Le « mariage homo », la nature et l'institution : quelques réflexions
par Jean-Michel Muglioni
L’argumentation de Gilles Bernheim et le débat ouvert sur Mezetulle par Catherine Kintzler m’ont donné l’occasion de quelques réflexions sur la question du mariage entre homosexuels qui m’ont amené à justifier la loi projetée. Je n’en aurais pas eu l’idée sans les propos tenus par les opposants à cette loi : prétendre qu’elle menace la famille, fondement de notre société, ou même de l’humanité, le rapport de l’homme aux générations passées, la structuration psychologique des enfants, c’est en effet prendre la chose très au sérieux, et il fallait donc se demander si une telle catastrophe nous menaçait. Or l’examen révèle que ces thèses ont un fondement théologique qui ne concerne pas la loi civile. La loi permettra à des familles dont les parents sont homosexuels d’élever leurs enfants avec les mêmes droits qui garantissent l’éducation des enfants dans les familles prétendument traditionnelles. Cette extension du droit de la famille a pour principe non pas un absurde « droit à l’enfant » mais l’intérêt de l’enfant, et loin de détruire l’institution du mariage elle la renforce.
Sommaire de l'article :
- Du mariage auquel nous sommes accoutumés, et que nous pouvons former des familles dites traditionnelles sans les sacraliser
- Les craintes des religieux
- L’adoption ne fonde pas moins une famille que ne le fait la naissance
- Il y a nature et nature, et par exemple biologique ne veut pas dire naturel
- Quelques conséquences de la conception religieuse de la sexualité : que l’intérêt de l’enfant et de la femme ne sont pas pris en compte
- Que la conception théologique de la sexualité ne peut manquer de produire l’hypocrisie
- La transformation des mœurs sexuelles, les progrès de la biologie et les nouvelles formes de famille
- Que l’intérêt de l’enfant impose une loi organisant le mariage entre homosexuels
- La filiation ne se réduit pas à la naissance « naturelle » ou « biologique » ni n’y trouve son fondement dernier
- La rhétorique théologique de la famille naturelle
- Conclusions : -La question de la PMA -Le rapport difficile entre la loi et les mœurs
1 - Du mariage auquel nous sommes accoutumés, et que nous pouvons former des familles dites traditionnelles sans les sacraliser
J’ai comme la plupart d’entre nous été accoutumé à considérer que le mariage unit un homme et une femme qui fondent ainsi une famille, ce qui inclut l’obligation de se secourir mutuellement et d’élever ses enfants, sans pour autant, il est vrai, que faire des enfants soit une obligation. Je connais des couples homosexuels fidèles dont le comportement est semblable à celui des couples mariés, scènes de ménage comprises, mais je n’ai jamais songé à les marier ; eux-mêmes jamais n’ont manifesté devant moi le désir que leur union soit reconnue par un mariage. En outre l’homosexualité était naguère assez généralement une forme de révolte contre la famille bourgeoise. J’ai donc deux raisons de m’étonner qu’il faille étendre l’institution du mariage aux homosexuels : mon habitude, liée aussi bien à ce que je peux trouver dans la littérature universelle, de considérer que le mariage unit un homme et une femme, et le refus de la famille de certains homosexuels révoltés. Personnellement marié depuis plus de quarante ans avec la même femme et père de deux enfants, je suis donc très conformiste dans ma vie privée. Toutefois, professeur de philosophie, je me suis toujours gardé de faire l’éloge de la famille ou de prendre sa défense. Réfléchir comme ma fonction le requiert sur la distinction de la nature et des institutions, par exemple, n’imposait pas que je prenne la défense des institutions de la société où le hasard m’a fait naître. Philosophie n’est pas idéologie. L’invocation de la nature pour justifier une institution n’est-elle pas en effet d’une manière générale purement idéologique ?
2 - Les craintes des religieux
Ainsi une proposition de loi, présentée par un élu de la Nation qui a le malheur de réaliser son programme, provoque la colère des Églises. On va permettre aux homosexuels de se marier et donc de fonder une famille, ce qui implique - cela me paraît aller de soi - qu’on leur donne le droit d’adopter des enfants et de bénéficier de la procréation médicalement assistée. Faut-il vraiment craindre qu’en résulte la ruine du mariage entre individus de sexe opposé, la rupture de la chaîne des générations et que doivent se produire les combinaisons les plus affolantes, pour reprendre une expression de Gilles Bernheim dont l’argumentation est pourtant saluée pour son sérieux ? Certains imaginent même qu’on en viendra à vouloir épouser son chien, oubliant que le mariage suppose le consentement exprimé par la parole ou du moins, car les muets peuvent se marier, par des signes dont les bêtes sont incapables.
La violence et le ridicule des opposants à cette loi ne m’ont guère éclairé. Pour sortir de ma perplexité et de l’évidence première selon laquelle une famille requiert un homme et une femme qui font des enfants, j’ai dû réfléchir sur l’adoption et l’évolution des mœurs sexuelles depuis un peu plus d’un demi-siècle.
3 - L’adoption ne fonde pas moins une famille que ne le fait la naissance
L’Eglise romaine considère que le lien du sang est plus important que tout autre, et un évêque, que je savais homme libre et courageux, a dit un jour à la mère d’un enfant adopté de ma connaissance qui venait enfin d’accoucher elle-même : « je prierai pour X (l’enfant adopté) parce que, naturellement, ce ne sera plus jamais pareil ». Cet homme remarquable ne se rendait pas compte que sa charité reposait sur un préjugé moralement condamnable et qu’il choquait une de ses fidèles, car celle-ci n’avait jamais imaginé qu’elle aimerait moins son enfant adopté que l’enfant né de son sein. Il est vrai qu’elle n’avait pas fait d’études de théologie. Cet exemple me paraît instructif si l’on veut comprendre le débat ou plutôt l’impossibilité de débattre aujourd’hui avec le clergé et malheureusement, avec la plupart des représentants des religions du Livre.
4 - Il y a nature et nature, et par exemple biologique ne veut pas dire naturel
Toute l’argumentation de Gilles Bernheim repose en effet sur une justification théologique de la famille. Le caractère prétendument naturel de la famille n’est pas en réalité le fondement dernier de l’argumentation des opposants à la nouvelle loi : ils sacralisent ce qu’ils appellent « nature » en en faisant l’œuvre de Dieu (1). Et en effet, que la reproduction dans l’espèce humaine requière un homme et une femme est un fait « naturel » qui à lui seul ne saurait justifier l’institution de la famille. La rigueur intellectuelle exige en outre que soit explicitée l’idée de la nature à laquelle on se réfère dans ce débat : est-ce une conception théologique de la nature, une conception simplement empirique (nous voyons tous comment se reproduisent les animaux et comment poussent les plantes, comment vivent les êtres vivants), une conception téléologique comme celle d’Aristote, ou une conception scientifique, c’est-à-dire biologique et génétique ? Ces différentes manières de parler de la nature sont généralement confondues. Ainsi, biologiquement, un ovocyte et un spermatozoïde, ce n’est pas un homme et une femme au sens où chacun parle d’homme et de femme ; et même les progrès de la biologie font qu’on pourra bientôt se passer de « mère porteuse » et « libérer » la femme de la grossesse (elle l’a déjà été de la douleur de l’accouchement) en la déléguant à une machine, « mère machine » que je ne présente pas comme une aubaine, mais dont la seule idée prouve qu’il y a loin de la biologie à la nature telle que les théologiens la conçoivent, preuve donc que la référence des prêtres au biologique est purement rhétorique (2). C’est vrai aussi des raisons qu’ils disent tirer de l’anthropologie : examinant les diverses formes de famille dans l’espace et le temps, l’anthropologie ne peut conduire qu’au relativisme et généralement à la séparation radicale de la nature et de la culture. Quant à l’histoire, elle nous apprend que le mariage dit traditionnel est une chose assez récente et qui ne concerne pas toute la planète. Les travaux de Georges Duby sur la manière dont le Pape au XI° siècle a fait du mariage un sacrement peuvent laisser sceptique sur la notion de mariage chrétien. Que les opposants à la nouvelle loi s’en tiennent donc à leur théologie ! Mais ne pouvant l’imposer comme principe de la législation dans un pays laïque, il faut bien qu’ils inventent d’autres arguments. [ Haut de la page ]
5 - Quelques conséquences de la conception religieuse de la sexualité : que l’intérêt de l’enfant et de la femme ne sont pas pris en compte
L’idée que la nature a été créée par Dieu la sacralise et transforme un fait en droit. De là découle par exemple le refus de la contraception, Dieu ayant lié sexualité et reproduction de l’espèce ; de là aussi et très légitimement la condamnation de l’homosexualité, sexualité libre par rapport à la reproduction, offense à Dieu. D’où aussi la réticence que j’ai signalée pour l’adoption. D’où encore les familles nombreuses, qui ont en outre pour fonction d’assurer la reproduction des fidèles.
Qu’on ne dise donc pas que l’intérêt de l’enfant caractérise la famille ainsi comprise, ni même qu’elle lui permet de se situer dans la chaîne des générations, comme le soutient sans preuve Gilles Bernheim. Ainsi je connais des familles juives ou catholiques si nombreuses qu’il y a vingt-cinq ans d’écart entre l’aîné et le dernier enfant, soit une génération entre les frères, qui au demeurant n’ont jamais vécu ensemble et ne se connaissent presque pas. On imagine aussi dans quelles conditions ils ont pu être élevés, si comme il arrive leurs parents ne sont pas très riches. Je ne parle pas de l’intérêt de la femme, qui dans ces conditions ne me paraît pas mieux garanti que celui de ses enfants. En outre la soumission des enfants aux pressions des parents qui les endoctrinent ne témoigne guère de l’intérêt qu’on prend pour leur liberté qui pourtant les fait hommes. Ce qui ne signifie pas que les athées n’abusent pas eux aussi de la crédulité de leurs enfants. Mais je ne sache pas qu’un mouvement rationaliste soit intervenu auprès de l’Éducation nationale pour que les professeurs défendent le projet de loi comme le secrétaire général de l’enseignement catholique qui a adressé une lettre à ses 8500 chefs d'établissements privés, expliquant son opposition au projet de loi sur le mariage gay (3).
6 - Que la conception théologique de la sexualité ne peut manquer de produire l’hypocrisie
Les hommes ne seraient pas des hommes mais des bêtes si leur sexualité se limitait à la nature entendue comme reproduction, et même on ne pourrait alors parler de sexualité : il n’y a pas de sexualité animale ; la sexualité n’est pas naturelle au sens où la vie animale est naturelle. La plupart des catholiques eux-mêmes pratiquent depuis longtemps la contraception, même dans le lit conjugal et en dehors des maisons closes qu’il fallait bien appeler maisons de tolérance : sans beaucoup de tolérance, au sens premier du terme (on tolère ce qu’on ne peut pas empêcher), le dogme n’aurait pas été accepté. Un tel système idéologique et social n’a jamais manqué d’hypocrisie. Les dernières affaires de pédophilie dans l’Église romaine en sont un des symptômes les plus malheureux. Le débat d’aujourd’hui ne peut qu’irriter quiconque cherche à réfléchir. Je veux bien en effet que mes propos choquent certains croyants sincères : mais je demande à mon tour le droit d’être choqué par les discours de leurs représentants qui ne sont pas plus aujourd’hui qu’hier les garants de la moralité et de la liberté. [ Haut de la page ]
7 - La transformation des mœurs sexuelles, les progrès de la biologie et les nouvelles formes de famille
Or il se trouve que les progrès de la biologie ont permis la contraception et provoqué une transformation considérable des mœurs sexuelles, puisque dorénavant, les femmes ne craignent pas plus que les hommes les conséquences d’un acte sexuel. Jusque-là on était fier de voir un jeune fils faire des conquêtes et l’on protégeait soigneusement sa fille. Une certaine égalité est aujourd’hui de mise. Je ne veux pas par là engager les jeunes filles à courir, comme on disait des hommes, mais il est incontestable qu’elles ont ainsi pu se libérer de la pression que la société exerçait sur elles. Et du même coup il est apparu au grand jour que le lien de la sexualité et de la reproduction n’était plus ce qu’il avait été jusqu’aux années soixante. Je vois là, dans cette disjonction avouée - et aujourd’hui reconnue par la loi - de la sexualité et de la reproduction, un des éléments essentiels qui ont permis à l’homosexualité de cesser de choquer.
D’où l’apparition de nouvelles formes de famille. Dès lors se sont constitués publiquement des couples d’hommes ou des couples de femmes, puisque la loi ne fait plus de leur sexualité un crime. La question de leur mariage ne pouvait manquer de se poser. De tels couples s’étant formés parfois par des hommes ou des femmes divorcés, ils durent et même voulurent élever les enfants issus de leur premier mariage « ordinaire ». Ainsi se sont inévitablement formées des familles inédites. Et comme il est permis à un célibataire d’adopter un enfant, il peut même arriver qu’un couple homosexuel se trouve constituer une famille qui cette fois n’est pas issue de la recomposition de familles « traditionnelles ». Ceux-là mêmes qui refusent qu’on parle de mariage entre des hommes ou entre des femmes ne peuvent pas nier qu’il y ait là des familles et qu’elles prennent soin de leurs enfants. Ou mieux, qu’elles doivent en prendre soin. Il est possible d’appeler l’union d’homosexuels « union civile » et non mariage, pour ne pas choquer les prêtres des religions du Livre, et de leur donner les mêmes droits qu’aux mariés ordinaires, mais ce serait une pure et simple hypocrisie. Les prêtres ont poussé les mêmes cris de terreur et d’horreur qu’aujourd’hui lors de l’institution du PACS. Ils ont alors organisé des manifestations pour sauver la société menacée dans ses fondements. Que penser, lorsque maintenant il leur arrive de proposer que les mêmes garanties juridiques soient données aux couples homosexuels qu’aux autres, pourvu qu’on ne les marie pas ? Certes, je ne comprends pas moi-même pourquoi tant de couples hétérosexuels préfèrent le PACS au mariage civil, sinon peut-être par peur du divorce qu’en effet le PACS simplifie. Mais pourquoi les opposants à la loi projetée aujourd’hui ont-ils d’abord refusé le PACS ? Pourquoi a-t-il fallu que le PACS soit d’abord une sorte de minimum légal qui oblige encore les futurs parents à aller reconnaître leur enfant, qui les oblige aussi à faire un testament devant notaire pour s’assurer qu’en cas de disparition de l’un d’eux l’autre ait les mêmes droits que s’ils étaient mariés ? A-t-on vu une Église intervenir publiquement avant le nouveau projet de loi pour étendre les droits des familles homosexuelles ?
8 - Que l’intérêt de l’enfant impose une loi organisant le mariage entre homosexuels
On me dira que je fais dépendre le droit du fait, puisque je justifie la nouvelle loi par le fait qu’il y a des familles composées de parents homosexuels et d’enfants. Il est vrai que le droit n’a pas à suivre n’importe quelle évolution de la société et des mœurs. Et certes je ne dis pas qu’il y ait là un élan démocratique ou égalitaire. Reconnaître la nécessité de cette loi n’implique pas qu’on y voie un progrès. Le seul progrès est dans le fait que l’homophobie soit aujourd’hui condamnée officiellement (quoiqu’il reste beaucoup à faire dans les mentalités, comme le voit Gilles Bernheim). La rhétorique du progrès des défenseurs de la loi est en effet assez grossière. Mais il y a une nécessité qui tient à l’existence de familles constituées de couples homosexuels qui élèvent des enfants : est en jeu non pas le droit à l’enfant, mais le droit des enfants, l’intérêt des enfants. On a brûlé des homosexuels au nom de la nature, jusqu’en 1750 : faudrait-il enlever leurs enfants à leur famille homosexuelle pour que le problème que la loi doit résoudre ne se pose pas ? La définition du droit ne dépend pas dans une république laïque d’une justification théologique de la famille, comme celle sur laquelle se fonde l’argumentation de Gilles Bernheim, qui est cohérente, quoique, et c’est tout à l’honneur du grand rabbin de France, elle ne retienne pas le refus de l’homosexualité ni l’inégalité de l’homme et de la femme, pourtant liés à ces principes. Si donc on ne donne pas à la constitution de la famille et à la sexualité une origine divine, l’essentiel de la famille n’est pas dans la reproduction mais dans l’éducation des enfants : et à cet égard l’adoption n’est en rien inférieure à la filiation « naturelle ». Aussi convient-il de faire en sorte qu’en effet les droits et devoirs des parents homosexuels et le droit des enfants qu’ils élèvent, quels qu’en soient les parents dits biologiques, soient les mêmes que ceux d’une famille formée par un couple hétérosexuel. Il en résulte des difficultés considérables d’ordre juridique, puisqu’il a bien fallu chaque fois qu’un individu de sexe opposé et n’appartenant pas au couple coopère à la naissance de l’enfant, mais ces difficultés sont déjà présentes pour le cas des couples hétérosexuels puisque la PMA est légalement admise par exemple dans des cas de stérilité.
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9 - La filiation ne se réduit pas à la naissance « naturelle » ou « biologique » ni n’y trouve son fondement dernier
Toutefois Gilles Bernheim insiste sur la fonction de la famille, qui serait de situer l’enfant dans la chaîne des générations, en lui donnant une généalogie qui suppose des hommes et des femmes, puisque naturellement un enfant naît d’un homme et d’une femme. Nos arbres généalogiques en sont la preuve. Mais en quoi un enfant élevé par un couple homosexuel serait-il moins capable de s’inscrire dans l’histoire humaine ? Là encore, il me semble que Gilles Bernheim confonde nature et histoire (pour la même raison théologique, et en ce sens il est conséquent). Or si l’enfant né d’une femme et d’un homme peut retracer sa généalogie, ce n’est pas parce que la famille ainsi constituée est naturelle, mais parce qu’il y a une mémoire qui suppose toute une société, un état-civil, l’histoire - bref un rapport au temps irréductible à l’hétérosexualité des familles « ordinaires ». Mais nous apporte-t-on une preuve que la filiation (et non l’hérédité ou la reproduction animale) repose sur l’hétérosexualité ? Il faudrait premièrement distinguer le fait (il en a en effet été généralement - je ne dis pas universellement - ainsi jusqu’à ce jour) et le droit (« ce fait est seul légitime »). Dieu est ici comme ailleurs l’asile de l’ignorance qui vient justifier le droit. Gilles Bernheim écrit que le mariage a pour fonction « d’articuler l’alliance de l’homme et de la femme avec la succession des générations ». C’est vouloir qu’il assure un lignage, comme le mariage aristocratique, ce qui était le cas jusqu’au XIX° siècle. Alors l’amour n’y était pas pour grand-chose, c’est le moins qu’on puisse dire, et lorsque - assez récemment - le mariage a généralement été considéré comme un mariage d’amour et non une alliance entre familles ou propriétaires, lorsqu’il est devenu plus individuel que social, il s’est fragilisé et les divorces sont devenus de plus en plus fréquents. Les aristocrates et les bourgeois d’autrefois faisaient des enfants dans le cadre de leur mariage mais avaient à côté de cela maîtresses et amants (et en cas de stérilité masculine, les femmes savaient se débrouiller). Il était inutile de divorcer alors. Les paysans propriétaires de leurs champs mariaient leurs enfants pour assurer la permanence de leur bien : la filiation humaine était secondaire, comptaient seulement l’héritage, la propriété… Qu’on ne nous parle pas du temps du mariage traditionnel et de ses vertus ! Qu’on ne nous dise pas que tel est le fondement de la société et que la nouvelle loi menace l’intérêt de l’enfant ! On aimerait par exemple que les autorités musulmanes s’inquiètent plus des mariages arrangés de leurs fidèles que de la nouvelle loi.
Quant à mon propre rapport à la chaîne des générations, n’étant pas né de famille aristocratique, je le connais par l’histoire et non par mon ascendance familiale. Là encore, il ne va pas de soi que la famille soit le seul lien d’un homme à la suite des générations ou même le plus important : il n’est pas vrai que nous soyons essentiellement structurés par la connaissance de notre arbre généalogique. Ou alors l’humanité est faite d’individus mal structurés, car enfin combien d’hommes sur la terre ont connu leur arbre généalogique ? Ainsi je soutiendrais volontiers que l’éducation est plus importante que la procréation, laquelle est à la portée de n’importe qui. Que souvent la filiation proprement humaine est mieux établie par l’instruction que par les « parents » au sens « biologique », et même par l’école que par la famille. Je ne comprends toujours pas la réduction, claire dans le discours de Gilles Bernheim, du rapport de l’homme au passé à la filiation entendue au sens quasi animal. C’est confondre hérédité et héritage, biologique et moral. Mais pourquoi dans le cas d’une éducation donnée par un couple homosexuel, la filiation ne serait-elle pas assurée ? De nombreux enfants ont été élevés par un veuf ou une veuve sans que cela les coupe de la suite des générations ni ne leur fasse ignorer la différence des sexes. Je ne dis pas que c’est une situation souhaitable ou un modèle… Mais cela me semble suffisant pour prouver que l’argument de Gilles Bernheim n’est pas probant. J’attends qu’on prouve que la différence des sexes est fondatrice de l’héritage et pas seulement de l’hérédité.
10 - La rhétorique théologique de la famille naturelle
Maintenant, que le terme de parent s’entende d’un père et d’une mère et donc soit un terme « sexué », c’est vrai de l’usage et de la pratique institutionnelle en vigueur autour de nous. Mais jamais Gilles Bernheim, qui le rappelle et considère cet usage et cette institution comme naturels, universels, immuables, ne pose la question quid juris, la question du droit ou de la légitimité de cet usage et de cette institution. Que la famille soit composée d’un père et d’une mère qui font ensemble des enfants, je ne peux pas ne pas le considérer d’abord comme allant de soi, mais ce n’est peut-être qu’une fausse évidence : les nouvelles conditions de la naissance permises par les techniques biologiques peuvent servir ici de « réduction phénoménologique » et révéler que ce n’est qu’un cas particulier, c’est-à-dire que la situation que j’ai considérée jusque-là comme normale est en réalité contingente. Telle ne serait peut-être pas la conclusion si l’on poussait plus loin l’analyse. Mais il serait possible de l’envisager, et par conséquent les arguments de Gilles Bernheim ne font que répéter une pétition de principe sur le lien de l’hétérosexualité et du rapport de l’homme au passé de l’humanité, parce que selon la Bible cela a été voulu par Dieu. Chacun est en droit de le croire et de vivre selon sa foi. Mais la foi n’est pas un argument juridique.
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11 - Conclusions
La naturalité de la famille telle qu’elle est comprise par les religions du Livre est d’ordre théologique, et le discours qui l’affirme ressortit d’une critique théologico-politique. En quoi Catherine Kintzler a donc eu raison de considérer qu’il repose en fait sur le refus du mariage civil, c’est-à-dire de la nature laïque de l’état civil institué par la Révolution.
- La question de la PMA
La loi une fois adoptée, on ne pourra pas éviter, je l’ai dit, d’accorder aussi aux couples homosexuels le droit à l’adoption et à la PMA (indépendamment même de ce qui se passe à l’étranger). Mais cela n’implique pas la négation de la différence sexuelle. Peut-être certains groupuscules (car je crois qu’ils sont fort petits et que la polémique actuelle leur donne une importance qu’ils n’ont pas et qui « arrangerait » les opposants à la loi) ont-ils un tel but, mais ce n’est pas le cas du plus grand nombre de ceux qui soutiennent cette loi. Pourquoi ferait-elle disparaître l’hétérosexualité au profit de l’homosexualité ?
- Le rapport de la loi et des mœurs, problème difficile
Dans l’affaire, toute la difficulté de la question porte sur le rapport entre les mœurs (et particulièrement les mœurs sexuelles) et la loi ou les institutions. La loi civile ne règle pas les mœurs comme le voudrait la loi religieuse qui s’en est mêlée et continue de vouloir s’en mêler. Les homosexuels ont encore en mémoire les violences que les monothéismes (et ils ne sont pas les seuls) leur ont fait subir ; savent-ils qu’en 1791, la loi a cessé de les condamner ? Le pire a recommencé en 1942, et la législation de la 5° République en 1960 la condamne encore, pour en faire une maladie psychiatrique en 1968… Il a fallu attendre 1981 pour que tout cela cesse. S’il faut en effet une brigade des mœurs, ce n’est pas pour chercher à savoir quelles sont les mœurs sexuelles des citoyens mais seulement pour interdire les pratiques qui vont contre la loi (proxénétisme, viol, détournement de mineurs, inceste, par exemple). Un certain nombre d’interdictions formulées par la loi correspondent à certains interdits religieux (ainsi l’inceste). Mais le meurtre aussi est interdit par la loi civile comme par la loi religieuse. Dans le cas des mœurs sexuelles ou alimentaires, la loi religieuse impose des pratiques aux fidèles, la loi civile au contraire les laisse libres, pourvu qu’ils ne violent pas certaines interdictions. Dans un cas, la manière de vivre ensemble est subordonnée à la volonté divine, dans l’autre au contraire, chacun fait ce qu’il veut et même ce qui lui plaît : l’homosexualité n’est plus un crime ni un délit. Il faut répéter qu’il a fallu attendre ces dernières années pour que la loi civile se délivre de préjugés religieux en la matière.
Qu’on ne s’étonne donc pas quand on appartient à des religions qui ont persécuté pendant des siècles ou des millénaires l’homosexualité d’être accusé d’homophobie au moment où toutes ensemble s’opposent à grands sons de trompe à la nouvelle loi. Que maintenant, indépendamment de la question du mariage entre homosexuels, notre époque vive une libération des mœurs sexuelles (liée d’abord à la pilule), et que cette libération puisse poser des problèmes d’ordre moral, c’est inévitable. Que le progrès des sciences et des techniques qui en sont inséparables ait des conséquences morales et humaines sur lesquelles il convient de réfléchir, c’est incontestable, et le travail reste à faire : il y aura d’autres débats ! A chacun donc d’y réfléchir ! Mais si l’avis des religieux en la matière peut parfois nous éclairer, leur argumentation est aujourd’hui pour le moins aussi faible que celles des pires partisans de la loi et la rhétorique de la famille naturelle aussi vide que celle du progrès.
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© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2013
Voir les autres articles de Jean-Michel Muglioni en ligne sur Mezetulle
Lire l'article de C. Kintzler Le « mariage homo », révélateur du mariage civil - où l'on trouvera les liens vers le texte de G. Bernheim.
[Edit du 18 janvier 2013, par Mezetulle : je me permets d'attirer l'attention des lecteurs sur le commentaire n° 17 posté par Jean-Michel Muglioni sur l'article de C. K.]
Notes [cliquer sur le numéro de la note pour revenir à l'appel de note]
1 - Le Cardinal Barbarin dit la même chose : « Pour nous, la première page de la Bible (qui dit que le mariage unit un homme et une femme) a un peu plus de force et de vérité qui traversera les cultures et les siècles que les décisions circonstancielles ou passagères d'un Parlement ». http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/09/14/97001-20120914FILWWW00739-le-cardinal-barbarin-craint-la-polygamie.php
2 - Gilles Bernheim écrit que la nouvelle loi va « ôter au mot "parent" la notion corporelle, biologique, charnelle qui lui est intrinsèque » : or biologique et charnel (ou corporel) sont des notions tout à fait différentes. Le biologique est plus près du technique que du charnel. Comment accorder cette référence à une nature pensée selon la Bible, et la nature, objet de la biologie ? Mais indépendamment même du contexte théologique, peut-on mettre ainsi sur le même plan le corps vécu ou sujet et le corps connu ou objet ? La chair sensible, on pourrait dire conscience en toutes ses parties, et le composé de molécules objet de la biologie ? Ou même la nature animale du corps vivant et l’humanité du corps ? En outre le fondement théologique du discours de Gilles Bernheim me paraît, comme celui des catholiques, réduire paradoxalement la sexualité humaine à la procréation animale (considérée comme divine), ce qui explique aussi bien la condamnation biblique de l’homosexualité (que Gilles Bernheim ne partage pas) que des réticences concernant l’adoption qui n’affectaient pas les Romains.
3 - Voir : http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2012/12/28/01016-20121228ARTFIG00423-mariage-gay-l-enseignement-catholique-s-empare-du-debat.php.
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