30 mars 1970 1 30 /03 /mars /1970 00:44

Sur le livre de Jean-Claude Milner
Les Penchants criminels de l'Europe démocratique1
Lecture et commentaire
par Catherine Kintzler                    (en ligne le 6 février 2006)



Un livre qui a reçu un accueil mouvementé. Il fallait dissiper cette odeur de soufre et consentir à une véritable lecture. Elle permet d'identifier, sans toujours les abolir mais en les transformant en questions, les points rugueux qui lui faisaient obstacle. Mais surtout elle révèle une philosophie politique entièrement nouvelle.

Sommaire de l'article
I - Dissipation d'une illusion d'optique : une nouvelle philosophie politique
Synopsis sous deux angles : selon la doxa / selon la lecture

II - Questions sur le dispositif du livre
1° Sur la production du couple problème / solution
2° Sur la fonction du "nom juif"

Voir la suite du dossier :
l'article de Jean-Claude Milner "Réflexions sur une lecture" en deux parties



 
I - Dissipation d’une illusion d’optique : une nouvelle philosophie politique

Les circonstances qui ont entouré la parution de ce livre lui ont donné une odeur de soufre et il a rencontré un accueil pour le moins agité. Je pense en particulier à la séance de présentation du 10 novembre 2003 au Théâtre Hébertot réunissant autour de Jean-Claude Milner Jacques-Alain Miller, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy et François Regnault. Au-delà de son aspect anecdotique- notamment la présence enthousiaste dans la salle de personnes qui arboraient visiblement leur appartenance à l’intégrisme juif religieux (on peut recevoir les acclamations de communautaristes fanatiques sans pour autant devoir être confondu avec eux), ou encore l’étonnement d’entendre F. Regnault presque s’excuser de n’être pas juif… - cette séance m’a plongée dans un tel embarras que j’en suis restée interdite pendant de longs mois.
Pour dépasser ce traumatisme et briser la paralysie qu’il provoqua, rien de tel que d’écarter les rumeurs, de faire taire le brouhaha de l’événement parisien et tout simplement de consentir à la simple lecture. Mais le dépasser, c’était aussi l’expliquer.
A cet effet, j’ai réduit l’ensemble (traumatisme et lecture) en une sorte de synopsis à deux vitesses où j’ai placé en vis-à-vis, d’une part les propositions apparentes, parfois déformées ou tronquées (mais elles ne sont pas toutes fausses), lues par la doxa sur fond d’agitation et d’autre part les propositions rétablies ou complétées, lues sur un fond de scène plus contemplatif, loin des rumeurs.


******

Synopsis du livre sous deux angles : selon la doxa / selon la lecture   [Haut de la page]

Voici cette synopsis sous deux angles.
Les propositions respectent grosso modo l’ordre du livre.
En alignement normal et précédées d’un D (pour « doxa ») : les propositions apparentes qui ont été entendues par la rumeur, sur lesquelles s’est réglée la doxa, qu’elles soient ou non dans le livre, qu’elles y soient intégralement ou partiellement.
En retrait et précédées d’un L (pour « lecture ») : les propositions telles que je les rétablis, ou que je les complète à la lecture.


(1 D) Le rationalisme européen a inventé la notion de « problème juif » et cela depuis la période des Lumières.

(2 L) l’invention du « problème juif » s’inscrit dans un processus d’illimitation qui donne pour objectif à la politique de résoudre les « problèmes » posés par la société, l’illimitation consistant à donner la société (lieu des « problèmes ») pour horizon à la politique (lieu des « solutions » à trouver). D’où il résulte que l’illimité (la société) ne souffre pas d’exception. La politique moderne rompt avec le modèle classique : ce n’est plus l’art de préserver les exceptions par la formation d’un espace commun, mais celui de les réduire, au motif que l’espace commun est le tout.

(3 L) Le processus d’illimitation qui voue le politique au social, écartant la dimension de la « question » au profit de celle du « problème », n’est pas simplement une invention moderne, il épuise la politique moderne. On s’en rend compte plus particulièrement après la guerre de 14, qui signe l’échec du logico-politique classique.

(4 L) La spécificité du « problème juif » dans le dispositif qui oppose illimité et exception est que l’illimité de la politique moderne est strictement articulé à l’exception que constitue à ses yeux le Juif. Thèse de François Regnault (dans le livre Notre objet a, Lagrasse : Verdier, 2003)


(5 D) La « solution » du « problème juif » a connu deux variantes.
- Variante des Lumières. Faire taire la voix du Juif (exception) par transformation et travail intérieur. Ce fut notamment le rôle de la culture : le Juif, modèle du bourgeois éclairé.
- Variante nazie : faire disparaître matériellement toutes les exceptions, une par une. Invention des chambres à gaz.

(6 L) La seconde variante est la conclusion radicale tirée par Hitler du constat fait par lui du déclin et de l’obsolescence du modèle logico-politique classique après la guerre de 14. Il y a alors déplacement vers la technique, le logico-politique étant devenu impuissant à ses yeux.


(7 D) Il y a symétrie entre les Lumières et le nazisme, leur seule différence étant dans la manière. « Il faut donner un coup de poignard aux Lumières » [sic : entendu lors de la séance de présentation en novembre 2003].

(8 L) Reformulation de la proposition précédente sous forme de fiction. Si Condorcet, Clermont-Tonnerre, Mirabeau, Talleyrand ou Lakanal (je ne parle pas bien entendu de Robespierre ou Saint-Just, ce serait trop facile) avaient pu constater l’impuissance du logico-politique classique, ils auraient alors conclu à la nécessité de construire une forme politique visant l’illimitation. En outre, s’ils avaient connu la technique moderne, il auraient inventé les chambres à gaz, « même pour les beaux et bien-portants ».


(9 D) Le nom juif nomme et épuise à lui seul « ce qui dit que non », le pastout. Il convient donc d’être ferme sur cette exclusivité.

(10 L) Le nom juif nomme « ce qui dit que non », le pastout. Il convient donc d’être ferme sur ce point.


(11 D) Malgré les dénégations, Hitler a réussi sa politique d’extermination et d’illimitation. Mais dans le processus d’illimitation tel que le poursuit maintenant et à sa suite l’Europe contemporaine, cette victoire ne peut valoir que si elle est présentée comme une défaite, elle est donc reprise dans une opération de dénégation baptisée « devoir de mémoire ». Ce qui explique que tant que les dénégations étaient en voie de constitution, l’Etat d’Israël a été soutenu. Mais pour que la dénégation parvienne à son ultime moment, elle doit elle aussi disparaître comme telle (c’est le modèle des « monuments invisibles » de Jochen Gerz). C’est pourquoi l’Etat d’Israël, monument visible de la dénégation, est aujourd’hui désavoué.

(12 L) L’Europe comme projet politique est la variante bien-pensante, processuelle, étouffante, arbitraire et amnésique de l’illimitation ; elle poursuit inlassablement l’élimination des exceptions à l’illimité social. L’autre variante étant celle des USA, qui se contente de l’immersion des exceptions et de leur brouillage au sein de l’illimité social. Ces deux variantes expliquent une disjonction symptomatique apparente entre Europe et USA (sur la question du tiers-mondisme et la position quant à la guerre en particulier). L’Europe est une figure herméneutique criminelle particulièrement sélective et arbitraire sur les conflits contemporains : « elle a choisi l’âme ».


(13 D) Tenir ferme sur le nom juif et sur l’Etat d’Israël sont une seule et même chose.

(14 L) Il faut soutenir l’existence de l’Etat d’Israël.

(15 D) Il faut soutenir ce que fait Israël.

(16 D) Le nom juif est le seul obstacle « qui dit que non » parce qu’il est le seul à maintenir la quadriplicité homme/femme, parents/enfants que l’humanisme contemporain veut évacuer. Il le fait par la continuité de l’étude « de génération en génération ».

******


J’ai pu formuler les propositions de lecture (L) d’abord en lisant le livre pour lui-même, mais aussi en le rapprochant d’un très bel et grand article que Jean-Claude Milner a publié à la même époque dans Elucidation n° 6/7 (mars 2003): « Les pouvoirs : d’un modèle à l’autre ».
Je tiens en effet que cet article, qui s’inscrit dans la continuité d’un séminaire sur la république donné au Collège international de philosophie il y a quelques années, forme avec De l’Ecole (Paris : Le Seuil, 1984) Le Salaire de l’idéal (Paris : Le Seuil, 1997) et Les Penchants criminels… (en particulier le chapitre V) le noyau entièrement nouveau de la philosophie politique la plus éclairante que j’ai jamais lue sur la période contemporaine. On pourrait y ajouter des ouvrages plus récents : Voulez-vous être évalué ? (Paris : Grasset, 2004, en collaboration avec Jacques-Alain Miller) et surtout La Politique des choses (Paris : Navarin, 2005).
Cette philosophie politique permet d’expliquer le déplacement du modèle démocratique limité vers un modèle d’illimitation où la règle majoritaire change de nature, où plus rien ni personne ne peut prétendre faire exception, s’inscrire dans le silence de la loi, tout simplement parce que, en vocabulaire classique, on passe de la loi à la norme.
Elle explique très bien aussi les deux variantes de ce déplacement : américaine et européenne, et pourquoi la variante européenne en est la version veule, amnésique, hypocrite et éminemment dangereuse, celle des perdants infiniment plus insidieuse parce qu’ils finissent par gagner en vertu de la puissance de leur ressentiment.
Dans mon dispositif de propositions, ce noyau théorique est condensé dans les propositions 1, 2 et 3 et dans les propositions 11 et 12. [voir la synopsis dans une fenêtre "popup"]




II - Questions sur le dispositif du livre  [haut de la page]


De ce que je viens d’écrire se déduit aisément ma principale interrogation : cette théorie politique pouvait s’exposer en faisant l’économie de son articulation à la question du nom juif. Cela ne veut pas dire que cette proposition en soit disjointe, mais je pense qu’elle n’en est pas constitutive. Pourtant dans le livre, loin d’être présentée comme une partie de cette théorie, comme son angle d’attaque privilégié et indispensable, ou comme un point discriminant qui agit en révélateur, expérience décisive qui met les choses dans un tube de Newton, ou même comme paradigmatique - ce qui serait une reprise du livre de François Regnault Notre objet a (Verdier, 2003) - l’articulation à la question du nom juif est au contraire présentée comme constitutive de cette théorie. Il y a un renversement : c’est comme si, en physique classique, l’expérience décisive était de même niveau que l’énoncé même de la loi qu’elle permet d’établir.

Je m’attarderai sur deux conséquences de cette opération de renversement.


1° Sur la production du couple problème / solution

Le couple « problème juif / solution finale » n’est plus une occurrence principale et désastreuse de la construction du couple « problème /solution », c’en est la matrice. Et comme le couple problème /solution est issu des Lumières, il en résulte la symétrie entre les Lumières et le nazisme (propositions 5, 6 et 7 [voir la synopsis dans une fenêtre "popup"]). Cette symétrie est donc obtenue au prix du renversement entre principe et occurrence : on peut donc la récuser, rien qu’en faisant observer son mode formel de production. Mais aussi pour d’autres raisons.
Je ne pense pas qu’il y ait symétrie, bien entendu pour des raisons apparentes qui sont évidentes mais qui ne portent pas sur le point fondamental, que j’accorde à l’auteur, à savoir que la question est bien la capacité ou l’incapacité à penser la technique. Car on peut raisonnablement parler d’une insuffisance des Lumières à ce sujet, insuffisance dont les conséquences sont fatales, mais cela ne mérite pas un « coup de poignard ».
En effet, si insuffisance il y a, d’abord elle n’est pas une faute au moment même des Lumières : elle ne le devient que plus tard, et ce serait certainement maintenant une faute et une trahison à l’égard du programme des Lumières de s’en tenir à ce que les Lumières ont effectivement pensé.
Ensuite, insuffisance d’un schéma ne signifie pas insuffisance d’un dispositif et encore moins d’un programme. Je suppose que si Condorcet avait vu le XXe siècle il se serait senti tenu de penser la technique et le progrès selon un schéma plus puissant et plus précis et cela en vertu même du dispositif des Lumières. L’insuffisance du schéma de la relation entre théorie et technique ne permet pas de conclure à l’insuffisance du dispositif général des Lumières dont le programme exige que rien ne soit inaccessible à la rationalité critique. Or pour donner un « coup de poignard », c’est-à-dire pour tuer les Lumières, il faudrait montrer que leur dispositif et leur programme est devenu un obstacle à la pensée.
Cela n’a pas été fait, et pour une raison très simple, ontologique : c’est qu’on ne peut jamais déduire une impuissance d’une puissance. Certes, un opérateur d’élucidation (en l’occurrence les Lumières) peut aussi être un opérateur d’opacité, mais il ne l’est jamais que sur des points qui lui sont aveugles. Or la question des Juifs n’est pas un point aveugle des Lumières et la Révolution française l’a parfaitement articulée en tant qu’elle est une question et non un problème : elle l’a abordée et traitée de façon exemplaire. J’y reviendrai.


2° Sur la fonction du nom juif  [haut de la page]

Si on regarde la fin du livre, chap. VI apparaît le caractère essentiel, constitutif, du concept de nom juif, et pas seulement son caractère décisif.

Passons sur la spécificité du nom juif caractérisée par la continuité de l’étude, cela me semble une position romanesque et romancée. Comme si l’étude n’était pas constitutive du citoyen. Je renvoie à la fin de De l’école. Ou alors, le mot étude a ici un sens plus déterminé, un sens pour initiés qui m’échappe. Je ne pense pas non plus que la question de la quadriplicité soit éclairante dans l’affaire. Non qu’elle soit en elle-même inintéressante, mais je la tiens pour superflue ici.
En revanche, ce qui me semble crucial, c’est que cette spécificité du nom juif (on ne sait pas en quoi elle consiste encore) est présentée comme constitutive du champ politique : à ce titre elle peut prétendre le déterminer non pas seulement historiquement (ce que personne ne peut contester) mais principiellement. Or qu’est-ce qui constitue le nom juif dans le livre ? c’est que « c’est une assomption en première personne » (§ 60). Et c’est beaucoup plus clair que la caractérisation par la quadriplicité et par la continuité de l’étude.
En effet, dire « Je suis juif » ce n’est pas équivalent à dire « Je suis breton » ni à « Je suis noir » car ce n’est pas une donnée vulgairement ethno-culturelle… Ce n’est pas non plus comparable à « Je suis chrétien » car il ne s’agit pas vraiment d’une communauté. C’est une manière, exemplaire dans l’histoire, de dire « Je ne suis pas comme le reste des hommes ». L’énoncé que j’ai trouvé structuralement le plus proche ce serait plutôt « Je suis athée » - (d’affirmation, de négation, d’interrogation) celui qui dit qu’il n’est pas comme le reste des hommes, en vertu d’une étude, et qui ne forme pas communauté… même pas une communauté de pensée, juste une république studieuse, c’est tout. Une classe paradoxale, comme celles que l’auteur théorise dans Les Noms indistincts (Paris : Seuil, 1983).
Mais cette singularité d’assomption en première personne, en quoi devrait-elle avoir un effet de principe sur la constitution des rassemblements politiques ? Elle n’en a que par l’affirmation que sa disjonction avec le champ politique doit être préservée et proclamée par le champ politique, ou encore elle veut que le champ politique se pense et se proclame limité, afin que puissent exister des singularités pouvant dire « Je ne suis pas comme le reste des hommes ». Mais dans ce cas elle n’est pas la seule. Il serait intéressant de faire l’histoire des figures ayant pu représenter exemplairement cette proposition d’exigence que la préservation de l’exception soit au principe du rassemblement politique. On aurait pu peut-être citer naguère la proposition « Je suis homosexuel » qui réclamait, pour être assumée, un rapport à la pensée - mais nous la voyons rentrer aujourd’hui à grand fracas de défilés et d’affirmations identitaires dans le rang de la norme illimitée sur fond obligé de pensée conforme, puisqu’elle est captée à présent au profit d’une logique de communauté… Restent effectivement, comme grandes figures historiques de cette exigence de classe paradoxale, « Je suis athée » et « Je suis juif ». De là à conclure au caractère matriciel de l’une des deux (à supposer qu’il n’y en ait que deux), il y a un pas que je refuse de franchir.

La question politique des classes paradoxales (que je définirai ici comme rassemblements d’éléments n’ayant d’autre motif de se rassembler que de maintenir leur singularité) permet d’articuler celle du nom juif de manière cruciale, précisément du point de vue du rassemblement.
Faut-il qu’un rassemblement politique, sous peine de devenir criminel, ait à reconnaître la proposition « Je suis juif » ? Ou bien doit-il au contraire la maintenir dans le silence ? La réponse me semble évidente : il faut qu’il s’y aveugle le plus possible et au minimum qu’il n’en reconnaisse rien. C’est la condition sous laquelle la proposition « Je suis juif » pourra être assumée sans risque par des individus, en privé et dans la société civile. On ne sait que trop où mène la reconnaissance publique (je veux dire constitutive du politique, de la loi) en la matière.
Ramené à l’échelle du citoyen (j’ai bien dit du citoyen, membre constituant de l’association politique, et non de l’individu) cela se dit : cette proposition, j’ai le droit et même le devoir de n’en rien savoir. Si seulement chaque Français, et en particulier chaque policier, avait tenu bon sur cette proposition dans les années 30 et 40, cela aurait fait beaucoup de résistants…
Or les seules occurrences dans lesquelles la Révolution française a parlé du nom juif, ce fut pour dire : nous ne nous saisissons de la question que pour dire qu’elle doit entrer dans le silence de la loi et le silence de tout discours constitutif du champ politique. Autrement dit, nous ne nous en saisissons que pour dire qu’elle ne doit pas se constituer en problème, qu’elle forme limite. J’ajouterai : elle forme limite avec d’autres propositions possibles, elle le fait exemplairement certes, mais pas exclusivement.
S’agissant de la Révolution française, je veux parler de la loi du 13 novembre 1791 « relative aux Juifs » qui,

« … considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen Français et pour devenir citoyen actif sont fixées par la Constitution, et que tout homme qui réunissant lesdites conditions, prête le serment civique et s’engage à remplir tous les devoirs que la Constitution impose, a droit à tous les avantages qu’elle assure ;
Révoque tous ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents Décrets relativement aux individus Juifs qui prêteront le serment civique, qui sera regardé comme une renonciation à tous les privilèges et exceptions précédemment en leur faveur. »

Tous les avantages, et plus aucun privilège : le Juif, considéré comme individu, devient citoyen. C’est précisément parce qu’il ne fait plus exception en tant que communauté qu’il pourra faire exception comme individu : la loi accorde à tous la possibilité de n’être pas comme les autres, mais elle ne peut le faire qu’à la condition d’interdire cette même prétention aux communautés, aux portions du peuple.
Cette loi, qui n’a été remise en cause que par le régime de Vichy, avait été préparée par la fameuse formule de Clermont-Tonnerre à l’Assemblée constituante le 23 décembre 1789 :

« Il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu’ils soient citoyens. » (Le Moniteur universel, 23 décembre 1789).


Ainsi le programme de Clermont-Tonnerre n’a absolument rien à voir avec une disparition, ce n’est pas une « solution » au « problème juif ». Du point de vue spéculatif (et pour reprendre les termes logiques mis en place par Jean-Claude Milner), c’est le contraire de ce que l’auteur avance au sujet du programme des Lumières : nous voyons ici la conversion d’un problème en question de philosophie. Et du point de vue juridique c’est une limite qui trace à la loi l’espace préservé dont peut jouir une classe paradoxale. Mais que cette classe en jouisse, c’est son affaire. Et qu’elle excède cet espace ou qu’elle soit déterminée à le faire par des circonstances qui lui échappent, qui lui dénient ce statut de classe paradoxale (et qui ne relèvent alors nullement de l’assomption libre en première personne), alors elle devient un problème, et tout le reste du champ politique en est considérablement affecté. Qu’elle soit devenue un problème c’est ce qu’on a vu, pour le pire. Que tout le reste du champ politique en soit affecté et bouleversé au point de ne plus pouvoir se penser en termes de questions et de limitation, c’est ce que montre, entre autres, le livre de Jean-Claude Milner.

1 - Lagrasse : Verdier, 2003.

© Catherine Kintzler

Voir la suite du dossier :
l'article de Jean-Claude Milner "Réflexions sur une lecture" en deux parties


Paru en mars 2006 : Elisabeth de Fontenay, Une tout autre histoire. Questions à  Jean-François Lyotard (Fayard) [voir sur Amazon]. Présentation :

J'avais envisagé d'intituler ce livre : " Les questions juives de Jean-François Lyotard ", car c'est bien le sujet ici traité : Levinas, Auschwitz, le Sinaï, Saint Paul... Autant de façons qu'eut Lyotard, à travers ces noms propres, de décliner un fidèle tourment quant à une tout autre histoire, celle " dont l'Europe ne veut rien savoir ", et de tenter d'en maintenir au plus juste la pensée en se plaçant à distance aussi bien de la philosophie de l'histoire que de l'histoire historienne. Mais une telle orientation doit être questionnée, surtout quand celle qui interroge se demande : de quel droit ?


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