Qu'est-ce que l'anticléricalisme ?
par Jean-Michel Muglioni, avec une annexe de Catherine Kintzler
Mezetulle a récemment reçu un commentaire qui, pour exprimer son désaccord avec les positions développées dans deux grands articles consacrés au «mariage homo» (1), avance des propos désobligeants avant de reprendre, au nom du « bon sens », la thématique de la « nature »- pourtant examinée dans les textes concernés et débattue dans les discussions qui les suivent. Ordinairement ce genre de commentaire est éliminé sans autre forme de procès. Mezetulle censure en effet sans état d'âme les commentaires non argumentés recourant à l'invective ou qui reviennent une énième fois sur des points déjà traités. Pourquoi en faire état cette fois ?
C'est que, à travers les invectives et au-delà d'elles, deux points sont invoqués qui se rencontrent fréquemment dans les propos de maints opposants au « mariage pour tous » et qui sont présentés comme étant sans réplique. L'un consiste à lancer l'accusation d'anticléricalisme : « vous bouffez du curé ». L'autre à faire appel à la nature et à l'évidence du bon sens.
Une mise au point s'imposait. On la trouvera ici sous la plume de Jean-Michel Muglioni. Je me suis permis d'y ajouter un élément dans une brève annexe consacrée à un passage de la récente lettre ouverte de François Fillon au président de la République.
Anticléricalisme, par Jean-Michel Muglioni
Mezetulle et moi ne publions pas un commentaire sans argumentation qui m’accuse de « bouffer du curé » parce que j’ai fait dans mon précédent article sur le mariage homo quelques rappels de l’histoire de l’Église. Il m’arrive en effet d’être anticlérical. Voici pourquoi.
Son histoire rend-elle le christianisme recommandable ?
Mon propos est-il un bavardage de « café du commerce » ou une tentative d’analyse ? Je m’en prenais au Pape et aux évêques, dans une argumentation qui montrait à quels principes doctrinaux remontent un certain nombre de crimes qui caractérisent l’histoire du christianisme, laquelle, selon le jugement d’un chrétien sincère, « ne lui sert aucunement de recommandation » : Kant, car c’est de lui qu’il s’agit, va jusqu’à écrire : « cette histoire du christianisme […], quand on l’embrasse d’un seul coup d’œil comme un tableau, pourrait bien justifier l’exclamation : tantum religio potuit suadere malorum ! (trad. Gibelin Vrin 1968, p.173 - Ak VI 130-131, et Lucrèce, De natura rerum - De la nature, I, 101 « tant la religion a pu conseiller de crimes », par exemple le sacrifice d’Iphigénie : je ne vise pas que le christianisme). Que Kant cite le vers peut-être le plus célèbre d’un auteur réprouvé qui passe pour le plus opposé à la religion en général est significatif. Je dis « qui passe », parce que par exemple le livre II de La République de Platon est encore plus sévère que le De natura rerum. Sans compter l’Euthyphron, etc.
Cléricalisme et nature humaine
Il est vrai que Kant ajoute (c’est la parenthèse que j’ai laissée de côté) qu’il ne pouvait en être autrement en raison de la nature humaine : l’histoire de la religion ne pouvait commencer que par la superstition et le cléricalisme. Il poursuit en des termes qui en France paraîtront étranges : la période la plus propice à la véritable religiosité est celle des Lumières ! Il espère en un avenir meilleur du christianisme, sans aller toutefois jusqu’à imaginer que cet avenir soit proche. Les réactions de l’Eglise romaine et des évêques français montrent aujourd’hui la permanence de la nature humaine.
Mon propos est donc anticlérical puisqu’il dénonce l’imposture d’un clergé. Mais il convient de rappeler que la religion, chez les croyants sincères, est autre chose que l’obéissance aux injonctions d’une hiérarchie. Je m’entends assez bien avec mes amis catholiques, qui ne s’en laissent pas imposer même sur ces questions. Certains jugent Rome plus sévèrement que moi. Et en effet la critique théologico-politique du discours officiel de l’Eglise ne remet pas en cause la foi d’aucun croyant.
Le sens de l’anticléricalisme laïque
La laïcité exclut qu’on fasse dépendre les institutions et les lois de la République des croyances religieuses des hommes : ce principe de séparation du religieux et du politique n’implique aucune sorte d’athéisme ou d’agnosticisme. Au demeurant on sait qu’en France, au moment de son institution, la laïcité a été défendue par des protestants. Elle n’est pas le refus de la foi, mais le refus de voir l’Église des uns décider de la vie des autres, comme c’était auparavant le cas. Il est certes irritant de voir certains des partisans de la laïcité la relier à l’athéisme, alors qu’elle signifie que la croyance ou la non croyance des uns ne doit rien imposer aux autres, mettant donc sur le même plan croyance et non croyance. Ainsi la nouvelle loi sur le mariage n’impose nullement aux catholiques ou à moi-même de changer en quelque façon que ce soit notre manière de vivre en famille.
L’anticléricalisme est le refus de soumettre la croyance à l’autorité d’un clergé, laquelle est toujours plus politique que religieuse, plus temporelle que spirituelle. Or il se pourrait que si le message du Christ a un sens universel, il ait d’abord cette signification rigoureusement anticléricale. Mais je n’ai pas vocation à sauver le christianisme des crimes de son histoire. Ceux qui le voudraient peuvent lire Kant.
Bon sens et idéologie
C’est que ces questions difficiles ne relèvent pas du simple bon sens mais supposent un long travail de réflexion. On ne trouvera chez Kant rien qui concerne le mariage homosexuel et ses propos sur le mariage en général paraîtront sans doute trop prisonniers des mœurs du temps. Mais on y apprendra à ne pas se contenter du bon sens pour distinguer ce qui est naturel ou non. Les hommes ont longtemps cru qu’il était naturel que les corps aillent vers le bas et il a été possible d’aller sur la lune. Ils ont longtemps cru qu’il était naturel que les femmes souffrent en accouchant, et les progrès de la médecine ont permis de comprendre qu’on pouvait éviter ces souffrances, etc. J’ai noté dans l’article incriminé que la notion de nature était fort complexe et que la rhétorique des débatteurs des deux camps savait jouer sur les différents sens du terme. Opposer, sur la question de savoir ce qui est naturel ou non, le bon sens à l’idéologie c’est précisément avouer qu’on est en pleine idéologie et qu’on refuse de penser. Reprenant une comparaison de Hegel, je dirai que, de même qu’il ne suffit pas d’avoir des mains pour être cordonnier, mais qu’il faut apprendre, de même le bon sens n’est qu’une apparence de raison si l’on ne s’est pas donné la peine d’apprendre.
Annexe par Catherine Kintzler
Dans une Lettre ouverte au président de la République publiée le 11 janvier, François Fillon met sur le même plan anticléricalisme et homophobie en les renvoyant dos à dos. Il s'agit de discréditer une position en l'assimilant à une forme grave d'intolérance expressément punie par la loi. Cela s'apparente à la technique de l'insulte - laquelle se présente comme sans réplique - à ceci près que F. Fillon ne recourt pas à l'invective directe, mais à une remarque qui se présente avec l'évidence du « bon sens » et du juste milieu.
Or l'anticléricalisme, d'abord n'est pas un délit, et ensuite il est constitutif de toute association politique laïque. Le cléricalisme, en effet, consiste à vouloir accorder aux représentants des religions et aux ministres des cultes un rôle politique en tant que tels et non pas seulement en tant que citoyens ou (éventuellement) en tant qu'élus, et plus généralement à nier la séparation des ordres instituée par la laïcité républicaine, à vouloir que le politique soit dépendant du religieux. Le cléricalisme est donc contraire à l'égalité des sujets politiques, et il est essentiellement intolérant puisque rendre le politique dépendant du religieux c'est en récuser l'autonomie et le caractère critique, et considérer que l'autorité théologique - qui ne se discute pas - est au-dessus de l'autorité politique.
Enfin, puisqu'il est toujours bon de faire appel aux poètes, voici une variante des références latines données par Jean-Michel Muglioni :
«Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots !» (Boileau, Le Lutrin, I, v. 12), imitation d'un vers de Virgile (Enéide, I, v. 11) : «Tantae ne animis coelestibus irae ! »(2)
©Jean-Michel Muglioni, CK pour l'annexe, 2013
Notes
1 - Le « mariage homo », révélateur du mariage civil (par C. K.) et « Mariage homo », nature et institution : quelques réflexions (par J.-M. Muglioni).
2 - Tant de ressentiment peut-il entrer dans l'âme des dieux !
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