23 juillet 2007
1
23
/07
/juillet
/2007
17:57
Bloc-notes
Quand le travail demande l'impossible
Un entretien de la sociologue Annie Thébaud-Mondy (auteur de Travailler peut nuire à votre santé, Paris : La Découverte, 2007) avec Le Parisien (19 juillet 07) remet les choses à l'endroit au sujet des suicides en série chez les salariés. Sur un point crucial, elle rejoint les réflexions initiales de Jean-Claude Milner dans La Politique des choses (Navarin, 2005).
Les suicides au travail ne sont pas récents : "Cela fait trente ans que je travaille sur ces questions"; "La sonnette d'alarme est tirée depuis longtemps et il ne se passe rien". Très clairement, c'est bien l'organisation et la conception du travail qui sont mises en cause par la sociologue.
La fixation d'objectifs, transmise à chaque salarié sous forme de contrat individuel - celui qui ne signe pas est disqualifié - s'érige en moyen de pression omniprésent. La conduite managériale, en évacuant les anciens rapports hiérarchiques (ouvrier / ingénieur) évacue aussi la substance technique du travail qui fondait la négociation et fixait des buts réalisables. Du coup c'est la conception même du travail qui change: aux objectifs de production se substituent les objectifs financiers. Ce qui compte n'est pas de faire quelque chose, mais d'augmenter le dividende des actionnaires : "on a inversé le sens de la production industrielle".
Ce dispositif contient la contradiction qui fait littéralement exploser le travailleur : "on lui demande de faire des prouesses, de transformer l'exceptionnel en norme quotidienne et on l'évalue sur sa capacité à remplir des objectifs irréalisables".
Cette saine analyse congédie les "observatoires du stress", numéros verts et autres "cellules de soutien". On suggérera qu'il faudrait même les rapatrier dans l'économie du dispositif : car, en psychologisant le phénomène, ils contribuent à culpabiliser ceux qui en sont les victimes.
Elle rencontre en cela, et sur un point décisif, une analyse politique plus large, présentée par Jean-Claude Milner dans son livre La Politique des choses. Ce dernier commence en effet par éventer l'un des secrets de la manie évaluative qui, bien au-delà de la production industrielle, envahit actuellement toutes les formes d'activité. Loin d'être un geste méthodologique autorisé, l'évaluation en question a précisément pour essence d'ordonner l'activité qu'elle apprécie à une forme d'impossible et d'organiser le dialogue de sourds :
Nommée quelque temps "expert" pour examiner des dossiers scientifiques, ce livre (1) m'a permis de regarder plus lucidement les grilles, les cases à cocher et les critères préformatés dans lesquels on m'enjoignait de couler mon propos. Effectivement ces "outils" n'avaient d'autre fonction que d'écarter toute velléité d'exercice interne et critique du jugement pour l'aligner sur une extériorité dont je n'avais nullement la clé : est bon ce qui répond aux critères. J'ai démissionné de cette fonction, qui d'ailleurs n'était pas rétribuée : j'aurais dû me douter que, fondée sur le seul plaisir de jouir d'une miette de pouvoir (car en plus la tâche était fastidieuse et plutôt pénible), cette "promotion" avait quelque chose de profondément moral, car elle visait aussi à me transformer ! - l'évaluation ne laisse personne intact.
1 - Ainsi que celui que J.C. Milner a signé en collaboration avec Jacques-Alain Miller : Voulez-vous être évalué ?, Paris : Grasset, 2004.
Quand le travail demande l'impossible
Un entretien de la sociologue Annie Thébaud-Mondy (auteur de Travailler peut nuire à votre santé, Paris : La Découverte, 2007) avec Le Parisien (19 juillet 07) remet les choses à l'endroit au sujet des suicides en série chez les salariés. Sur un point crucial, elle rejoint les réflexions initiales de Jean-Claude Milner dans La Politique des choses (Navarin, 2005).
Les suicides au travail ne sont pas récents : "Cela fait trente ans que je travaille sur ces questions"; "La sonnette d'alarme est tirée depuis longtemps et il ne se passe rien". Très clairement, c'est bien l'organisation et la conception du travail qui sont mises en cause par la sociologue.
La fixation d'objectifs, transmise à chaque salarié sous forme de contrat individuel - celui qui ne signe pas est disqualifié - s'érige en moyen de pression omniprésent. La conduite managériale, en évacuant les anciens rapports hiérarchiques (ouvrier / ingénieur) évacue aussi la substance technique du travail qui fondait la négociation et fixait des buts réalisables. Du coup c'est la conception même du travail qui change: aux objectifs de production se substituent les objectifs financiers. Ce qui compte n'est pas de faire quelque chose, mais d'augmenter le dividende des actionnaires : "on a inversé le sens de la production industrielle".
Ce dispositif contient la contradiction qui fait littéralement exploser le travailleur : "on lui demande de faire des prouesses, de transformer l'exceptionnel en norme quotidienne et on l'évalue sur sa capacité à remplir des objectifs irréalisables".
Cette saine analyse congédie les "observatoires du stress", numéros verts et autres "cellules de soutien". On suggérera qu'il faudrait même les rapatrier dans l'économie du dispositif : car, en psychologisant le phénomène, ils contribuent à culpabiliser ceux qui en sont les victimes.
Elle rencontre en cela, et sur un point décisif, une analyse politique plus large, présentée par Jean-Claude Milner dans son livre La Politique des choses. Ce dernier commence en effet par éventer l'un des secrets de la manie évaluative qui, bien au-delà de la production industrielle, envahit actuellement toutes les formes d'activité. Loin d'être un geste méthodologique autorisé, l'évaluation en question a précisément pour essence d'ordonner l'activité qu'elle apprécie à une forme d'impossible et d'organiser le dialogue de sourds :
"L'évaluation des évaluateurs ne relève pas du concept, mais d'une pratique d'appareil ; elle n'est pas interne au savoir théorique, elle lui est extérieure ; elle ne requiert aucun savoir déterminé, ni théorique, ni empirique. La compétence de l'évaluateur consiste idéalement à ne rien connaître de ce qu'il évalue et à mettre en marche, à l'aveugle, des procédures d'évaluation fixées à l'avance et censées valoir pour tout." (p. 10)
Nommée quelque temps "expert" pour examiner des dossiers scientifiques, ce livre (1) m'a permis de regarder plus lucidement les grilles, les cases à cocher et les critères préformatés dans lesquels on m'enjoignait de couler mon propos. Effectivement ces "outils" n'avaient d'autre fonction que d'écarter toute velléité d'exercice interne et critique du jugement pour l'aligner sur une extériorité dont je n'avais nullement la clé : est bon ce qui répond aux critères. J'ai démissionné de cette fonction, qui d'ailleurs n'était pas rétribuée : j'aurais dû me douter que, fondée sur le seul plaisir de jouir d'une miette de pouvoir (car en plus la tâche était fastidieuse et plutôt pénible), cette "promotion" avait quelque chose de profondément moral, car elle visait aussi à me transformer ! - l'évaluation ne laisse personne intact.
1 - Ainsi que celui que J.C. Milner a signé en collaboration avec Jacques-Alain Miller : Voulez-vous être évalué ?, Paris : Grasset, 2004.