La séduction de la terreur
par Jean-Michel Muglioni
en ligne le 10 novembre 2014
Jean-Michel Muglioni propose ici un début de réflexion sur la cause générale de la séduction du terrorisme.
Une ère de terrorisme ne fait que commencer. Le vide intellectuel et moral de notre temps et la réduction de la politique à l’économie font le lit des fanatismes religieux, car les hommes ont d’autres exigences que l’argent. Pourquoi notre société a-t-elle des enfants perdus ? C’est qu’il n’y est pas question d’en faire des hommes mais seulement des producteurs et des consommateurs.
La chute du mur de Berlin
Jusqu’en 1968 le marxisme régnait sur les esprits. Un idéal était proposé aux hommes. On pouvait certes savoir depuis longtemps quels crimes il couvrait - et peut-être sa nature révolutionnaire n’est-elle pas étrangère à ces crimes -, mais c’était encore un idéal politique et il pouvait être rationnellement discuté. Or dans un monde en pleine croissance le terrorisme séduisait déjà. On ne saurait donc l’expliquer par ce qu’on appelle la crise et la mondialisation.
La chute du mur de Berlin a signifié, ou même elle a eu pour cause la fin de la croyance au paradis sur terre : qui en effet s’imaginait encore trouver un modèle de l’autre côté du mur quand il est tombé ? Il n’y a depuis lors d’espérance que pour l’autre monde, et cette espérance n’est pas moins terrible. Dorénavant, un seul mur sépare de l’idéal : la mort. De là une ère de terrorisme qui ne fait que commencer, car le vide intellectuel et moral de notre temps laisse le champ libre aux fanatismes religieux – ou plus pudiquement au retour du religieux.
Le nihilisme
Le terrorisme ne mobilise pas le monde contre lui : rares sont les manifestations de grande ampleur pour le dénoncer. Au contraire la barbarie, les pires crimes des fanatismes religieux et politiques montrés sur les écrans du monde entier suscitent de nouvelles vocations : le terrorisme séduit. D’où vient cette séduction du nihilisme destructeur ? Du nihilisme des paisibles consommateurs d’Europe et des pays riches : ils ne croient plus en rien, et pour avoir chaud cet hiver, ils sont prêts à tout céder à leurs fournisseurs de gaz et de pétrole. L’horreur des crimes de ceux qui se disent soldats de Dieu ne doit pas nous cacher notre propre responsabilité : il ne suffit pas de considérer que c’est une affaire entre l’islam et la modernité.
L’illusion de la croissance
Qu’offrons-nous à la jeunesse qui puisse s’opposer à la propagande des fanatiques ? De l’argent pour ceux qui ne sont pas au chômage, de l’assistance pour les autres. De bonnes consciences disaient l’autre matin sur France Culture que l’essor des écoles de commerce montre qu’enfin la France se transforme. Certes il faut faire marcher l’économie, éradiquer le chômage, indemniser les chômeurs : il faut de bonnes écoles de commerce. Mais faire du monde un marché n’a pas de sens. Dans l’hypothèse même où un accroissement indéfini des richesses serait possible, qui se satisfera de cette perspective ? Peu importe qu’on veuille réaliser un progrès social par le libéralisme, le social-libéralisme ou le socialisme, c’est-à-dire dans tous les cas par la croissance : la réduction de la politique à l’économie fait le lit des fanatismes religieux, car les hommes ont d’autres exigences que l’argent[1].
Oui, il faut une politique économique (on la cherche vainement aujourd’hui, mais le primat de l’économie empêche qu’on conçoive et veuille une politique quelconque, même économique). Sans doute faut-il se battre contre les armées de terroristes qui envahissent la Syrie et l’Irak et s’en donner les moyens militaires, tous les moyens militaires possibles (il n’est pas sûr que ce soit le cas aujourd’hui). Mais la prospérité économique et la défaite militaire des terroristes n’élimineront pas les fanatismes : la nullité des projets « occidentaux » leur assurera encore longtemps une victoire idéologique.
La subordination de l’école à l’argent
On dira à juste titre qu’il y a mille cas particuliers, que les recruteurs savent manipuler les esprits, que l’internet est leur arme, que cette arme porte surtout sur les plus fragiles, que la confusion du virtuel et du réel qui affecte certains habitués des jeux vidéo les rend fous, etc. Il y a en effet une infinité de causes particulières du terrorisme. A la police, aux services spéciaux et à la Justice de les déterminer dans chaque cas. Mais, comme Montesquieu, ne faut-il pas chercher la cause générale ? Pourquoi notre société a-t-elle des enfants perdus ? C’est qu’il n’y est pas question d’en faire des hommes mais seulement des producteurs et des consommateurs. Le classement PISA (Program for International Student Assessment : programme international pour le suivi des acquis des élèves) mesure l’excellence de nos écoles ou leur insuffisance. Il est fait par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques (Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD) : ces dénominations disent tout. On s’étonne par exemple de trouver parmi ces terroristes des ingénieurs formés dans de prestigieuses universités : mais peut-être ont-ils senti que la pratique des sciences y était toute entière subordonnée aux impératifs économiques et non pas d’abord et principalement à la recherche de la vérité. Partout les réformes des universités visent à les aliéner au marché.
La dérive psychologique, pédagogiste et policière
Un témoignage pour finir. Un proviseur reçoit à la rentrée 2014 un ami nommé dans son lycée ; il le prévient de ce qui l’attend. Je résume : vous ne pourrez pas faire cours, mais arrangez-vous pour que les élèves ne sortent pas de l’établissement ; et voici quel chemin emprunter pour arriver au lycée sans trop de risques. Cet homme soucieux de la sécurité de son personnel ne parle plus de pédagogie mais de gestion de conflits. On avait jusqu’ici le pédagogisme, c’est-à-dire la subordination du contenu aux caprices des élèves, ou plutôt des usagers, on a maintenant des techniques douces en apparence mais policières dans leur nature : les lecteurs de Mezetulle ne devraient pas s’étonner de cette dérive nécessaire. Georges Canguilhem a montré quel rapport il y a entre la psychologie et la préfecture de police. Ainsi, comment un peuple peut-il avoir quelque crédit et exister en tant que peuple, comment peut-il encore avoir la moindre idée de ce qu’est la citoyenneté et résister au terrorisme, quand il lui paraît naturel que l’enseignement relève de la gestion de conflits – ce qui, à ce qu’on me dit, commence dès les plus petites classes avec les plus petits enfants, et pas seulement dans le lycée dont je viens de parler ? Parce que nous ne voulons pas des hommes mais des producteurs et des consommateurs, nous sommes devenus depuis déjà longtemps incapables de prendre soin de nos enfants. Que mille Français soient partis en Irak ou en Syrie, c’est peu de chose à côté de ce qui nous attend.
Que faire ?
On objectera encore une fois que je ne dis pas ce qu’il faut faire. Mais je l’ai dit : proposer aux hommes autre chose que la croissance, durable ou non. Quelque chose comme un idéal. Ce qui requiert une école fondée sur le contenu qu’on y enseigne, c’est-à-dire où la vérité et la beauté des contenus prévaut sur l’intérêt économique et les préoccupations sociales les plus légitimes. Il est vrai qu’une telle idée de l’école (c’est une idée, car cette école n’a jamais existé) suppose que les puissants ne méprisent pas la culture, que ceux qui sont en charge de l’école ne méprisent pas les enfants du peuple et que le ministère de l’Éducation nationale ne les réduise pas à la sociologie de leurs quartiers. Mais l’indifférence des classes dirigeantes à la culture et la réduction du politique au sociologique ne sont-elles pas une conséquence du règne sans partage de l’économie ?
P.S. J’ai hésité à envoyer cette rapide analyse. Mais je vois dans Marianne (n°915 du 31 octobre au 6 novembre, p.18) un « débat Régis Debray-Bernard Maris » où chacun dénonce l’hégémonie de l’économie et le vide intellectuel et moral qui fait de la jeunesse des banlieues européennes la proie des recruteurs pour le djihad.
Nous sommes finalement assez nombreux à faire le même diagnostic et sur la politique et sur l’école. Aujourd’hui comme hier, les catastrophes historiques ne viennent pas de ce qu’on ne sait pas : on sait mais on ne veut pas ; ou parce qu’on ne veut pas, on ne veut pas savoir. La seule leçon de l’histoire, c’est qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire, mais ce n’est pas parce qu’il est impossible d’analyser le présent à la lumière du passé. Et si l’histoire ne se répète jamais - les situations sont toujours nouvelles -, c’est toujours le même jeu des mêmes passions. On appelle « crise » dans les sociétés humaines leur état permanent de désordre et d’injustice auquel on sait comment remédier mais auquel on s’évertue de ne pas remédier. Et parfois une catastrophe épouvantable provoque un sursaut, comme les décisions du Conseil National de la Résistance après la dernière guerre mondiale. Mais du pire ne sort pas toujours le meilleur.
Notes
[1] Et par exemple – je l’ai dit dans ces colonnes [voir notamment Le coût du travail et L'économie est-elle folle par nature ? NDE] – le sens du travail est perdu : on a généralement oublié qu’un métier n’est pas fait pour enrichir celui qui l’exerce mais pour collaborer au bien commun, lequel ne se réduit pas à la richesse. La société qu’on nous propose comme modèle, à supposer même qu’elle soit aussi prospère qu’on voudra, est une société d’esclaves mercenaires.
© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2014.
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