7 août 1970 5 07 /08 /août /1970 23:01
La laïcité et les "valeurs" - II
par Jean-Michel Muglioni
En ligne le 22 avril 2009

L’usage du mot de valeur est devenu courant. Mais une oreille faite à la langue française ne peut qu’en être choquée. Depuis longtemps déjà on parle de tout côté de « valeurs républicaines » au lieu de « principes républicains » et cette confusion est à son comble dans le texte du Contrat d'accueil et d'intégration qui exige des étrangers désirant s’installer en France de faire allégeance à de prétendues valeurs françaises. Certaines fautes de langue sont des fautes de pensée dont les conséquences politiques sont considérables.

[Lire le premier article : La laïcité et les valeurs I]

Le Contrat d'accueil et d'intégration
Les quelques réflexions que nous avons esquissées sur la laïcité et les valeurs ont été provoquées par la découverte du texte du Contrat d'accueil et d'intégration qu’il est obligatoire de signer depuis le premier janvier 2007 si l’on veut s’installer en France « de façon durable ». On le trouvera sur ce site. Rappelons ce que nous avons déjà cité : le nouvel arrivant doit « accepter les valeurs fondamentales de la république » ou « La France et les français sont attachés à une histoire, à une culture et à certaine valeurs fondamentales. Pour vivre ensemble, il est nécessaire de les connaître et de les respecter ».

Relire Pascal et apprendre le français !
J’en conclus qu’on ne peut vivre ensemble si l’on n’a pas les mêmes valeurs. Ainsi j’ai un ami royaliste, avec lequel j’ai des conversations passionnantes : faut-il que je renonce à son amitié et, pourquoi pas, que je le dénonce comme empêcheur de vivre ensemble ? Tel est le paradoxe de la laïcité républicaine, qu’elle garantit aux non républicains le droit de s’exprimer pourvu qu’ils respectent les lois – d’un respect extérieur qui n’implique de leur part aucune approbation, aucun « attachement
» « aux valeurs de la République », aucun « respect » des valeurs auxquelles la France est, depuis peu officiellement, attachée. J’ai donc repris le propos de Pascal : « l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger des grandeurs d’établissement pour les grandeurs naturelles », et j’ai étendu ironiquement ce qui est dit des grandeurs d’établissement de l’Ancien Régime à la République. Certaines pages célèbres méritent d’être relues régulièrement. On pourrait même y apprendre le français, pour ensuite éviter de « rédiger » les textes officiels de la République dans le galimatias des campagnes électorales. Mais il est plus facile d’exiger le français des immigrés.

L’argent et le mérite
La République garantit mes droits. J’ai le droit de vivre en France tout en méprisant ce que le plus grand nombre tient pour des valeurs, ou ce que les partis politiques quels qu’ils soient nous disent d’estimer. Et chacun a le droit d’estimer ce que je méprise. Par exemple, j’ai le droit de considérer que mesurer la valeur d’un homme à son compte en banque est une infamie. J’ai le droit de penser que tous les discours sur le rapport du mérite et de l’argent sont purement hypocrites : une infirmière est-elle payée selon son mérite ? J’ai le droit de penser et d’écrire que les modernes sont incapables de supporter la vérité et ne peuvent vivre qu’en se mentant à eux-mêmes. Les athéniens sachant que leur grand argentier risquait de vider leurs caisses le choisissaient toujours parmi les plus riches d’entre eux, étant ainsi assurés qu’il serait solvable en fin de mandat. Donnons donc de gros revenus aux hommes chargés de manipuler des sommes considérables sur lesquelles ils ne manqueraient pas sans cela de se servir, mais qu’on ne nous raconte pas que cela est dû à leur mérite, à leur talent, ou mieux, à leur courage à prendre des risques ! On ne les paie pas parce qu’on les estime. Ainsi ce qu’on appelle valeur ou mérite n’est généralement qu’illusion et mensonge.

Confusion et distinction des ordres
Le pire est qu’il arrive que des âmes sincères se sentent pour mission de « défendre les valeurs », comme si cela avait le moindre sens. Comme si en outre ce n’était pas aussi absurde que vouloir convertir par la violence un infidèle. Leur illusion est partagée par tous les partisans de l’authenticité qui se plaignent des formules de politesse et de tous les signes extérieurs attachés à une fonction sociale. Ils croient hypocrite de dire « Excellence » à un ambassadeur s’ils ne le jugent pas « excellent » ou se plaignent de devoir respecter ces conventions souvent compliquées. L’illusion ici est double. D’un côté c’est une méprise sur le sens des institutions et du respect qui leur est dû, le respect d’établissement, qui ne suppose aucune estime. Une société où nous ne respecterions un homme chargé d’une fonction que si nous l’estimions serait un chaos universel. S’il fallait attendre que les élèves estiment un professeur pour qu’ils fassent silence dans la classe, jamais un cours ne pourrait avoir lieu. Et si le fonctionnement d’une institution quelconque ne devait reposer que sur la valeur des hommes qui la composent, il n’y aurait pas besoin d’institution. D’un autre côté cette attitude signifie implicitement qu’il faudrait réserver les honneurs aux seuls hommes de bien, ce qui est absurde. Qui s’estime vraiment lui-même se moque de tels honneurs. Et le professeur doit exiger la discipline, jamais l’estime. S’il se trouve qu’il est estimable et estimé, tant mieux, mais c’est une sorte de surcroît qui ne saurait être recherché. On ne peut en même temps vouloir être applaudi et instruire. La folie des hommes consiste à vouloir que la hiérarchie sociale soit une hiérarchie morale : il y a là une sorte de générosité, mais c’est celle des esclaves qui veulent aimer leur maître. Il faudrait que très réellement le chef vaille mieux que les autres ! Comme si l’histoire ne nous éclairait pas assez crûment sur le sujet.
Reprenant Pascal, j’ai donc parlé de la confusion du respect d’estime et du respect d’établissement : faire la révérence devant un aristocrate n’engage pas le jugement. Etait-il plus facile au XVII° siècle de voir clairement ce qui distingue ces deux ordres, s’il est vrai que l’élection du maître ne fait aujourd’hui qu’accroître l’illusion ? Il faut pour comprendre la différence des ordres - respect d’estime et respect d’établissement sont de deux ordres radicalement différents - cette liberté d’esprit qui est d’abord le refus de confondre le spirituel et le temporel. Le temporel demeure extérieur et ne requiert aucune estime. Vouloir que l’obéissance repose sur une approbation et sur la reconnaissance d’une valeur, c’est à la fois remettre en cause la liberté et détruire l’ordre public.

La confusion de la notion de valeur
Mais peut-être l’inflation du terme de valeur tient-elle à la domination du règne de l’argent : le discours défenseur des valeurs remplit le vide de valeurs réelles qui caractérise une société marchande. Le discours sur les valeurs qui submerge la politique depuis plus d’un siècle est purement idéologique. Il faudrait faire l’analyse de cette notion confuse, dont le modèle est la bourse. Mais on m’objectera sans doute que le Contrat d'accueil et d'intégration ne demande pas encore qu’on adore l’argent. Et les Européens, étrangement dispensés de signer ce contrat, sont-ils tenus de respecter les « valeurs de la République » ?

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, avril 2009.

[Lire les autres articles de la série : La laïcité et les valeurs I  ;  Les "valeurs"- III ]
[Lire les autres articles de J.-M. Muglioni sur ce blog]

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