23 mai 1970 6 23 /05 /mai /1970 16:38

Synthèse de nos interventions
dans l'affaire du gîte d'Epinal, dite "affaire Truchelut"
par Catherine Kintzler, Jean-Marie Kintzler et Marie Perret

En ligne le 18 déc. 2007


L'automne politique de Mezetulle a été largement rempli par la question de la laïcité : l'affaire du gîte d'Epinal (1) a été l'occasion de publications successives, de commentaires, de polémiques, d'objections et de réponses. A l'issue de ces échanges, une clarification synthétique semble s'imposer pour s'y retrouver dans l'entrelacement des textes et situer les références. On trouvera également ce texte récapitulatif écrit à trois mains sur le site de Respublica.


Persuadés – comme nous le sommes aussi – que le voile islamique est humiliant pour les femmes, il est tentant de chercher à l’éradiquer de la société civile après l’avoir sorti de l’école avec les autres signes religieux. Toutes nos interventions ont eu le même sens : mettre en garde les militants laïques et féministes contre les dérives où les mènerait une aversion aveugle envers le voile. D’intervention en intervention, nous avons désigné cinq pièges. Dénoncer ces pièges nous a amenés à préciser notre conception de la République et de la laïcité tout en nous opposant aux conceptions ultra-laïcistes qui soutiennent la défense inconditionnelle de Mme Truchelut. Voici, en cinq points, la synthèse de nos prises de position et les références permettant d’en savoir plus.

1° Tenir ferme sur la République laïque et démocratique

Cette position nous a amenés à dire non aux deux dérives symétriques dont chacune menace la République à sa manière. La dérive communautariste qui prône le tout-tolérance, mais aussi la dérive ultra-laïciste qui prône le tout-laïcité. La première consiste à vouloir abolir la laïcité dans la sphère de l’autorité publique. La seconde consiste à vouloir supprimer la tolérance dans la société civile en la « nettoyant » de tout affichage religieux, ce qui abolit la liberté d’opinion.

Pour en savoir plus :
« La laïcité face au communautarisme et à l’ultra-laïcisme » (C. Kintzler), à lire sur Mezetulle et sur Respublica.


2° Nous disons non à toute restriction de la liberté d’opinion. La liberté d’opinion est indivisible

Nous refusons la distinction faite par certains de nos contradicteurs entre d’une part l’opinion et de l’autre la foi religieuse. Selon eux, toute opinion pourrait s’afficher dans la sphère civile, sauf l’opinion religieuse qui, elle, devrait être cantonnée à la stricte intimité. Telle n’est heureusement pas la position du droit aux yeux duquel on ne saurait faire le tri entre différentes sortes d’opinion.
Nous sommes fermes sur le principe selon lequel la liberté d’opinion ne se divise pas. Les opinions sont libres pourvu qu’elles respectent le cadre expressément déterminé par la loi. La liberté dont use la femme voilée dans la société civile est la même que celle dont j’use pour dénoncer l’intégrisme. Réclamer l’interdiction du voile dans la société civile, c’est s’engager dans une logique analogue à celle des intégristes religieux qui réclament l’interdiction du « blasphème » et des caricatures.

Pour en savoir plus :
« Nous disons non à une politique du soupçon » (C. Kintzler, J.M. Kintzler et M. Perret), à lire sur Mezetulle et sur Respublica.


3° Nous refusons une justice qui se contente de simples présomptions. Toute condamnation doit sanctionner un délit constitué

Les inconditionnels de Mme Truchelut voudraient que le simple port du voile dans un gîte soit déjà considéré comme un délit de discrimination sexuelle. Ils s’opposent donc à la loi actuelle qui considère que porter un signe religieux n’est pas un délit, mais ressortit à la liberté d’opinion. Certes, le port du voile peut être un motif pour présumer d’une discrimination, mais il faut que cette discrimination soit avérée pour être traitée comme un délit.
Pour faire disparaître le voile des commerces, des transports, de la rue, les inconditionnels de Mme Truchelut oscillent entre deux positions aussi redoutables l’une que l’autre.
La première consiste à abolir la liberté d’afficher son opinion en matière religieuse : interdire les signes religieux dans la société civile.
La seconde consiste à réclamer des juges qu’ils condamnent pour discrimination sur simple présomption et non plus sur la constitution d’un délit. Pour autoriser les juges à condamner sur simple présomption, il faut accepter une « politique du soupçon ». On recourt en général à une telle politique en situation de guerre.

Pour en savoir plus :
« Nous disons non à une politique du soupçon » (C. Kintzler, J.M. Kintzler et M. Perret), à lire sur Mezetulle et sur Respublica.


4° En refusant une politique du soupçon, nous disons non à une politique qui cautionne « la guerre des civilisations »

Une politique du soupçon cible une partie de la population considérée comme dangereuse et qu’on va pouvoir juger et condamner sur simple présomption.
Ainsi, le maccarthisme est un enfant de la guerre froide, alors que Guantanamo est un enfant de la prétendue « guerre des civilisations » voulue par Bush et Al Qaida. Le maccarthisme suspendait les droits et les libertés publiques pour toute personne « présumée coupable » d’accointance avec le communisme. L’actuelle administration américaine fait de même avec toute personne « présumée coupable » d’accointance avec le terrorisme islamiste.
Nous nous opposons à cette logique de « guerre des civilisations », la considérant comme erronée et dangereuse.

Pour en savoir plus :
« Etat de droit et dogmatisme intégriste » (J.M. Kintzler), à lire sur Mezetulle et dans le numéro 39 (hiver 2006) de Prochoix.


5° Nous mettons les militants laïques et féministes en garde contre le piège d’une alliance contre nature

Par horreur du voile, les ultra-laïques deviennent de plus en plus, malgré eux, « villiéro-compatibles ». Ils entrent dans une logique politique qui les amène nécessairement à chasser sur les terres de l’intégrisme chrétien. Cette villiéro-compatibilité est favorisée par une commune aversion pour le voile. Pour les intégristes chrétiens, ce dernier symbolise « l’envahissante » présence de la deuxième religion de France, la montée de l’islam en terre catholique. Pour les ultra-laïques, il symbolise la violence faite aux femmes par l’intégrisme islamiste. Pour des motifs différents se constitue une volonté commune de débarrasser la société civile de toute présence visible de l’islam, et notamment du voile.
Qu’une commune aversion puisse cimenter des alliances contre nature est attesté par l’expérience récente. Par aversion envers la mondialisation et envers le « grand satan » américain, une partie des néo-laïques s’est retrouvée dans les bras de Tariq Ramadan pour constituer l’alliance islamo-gauchiste.
A nos yeux, l’aversion ne peut pas être un motif pour nouer des alliances contre nature.

Pour en savoir plus :
« Le traquenard de l’extrême-droite chrétienne » (M. Perret), à lire sur Respublica.


Conclusion : ne pas céder à l’émotion ; rester ferme sur les principes

On a essayé de disqualifier nos interventions en nous faisant le coup du mépris. Que n’a-t-on pas entendu à notre sujet ? Nous ferions le jeu des islamistes ; nous serions de doux rêveurs, des intellectuels loin du terrain pour qui les « grandes idées » servent d’alibi à l’inaction. Nous serions des « bobos planqués » - on n’ose plus employer le terme « petit-bourgeois » qui sent trop les années 50.
Remarquons tout de même que quelques-uns qui nous désignent ainsi aujourd’hui ont trouvé bon naguère de relayer nos textes et de les faire signer au moment de l’affaire Redeker et de l’affaire des caricatures, et plus généralement de s’inspirer des « théories » (nous dirons plus modestement des concepts) que nous avons proposées en matière de laïcité. Certains semblent même avoir oublié que nous avons combattu en faveur de l’interdiction des signes religieux à l’école publique dès la première heure - mais il serait peut-être trop cruel de se pencher sur les motifs de cette amnésie.
Malgré tout ils ont raison à certains égards. Il y a bien une division entre nous, mais elle n’est pas celle que prétendent les inconditionnels du soutien à Mme Truchelut. A l’intérieur d’une commune aversion envers le voile et l’islamisme, la division passe entre d’une part ceux qui cèdent à leur aversion et ceux qui, malgré leur émotion, refusent de céder sur les principes de la liberté d’opinion et du jugement équitable. Nous refusons de brader, au motif de l’horreur que le voile nous inspire, la liberté d’opinion. Nous refusons une politique du soupçon. Nous refusons d’entrer dans la logique de la « guerre des civilisations ». Nous refusons de nous laisser embarquer dans des alliances douteuses dont la finalité est de « nettoyer » les terres chrétiennes de toute présence visible de l’islam.
D’accord pour lutter contre l’islamisme, mais pas au prix des principes fondamentaux de la République.


© Catherine Kintzler, Jean-Marie Kintzler, Marie Perret et Respublica, déc. 2007

1 - Rappelons l'origine de ce qu'on appelle "l'affaire du gîte d'Epinal" ou encore "l'affaire Truchelut", survenue en 2007. La propriétaire d'un gîte (Mme Truchelut), ayant demandé à deux de ses clientes d’ôter leur voile islamique dans les parties publiques de son établissement, a été poursuivie devant la justice et condamnée à une amende ainsi qu'à des dommages-intérêts. Des militants laïques se sont émus et ont apporté leur soutien à Mme Truchelut, pensant faire ainsi avancer la cause de la laïcité en réclamant l'extension du principe d'abstention dans une grande partie de la société civile. D'autres, dont nous sommes, ont au contraire refusé ce soutien en s'appuyant sur la distinction entre la sphère de l'autorité publique et l'espace civil.



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