30 décembre 1970 3 30 /12 /décembre /1970 11:32

« Qui veut noyer son chien…. »
A propos des classes préparatoires aux Grandes écoles (N.B.)

par Jean-Michel Muglioni

En ligne le 27 décembre 2013

Les classes préparatoires aux Grandes écoles ont été créées pour préparer aux concours par lesquels la République française au moment de la Révolution prit la décision de recruter ses fonctionnaires, ingénieurs, professeurs, officiers, avec pour seul critère la compétence.  C’est ce qu’on appelle parfois l’élitisme républicain. Ce principe, en un sens inégalitaire, peut seul garantir l’égalité républicaine. Ces classes sont aujourd’hui parmi les rares lieux où l’institution scolaire ne sous-estime pas les capacités des hommes. Le jour où elles disparaîtront, on pourra vraiment parler de sélection sociale : seuls les enfants sauvés du désastre scolaire ambiant par le préceptorat familial s’en tireront.


Sommaire de l'article :

 

1 - Aristocratie républicaine
2 - Préparation de concours, l'exemple des prépas littéraires
3 - Une certaine idée de la culture et du savoir
4 - Travailler pour apprendre à travailler
5 - La vraie pédagogie
6 - Il y a d’autres voies possibles
7 - La notation
8 - La peur du travail
9 - Pourquoi trop d’élèves ne peuvent aller dans ces classes
10 - La privatisation de l’enseignement
11 - La fausse question du coût
12 - Une politique de refus de toute vraie culture



1- Aristocratie républicaine
Les classes préparatoires aux grandes écoles ont été créées pour préparer aux concours par lesquels la République française au moment de la Révolution prit la décision de recruter ses fonctionnaires, ingénieurs, professeurs, officiers, avec pour seul critère la compétence. L’égalité des conditions et les droits de l’homme en effet, loin d’exclure le principe aristocratique de la distinction par le talent et les capacités scientifiques ou techniques, implique que l’ingénieur qui construit des ponts soit sélectionné pour sa compétence et non selon sa naissance ou sa fortune. C’est ce qu’on appelle parfois l’élitisme républicain. Ce principe aristocratique, en un sens, donc, inégalitaire, peut seul garantir l’égalité républicaine. Si tout homme vaut un homme et pour cette raison a les mêmes droits que tout homme, par exemple le droit de vote, ou le droit de recevoir une instruction, il n'empêche que talents et capacités sont divers et inégaux : tout homme ne sait pas construire un pont ni éditer un texte latin.

2 - Préparation de concours, l'exemple des prépas littéraires
Il fallait donc préparer aux concours. Alors que l’université avait pour tâche la collation des grades et non d’abord l’enseignement, les classes préparatoires donnaient la possibilité aux meilleurs élèves de poursuivre, d’abord en un an, puis en deux, plus tard en trois ans et même parfois en quatre ans leurs études sur le banc des lycées. Ainsi les bacheliers littéraires, les « anciens », revenaient en classe de première (ou rhétorique), après leur classe de philosophie, pour préparer en un an le concours de l’École Normale Supérieure ; lorsque dans de grands lycées parisiens leur nombre fut assez important, on les mit dans une classe à part, la « rhétorique supérieure » ou première supérieure, la khâgne ; lorsque les redoublants y furent nombreux, on les sépara et les nouveaux formèrent la « lettres supérieures » ou hypokhâgne. [Retour au sommaire de l'article]

3 - Une certaine idée de la culture et du savoir
Quel que soit le haut niveau technique et scientifique de beaucoup d’entre eux, les étudiants de cette institution sont les élèves d’une classe, au sens le plus fort de ce terme, où ils s’instruisent sous la direction de véritables instituteurs : le travail commun des élèves et des maîtres est un travail de fondation. Ce qui repose sur une certaine idée du savoir, pour les sciences, une idée de la culture scientifique irréductible à la simple utilisation de résultats pour l’industrie, et pour les lettres, l’idée de littérature universelle et d’humanités. Les khâgneux ne sont pas encore des spécialistes, ils ne font pas encore de recherche mais, comme disait Ferdinand Alquié, apprennent ce qui a déjà été trouvé, et reçoivent un enseignement général, c’est-à-dire non pas superficiel mais universel. Ils comprennent que Sophocle, Tacite, Montaigne, Dickens, Husserl et Marc Bloch appartiennent à la même humanité et par leur diversité en réalisent l’unité. Que depuis la Grèce antique s’est poursuivie une tradition de raison et de critique, et qu’il dépend d’eux qu’elle ne meure pas. Qu’il n’y a jamais eu de liberté politique dans le monde que là où cette tradition a été vivante.

4 - Travailler pour apprendre à travailler
La quantité de travail exigée dans ces classes est considérable. Une fois passé par là, on sait travailler, car nul ne peut apprendre à travailler ni découvrir sa puissance de travail sinon en travaillant, avec horaires et délais imposés, selon un rythme soutenu, aussi impérieux que celui, astronomique, du jour et de la nuit, pour reprendre un mot de Hegel aux parents d’élèves du lycée qu’il dirigea. Lors de ma première année d’enseignement dans la khâgne du lycée Louis-le-Grand, j’ai redécouvert la puissance de travail et d’absorption des jeunes gens de 18 à 20 ans. Plus il leur est fourni de contenu, plus ils deviennent capables d’apprendre, et c’est dans ces classes qu’on trouve aussi bien de brillants musiciens ou de bons sportifs. La nature humaine est ainsi faite que, plus on en fait, plus on devient capable d’en faire, et ces classes sont aujourd’hui parmi les rares lieux où l’institution scolaire ne sous-estime pas les capacités des hommes.
Il est permis, dans la compétition sportive, de pousser ce principe jusqu’à la destruction du corps humain ; au contraire on plaint souvent les élèves des prépas harcelés de travail. Mais quel latiniste ou quel pianiste, quel lecteur des philosophes ou des poètes a-t-il pu accéder au niveau des plus grandes œuvres de l’humanité autrement qu’en s’y consacrant, sans compter les heures ou même les nuits qu’il y a passées ? Et parmi ceux qui véritablement s’adonnent ainsi aux arts et aux sciences, qui pleure de ne pas mesurer son temps en heures de travail comme un terrassier qui en effet devrait travailler moins de trente cinq heures ? Les polémiques récentes et plus anciennes sur le temps de travail ont jeté une confusion considérable dans les esprits.

5 - La vraie pédagogie
Seulement notre propos est inadmissible pour qui ne considère pas qu’il y a des grandes œuvres et donc aussi des choses sans intérêt pour lesquelles il est vain de passer trop de temps et dont l’apprentissage, quand même il est utile, est ennuyeux. C’est donc bien le style et le contenu des études des classes préparatoires qui est visé par ceux qui les trouvent trop dures. Une psychologie philanthropique déjà démodée a pris la défense de la paresse pour ruiner les humanités et toute vraie culture scientifique. La pédagogie du jeu, qui a tout détruit, est apparue parce que la conviction qu’il y a un contenu essentiel à l’accomplissement de l’homme a été perdue, et avec elle la certitude que les hommes veulent apprendre et aiment pour cela travailler. On sait par exemple que ce contenu ne peut être communiqué que par la langue, et que la maîtrise de la langue, chose fort difficile, est essentielle ; cela s’apprend, et il faut un travail considérable, sans cesse repris au fil des ans : considérez la diminution des heures pendant lesquelles il est permis d’apprendre le français depuis la 6e depuis cinquante ans, et vous verrez que les réformes successives vont toutes dans le même sens. [Retour au sommaire de l'article]


6 - Il y a d’autres voies possibles
Il est vrai que ceux des étudiants qui ne supportent pas la fatigue ou le cadre scolaire et préfèrent s’adonner à d’autres aspects de l’existence humaine à l’âge où pourtant ils sont le plus doués pour apprendre, ne doivent pas aller dans ce genre de classe et il serait absurde de vouloir les forcer à un travail qui doit être volontaire. Il est juste que ceux qui ne peuvent développer leurs capacités à la manière dont on procède dans ces classes trouvent ailleurs les conditions de leur développement. Surtout il n’y a aucune honte à faire d’autres types d’études ou même à ne pas faire du tout d’études spéculatives, pour se consacrer directement à une activité professionnelle. Mais on ne trouve plus d’apprenti boulanger : c’est aussi fatigant !

7 - La notation
On entend parfois se plaindre de la brutalité de la notation ou, ce qui est très grave, de l’attitude de certains professeurs. Il faut ici distinguer deux choses. D’une part les étudiants sont confrontés, souvent pour la première fois, à une réelle exigence : ils sont notés sur ce qu’ils savent et non en fonction d’impératifs statistiques. Les professeurs soucieux du niveau scientifique de leur enseignement ne peuvent rien contre la volonté de faire croire qu’on a 80% de bacheliers. Mais les étudiants le comprennent assez vite. D’autre part certains parmi les professeurs, comme dans toutes les professions, sont des hommes de ressentiment et ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ont affaire à des enfants ou des jeunes gens encore fragiles. Qu’on s’en prenne à eux et non à l’institution ! Et que de son côté chacun, s’il n’est pas de ceux-là, apprenne aux étudiants à se défendre et à leur résister. [Retour au sommaire de l'article]

8 - La peur du travail
La peur du travail fait souhaiter la suppression des concours. Mais remplacer par exemple un concours anonyme et qui impose à chaque candidat de faire lui-même, seul, ses épreuves, par la présentation d’un dossier et d’un CV, avec entretien, comme pour une embauche, laisse la porte ouverte à l’arbitraire : on recrute alors des candidats dont le travail peut n’être pas personnel et on tient compte des origines familiales ou universitaires, comme c’est déjà le cas dans certains instituts ou même à l’oral de certaines écoles. Faut-il souhaiter le retour à l’Ancien Régime, comme dans de célèbres universités étrangères, où l’on inscrit son fils avant sa naissance, si du moins on appartient à la bonne classe sociale ?

9 - Pourquoi trop d’élèves ne peuvent aller dans ces classes
Que de fait réussissent aujourd’hui à ces concours des candidats dont les parents, sont professeurs, et souvent même professeurs d’université, c’est la preuve que l’école publique ne donne pas à tous la possibilité de faire de vraies études et que finalement les professeurs n’ont plus le droit d’enseigner qu’à leurs propres enfants. Il ne faut pas fatiguer les enfants du peuple et les soumettre à un trop rigoureux rythme scolaire : tel a été depuis longtemps le principe des réformes scolaires. Quant aux enfants d’immigrés, ce serait une atteinte à leur intégrité « culturelle » que leur faire subir le travail dont les pauvres fils d’universitaires pâtissent. Les droits de l’homme ainsi compris signifient le devoir d’abandonner l’enfance à elle-même.

10 - La privatisation de l’enseignement
Certains s’en prennent donc aux classes préparatoires et aux concours parce qu’ils favorisent les enfants de professeurs. Les statistiques les justifient. Mais ce ressentiment à l’égard du corps enseignant peut conduire à le favoriser encore plus : le jour où ces classes disparaîtront, le recrutement sera encore plus social ; seuls les enfants sauvés du désastre scolaire ambiant par le préceptorat familial s’en tireront. Le renouvellement social ne se fait plus, non pas parce que le style et les épreuves sont sociaux, mais parce qu’il n’y a pas d’école en amont, au point que peut-être la source finira par tarir aussi bien pour les étudiants en sciences que pour les étudiants en lettres ; on ne voit pas le signe d’un sursaut, et il faudra bientôt émigrer si l’on veut que ses enfants apprennent le latin et le grec. L’enseignement privé est promis à un grand avenir. Et peut-être même faudra-t-il aussi, comme en Allemagne, faire appel à l’immigration intellectuelle et faire venir d’Orient des mathématiciens : il semble encore permis en Inde d’apprendre les mathématiques aux enfants, avec toute la rigueur requise, et la nécessité de s’y prendre tôt. Chez nous, l’apprentissage de la division a été reporté, paraît-il, à la dernière classe du primaire. Il est vrai que les enfants de professeurs la sauront quelques années plus tôt. [Retour au sommaire de l'article]

11 - La fausse question du coût
Les classes préparatoires coûtent cher. Ceux qui s’en plaignent oublient même que dans certains lycées les internes sont logés et nourris pour un prix relativement bas (un enfant interne dans un grand lycée parisien coûte moins cher à ses parents que s’il reste chez lui). Les visiteurs étrangers n’en reviennent pas. Mais est-ce plus cher que d’amasser dans des amphithéâtres des étudiants voués à l’échec ? Surtout, parmi les étudiants qui réussissent dans leurs études supérieures littéraires, la proportion de ceux qui ont suivi auparavant une ou deux années de préparation (sans réussir aux rares concours qui leur sont ouverts) est considérable. Alors que j'étais professeur de classe préparatoire, je n'ai jamais prétendu me vanter de je ne sais quelle prouesse. Je dis seulement ceci : les conditions d’enseignement offertes par les lycées font qu’un travail réel est possible, ce que l’effet de masse interdit. Et il en résulte aujourd’hui un phénomène paradoxal, qui renouvelle le sens de cette institution : elle permet de combler d’un côté les lacunes creusées dans le secondaire (l’étude de la langue et de l’écriture sont en voie de disparition scolaire), les étudiants y échappant d’un autre côté à l’effondrement du premier cycle universitaire. Ils sont ainsi doublement préparés à suivre à partir de la maîtrise de vraies études supérieures littéraires. La disparition de ces classes ou toute transformation apparemment anodine qui y limiterait les possibilités de travail aurait donc de graves conséquences pour les universités.
La question du coût est politique et non économique. On paie ce qu’on veut ! Est trop cher, non ce qu’on ne peut payer mais ce qu’on ne veut pas payer. A l’argument économique s’ajoute, on le sait, l’argument européen : les classes préparatoires sont encore une spécificité française ! Mais mes collègues allemands disent que chez eux aussi, quand on veut noyer son chien, on l’accuse de n’être qu’Allemand et non Français. Ainsi l’Europe cessera bientôt d’être l’Europe : le jour où d’un pays à l’autre il n’y aura plus d’écoles différentes, au vrai sens du terme école, celui d’école de pensée et de tradition universitaire. Vouloir sous prétexte d’unifier les diplômes que tout le monde suivre le même cursus en Europe met en cause l’essence même des études spéculatives et la liberté de l’esprit. A cette rhétorique administrative s’ajoute parfois un discours destiné à produire la mauvaise conscience des privilégiés que sont professeurs et élèves de ces classes. Mais si l’État ne veut plus prendre en charge les études spéculatives, il faudra bien que d’autres le fassent, et les plus défavorisés n’y gagneront pas. Il est impossible de croire que la mise en cause de ce genre d’institution soit voulue par les classes dirigeantes pour assurer leur reproduction : un tel machiavélisme, pratiqué depuis si longtemps et par tant de monde dans l’institution scolaire, supposerait de leur part une trop grande intelligence.

12 - Une politique de refus de toute vraie culture
Ces quelques pages expriment quelque mépris à l’égard des personnels ministériels, pédagogues et politiques, qui ont détruit l’enseignement avec l’aide d’une certaine presse. C’est de ma part un manque total de sagesse que de m’émouvoir ainsi au lieu de considérer qu’une table ne peut brouter de l’herbe, comme disait Spinoza, et d’expliquer les effets par leurs causes. Mais lui-même placardait à l’arrivée des troupes françaises dans son pays : ultimi barbarorum, ce qui veut dire : les derniers en date des barbares. Et sans doute une analyse paraîtrait-elle encore plus cynique : elle montrerait pour quelles raisons idéologiques la politique de l’éducation ne varie pas, quelle que soit la couleur politique de ses acteurs, dans un monde qui, entièrement voué au développement économique, interdit par nature toute pensée et tout enseignement. [Retour au sommaire de l'article]

 

 © Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2013

 

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NB - Reprise d'un article paru dans Indépendance universitaire revue de l'Association Universitaire pour l'Entente et la Liberté (AUPEL)

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commentaires

L
<br /> Merci pour cet article indispensable, parce qu'il décrit ce que trop peu de gens savent. J'attire également l'attention des lecteurs sur ceci : que les élèves des ces classes prépas ne se<br /> plaignent en général pas de leur rythme, ni n'imputent leurs notes basses à la sévérité de leurs professeurs ; au contraire, ils savent que pareille exigence est nécessaire, et est le colloraire<br /> de l'estime vraie et de la vraie bienveillance. Ils savent aussi, d'ailleurs, que cette exigence, les professeurs l'ont avec eux-mêmes, dans la préparation de leurs cours... Voilà pourquoi les<br /> élèves sont descendus dans la rue soutenir leurs professeurs !<br />

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