieux chant que mes parents ont dû certainement entonner dans leur salle de classe : « Maréchal, nous voilà ! », une école apaisée pour une France apaisée m'évoquant une école maréchaliste, une école qui a pour indigne visée d'intégrer les élèves à un modèle social particulier au lieu de les ouvrir à l'humanité, en leur permettant de frotter leur humanité balbutiante à cette humanité morte mais ô combien fondamentale que véhiculent la langue maîtrisée et les grandes œuvres littéraires. Puis la nauséabonde antienne d'une école d'intégration s'est tue et cet apaisement tant vanté par vous m'a fait penser à un discours de distribution des prix tenu par Alain en juillet 1904 devant des élèves du Lycée Condorcet et connu sous le titre : Les marchands de sommeil.
Dans ce discours, comme vous le savez, Alain parle du sommeil : non pas celui qu'abritent nos lits douillets, non pas le sommeil du corps, mais le sommeil de l'esprit, funeste sommeil qui a pour conséquence que nous nous croyons au lieu de nous déprendre de ces croyances qui sont en nous sans nous et que nous n'avons pas le courage d'interroger ni de peser scrupuleusement, insidieux sommeil qui nous rend somnambules et vaniteux et qui nous fait suivre des flatteurs qui ont tôt fait de nous entraîner sur des chemins qui ne mènent nulle part sinon vers l'abrutissement et l'esclavage. À cette vie servile d'assoupi, Alain oppose la vie scolaire, une vie de « lutte, [de] débat et [de] conquête », une vie d'intranquillité en somme. On comprend que ce texte célèbre ait été repris par Alain comme avant-propos à son recueil Vigiles de l'esprit, ouvrage d'exhortation à la vigilance, ce devoir de tout citoyen qui a à cœur l'intérêt général, c'est-à-dire la République. Une école apaisée, celle que vous appelez de vos vœux, monsieur le ministre, est à mes yeux une école délétère, une école où l'on dira, certes à mots couverts, que « le réel est ce qu'il est ; [que] vous n'y changerez rien [, fols élèves] ; [que] le mieux est de l'accepter, sans tant de peine ». Une école apaisée, c'est cette école où l'on enseigne faussement que « le vrai est un fait, que l'on reçoit le vrai en ouvrant simplement les yeux et les oreilles ». Tout au contraire, dans une école vraiment scolaire, une école où le loisir de penser est permis par le ministère, c'est une école où l'on s'habitue à « juger le fait, avant de l'accepter », c'est une école où, à chaque occasion, l'élève apprend à distinguer le vrai du faux pour que plus tard, en tant que citoyen, il ne croie pas le premier bonimenteur venu qui voudrait tirer profit de sa sotte vanité et le conduire sans coup férir sur les sentiers d'un doux mais certain avilissement de la pensée et du corps.
Si donc, monsieur le ministre, votre réforme vise « à faciliter l'acquisition par chaque élève des savoirs fondamentaux et à développer en chacun d'eux un véritable goût pour apprendre », ainsi que vous l'écrivez à tous les parents (il se trouve que j'ai également reçu cette lettre, étant père d'un petit garçon allant faire son entrée en maternelle), je ne puis que vous inviter à ne plus vous faire le chantre d'une école du moindre scolaire, votre école du « projet éducatif local » diluant le temps de l'étude libératrice dans le temps du divertissement municipal. Je vous en prie, si vous avez souci des élèves, si vous pensez que l'école a pour mission non pas seulement de "valider des compétences" mais de révéler à chaque élève la grandeur et la noblesse de son humanité, si vous ne voyez pas dans l'école qu'une simple pourvoyeuse de main-d'œuvre corvéable à merci car ignare mais un ouvroir de vigilance, alors faites-vous le défenseur d'une école auguste, d'une école sous le signe de l'augmentation, d'une école où l'élève est ravi de nombreuses heures durant à ceux qui veulent l'abrutir pour passer un temps certain à se tromper et à apprendre de ses erreurs et ainsi s'élever vers cette sienne humanité qu'il est en droit d'exiger de l'école de la République.
Je vous prie, monsieur le ministre, de croire en mon profond attachement pour une école émancipatrice et laïque.
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© Tristan Béal et Mezetulle, 2014